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Les Bernstien
Artifice : Vous semblez sortir de nul part avec ce premier film, mais vous avez déjà une grande expérience du milieu. Qu’est-ce qui vous a finalement mené à Night Train ? Les Bernstien : C’est une question difficile. J’ai longtemps travaillé dans les effets spéciaux, mais mon principal intérêt a toujours été pour le cinéma, particulièrement pour le film noir et l’expressionnisme allemand. J’ai toujours voulu faire un film utilisant de façon expérimentale ces périodes, ces styles cinématographiques. Mais la genèse de ce film fut tout à fait autre chose, nous avons mis tant de temps à le faire qu’il s’est transformé du tout au tout en cours de route. Ce fut tout d’abord un banal scénario. J’en avais tourné une version courte il y a de cela un certain temps. Le style et l’approche étaient semblables, mais la location différente : nous avions tourné à Los Angeles. C’était une histoire linéaire qui traitait de perdants et d’ivrognes. Mais après avoir été à Tijuana, les choses avaient changées. Ce n’est que lorsque j’ai vu la ville de mes yeux que j’ai choisi d’en faire un sujet et c’est à ce moment que le film a vraiment pris forme. Lors d’un de nos premiers voyages de reconnaissance, nous avons bu et étions complètement ivres : la plupart des images qui apparaissent dans le cauchemar, c’est un peu comme si nous les avions vraiment vues. C’est le genre d’impression que Tijuana laisse. En fait, je n’ai qu’appliqué mes connaissances de l’histoire du cinéma et celles que j’ai acquises de la photographie et des effets visuels à une histoire très simple que je pouvais tourner rapidement. Le tout à peu de frais et en noir et blanc parce que j’adore le rendu qu'il procure. Vous avez travaillé sur beaucoup de grosses productions, n’est-ce pas un peu surprenant de vous voir débarquer avec un film aussi artistique et personnel ? La majorité des films hollywoodiens me laissent froid, peut-être parce que je suis trop connecté à l’aspect technique de ceux-ci. Il y a tellement d’argent de dépensé sur des détails microscopiques et négligeables pour ces films - je ne vois tout simplement pas la possibilité de faire un grand film dans ces conditions. Ce qui explique pourquoi j’ai tenu à faire de Night Train un petit film à petit budget. Et vous comptez demeurer sur la scène indépendante ? J’aimerais demeuré petit parce que vous avez évidemment plus de contrôle. Pour ce qui est du terme « indépendant », je ne sais pas. Si je peux avoir de l’argent d’un grand studio qui accepterait de garder le film petit, ça me va aussi. Je ne me restreindrai pas à n’être que furieusement et violemment indépendant. Tout ce que je veux, c’est garder le contrôle sur mes oeuvres, peu importe ce que ça impliquera. Je trouverai l’argent seul s’il le faut. Quelle fut la réaction de Hollywood face à votre film, particulièrement face à son approche artistique ? Certaines personnes ont aimé, d’autres n’y ont pas porté attention. J’ai vite compris, à Hollywood en particulier, qu’il y a un très grand nombre de producteurs qui se foutent totalement de cet aspect du cinéma. Ils ne s’inquiètent qu’à savoir si le film fera de l’argent ou non. S’ils ne voient pas des signes de dollars qui viennent avec la mention « artistique », ils n’aimeront tout simplement pas. Aux Etats-Unis, Night Train est considéré comme un film très violent et l’attention des gens s’est polarisée sur ce seul élément. Je ne suis pas un cinéaste politique, ce n’est pas une chose que je vise, mais il faut tout de même savoir voir au-delà de la facture. La violence est utilisée dans le film comme une claque sur la gueule du spectateur, pour l’amener à s’ouvrir les yeux sur l’étrangeté et l’horreur de ce qui arrive aux personnages. Les gens n’approchent le film que comme une histoire purement fictionnelle, ce qui est assez restrictif. Night Train est rempli de références renvoyant aux courants ayant marqué l’histoire du cinéma, c’est par nostalgie ou ça fait partie d’une réflexion plus générale sur le cinéma ? Je dirais que ça fait partie d’une réflexion. J’aime beaucoup les films qu’on faisait à Hollywood dans les années 40. Par contre, je pense qu’il est important pour le cinéma d’évoluer. Ce qui m’a frappé d’un endroit comme Tijuana, c’est son intemporalité. On s’y croirait enfermé dans les années 50 ou 60. Quand vous vous baladez dans certaines rues, vous ne voyez que de très vieux bâtiments. Mais pas vieux parce que d’une vieille architecture, seulement de vieux bâtiments qui s’écroulent et que personne ne prend la peine de retaper. Et les habitants aussi sont vieux et s’écroulent. C’était l’endroit parfait pour démontrer que les choses n’avancent pas d’elles-mêmes. Tijuana est affligée d’une vieillesse qui se capte très bien sur film noir et blanc. L’utilisation du train et l’aspect vieillot du générique final fonctionnent aussi dans le même sens... Exactement. Et le format du film a aussi été choisi en fonction de ceux de l'époque. J’ai fait tout ça dans le but de forcer le spectateur à regarder Night Train comme s’il s’agissait d’un vieux film. Certaines