Le fonctionnement de l'affiche « Escape to Paradise » comme arrêt de mort et moteur de l'anamnèse.

De Palma opère une double subversion dans Carlito's Way : altérations interdépendantes d'une forme narrative et d'un genre. Il y subvertit l'usage du «récit en flash-back» en même temps que le film de gangsters, au nom d'un travail sur une image fatale. C'est un film hanté: par la conscience d'un homme déjà mort, Carlito, et par des films-palimpsestes, références aussi bien externes qu'internes à l' oeuvre de De Palma. Que dire de ce personnage, fantôme habité par un autre fantôme, le Cosmo du Meurtre d'un bookmaker chinois? Mais Carlito pourrait bien être aussi une «réincarnation morte» du Tony Montana de Scarface (Simulacres n° 5, «Cicatriz. A propos de Scarface de Brian De Palma» : « Le destin de Tony réside donc tout entier dans la ruine de son passé. Cela appartient si fortement au personnage que lorsque De Palma choisira de le réactiver, à travers son fantôme Carlito Brigante, dans Carlito's Way, il le dotera, avec sa nouvelle vie, des mêmes manques.»). Là où Tony Montana pêchait par hybris, Carlito chute de n'avoir su décrypter les images. Inversion cynique, c'est Kleinfeld l'avocat de Carlito's way qui tombe sous les effets conjugués de la poudre blanche et de la démesure.

Le tour de force de De Palma est de subvertir la structure diégétique sans passer par un travail sur la narration, mais par une réflexion sur le statut de l'image. Nous verrons se dégager, à travers une étude sur le flash-back central qui assume l'essentiel de la narration, l'enjeu principal que constitue l'image fantasmatique: deux images, l'une que fantasme Carlito (le stéréotype du paradis, mais qui signifie aussi pour lui le retour à la terre natale en même temps qu'à l'honnêteté : il faut partir des USA pour retrouver une virginité), l'autre par laquelle il est fantasmé et qu'il dénie envers et contre tous: l'image qu'il représente, à savoir un gangster. Il ne parvient pas à atteindre la première, il n'arrive pas à s'extirper de la seconde. Et c'est parce qu'il refuse la seconde qui lui colle à la peau qu 'il ne peut atteindre la première.

La forme en flash-back inscrit l'essentiel de l'histoire (au sens du contenu diégétique) dans un passé irrémédiablement révolu, enserré de part et d'autre par deux moments postérieurs. Ce mode de narration, en conjuguant les actions au passé, nimbe toute l'histoire d'un parfum mortifère. La voix-off de Carlito brouille cette structure claire, comme s'il venait la contaminer par la perte progressive de sa lucidité. Cette voix est littéralement insituable: d'où parle-t-il? D'outre-tombe? Revit-il les derniers événements de sa vie juste avant de mourir, dans une sorte de Near Death Experience? C'est ce dont on a l'impression au début, à l'instar des voix-off de Sunset Boulevard ou d'Assurance sur la mort. Pourtant, plus le film avance, plus Carlito semble parler non d'un passé révolu mais dans l'urgence du présent. La structure générale se trouve donc infirmée par cette voix-off décalée -dans le temps, parce que Carlito est décalé: il ne vit pas «avec son temps», seul à respecter un code de l'honneur désuet.

D'emblée, cette forme narrative pose la question du raccordement du début et de la fin : strict retour au point de départ, symétrie exacte ? Le flash-back revécu vient-il influer sur la situation narrative initiale? Le film suggère deux rapports entre le début et la fin, deux rapports qui ne viennent pas s'infirmer mais se superposer, conférant à l'histoire de Carlito, sous l'apparente simplicité de sa structure, une complexité narrative. La forme en flash-back implique une fatalité circulaire, une clôture narrative, à l'instar des grands films noirs. Mais les différences infinitésimales qui se répondent de part et d'autre du flash-back induisent une réplication inexacte entre le début et la fin : l'issue de l'histoire devient incertaine, et le récit trouble, instable.
Une semblable situation diégétique enserre le film: Carlito, au moment où il allait pouvoir s'échapper avec Gail, est blessé par Benny Blanco, son double: celui qu'il était avant, image qu'il a reniée. Emmené sur un brancard, il aperçoit l'affiche « Escape to Paradise ». Le pré-générique et la fin du film paraissent se correspondre de manière exacte, et pourtant, ils sont bâtis sur un système d'oppositions plastiques renforcées par une modification du discours de la voix-off.

Le flash-back se met en marche par deux amorces : la voix-off de Carlito, et l'affiche-cliché, trouée visuelle en couleurs dans ce début en noir et