scènes, particulièrement celles à l’hôtel, ont beaucoup d’affinités avec les oeuvres de John Fante et Charles Bukowski. Ils font partie de vos influences ? Absolument. J’adore John Fante et Bukowski. J’avais d’ailleurs une version du scénario qui comportait des passages très bukowskiens. Vous savez, la façon que Bukowski a d’écrire, étrange et comique à la fois. J’adore ce style et je crois que j’essayais de l’incorporer au mien. Sur quelles influences avez-vous construit la séquence de rêve [1]? C’est une bonne question car ce qui s’est finalement retrouvé dans le film n’est pas ce qui se trouvait dans mon découpage. C’était initialement sensé être très prêt de l’expressionnisme allemand, du Cabinet du docteur Caligari, ou des films de Murnau. Mais ce qui a finalement été fait, avec les superpositions optiques, est beaucoup plus près du cinéma expérimental et est probablement davantage lié au travail de Stan Brakhage ou d’autres expérimentateurs modernes. Vous semblez prendre un malin plaisir à filmer les habitants de Tijuana, à leur voler des moments de vérité. Ces scènes prises dans la rue donnent un cachet réaliste et très particulier à votre film, vous croyez que vous auriez pu le tourner ailleurs ? Non. Non, je crois que dans une autre ville ou un autre endroit, j’aurais absorbé cet autre endroit. C’est un peu comme si j’avais eu à aller à Tijuana pour absorber la personnalité de cette ville. Il s’agit presque autant de raconter l’histoire de la ville que celle des personnages humains. D’avoir choisi de filmer le panorama d’habitants de là-bas fait partie de cette démarche, c’est en un sens assez près du néoréalisme italien. Une partie de l’expérimentation fut de descendre là-bas et de voir ce qui arrive, de voir si de cette réalité se tissera une histoire de fiction. Vous savez, la vie réelle que vous filmez qui se fond à une narration qui n’est pas réelle, avec des acteurs. Tout ça dans l’environnement, qui lui, demeure réel. Au contraire, le snuff, qui devrait normalement être la partie réaliste, est très cinématographique et découpé. Nous savions que c’était le seul moment dans le film où nous avions à amener le spectateur à détourner le regard. J’ai été très influencé par Michael Powell, j’adore son film Peeping Tom et je crois que cette scène particulière présente beaucoup d’affinités avec ce film. D’ailleurs la scène fait écho à une scène du début du film dans laquelle le personnage principal se trouve une prostituée et monte à sa chambre. Cette scène mène à une séquence de cauchemar. C’est un peu comme regarder un vieux film pornographique des années 40 et je voulais que le snuff ait une facture semblable. C’est comme suivre cette personne dans sa chambre avec une caméra. Le snuff devait aussi montrer l’horreur de ce à quoi ces personnages fictifs ont à faire face. On devait aussi en ressentir l’amateurisme et l’aspect scénique. Je crois que certains éléments du snuff fonctionnent bien, mais qu’il y en a d’autres qui ne fonctionnent pas. Chose certaine, il a quelques faiblesses que je remanierais si j’avais à le refaire. Il cause néanmoins de très vives réactions. Le personnage de Joe Butcher est un parfait antihéros (il est gros, il boit, il vomit, etc.), on en vient tout de même très vite à s’y attacher. C’est la réaction que vous attendiez ? Oui et non. Ayant à faire avec un antihéros, vous devez avoir une affinité quelconque avec lui pour qu’il y ait une connexion favorable. Une des choses qui me plaisent des films présentant des antihéros, c’est cette tentative de repousser les limites de l’aversion. Tellement que vous n’avez plus besoin que d’un minuscule petit lien avec le personnage, ou encore un détail microscopique du personnage qui vous plaise pour que la connexion se fasse - le minuscule s’amplifie à un point tel qu’on finit par vraiment s’y attacher. Il devient en quelque sorte un personnage de Tom Cruise, très séduisant et tout, mais seulement à partir de ce détail. Je n’ai pas essayé de réinventer l’antihéros, je me suis seulement acharné sur lui pour le rendre vraiment méprisable. Des tas de gens me disent qu’ils ne pourraient jamais s’attacher à ce personnage. Quels sont vos projets ? Mes partenaires et moi travaillons à quelques autres projets de films, aussi à une idée pour une émission de télé. Mais pour l’instant, je veux continuer à faire des trucs à Tijuana, j’ai vraiment une fascination pour l’endroit. Il y a un film des années 40, Naked City, dans lequel l’idée de départ était que, puisqu’il y avait huit millions d’habitants à New York, il y avait huit millions d’histoires à raconter et que celle-ci n’était qu’une seule d’entre elles. Pour moi, Tijuana est une espèce de Naked City. C’est beaucoup plus petit, mais il y a toutes ces histoires que l’on peut y raconter. Alors, je compte y retravailler, pour l’instant, car tout ça peut très bien changer.
Propos
recueillis par Sébastian Sipat et Nicolas Handfield 1 - Séquence utilisant divers procédés de montage dans l'image (superposition, split screen, etc.). Ce texte a d'abord paru dans la revue Assault
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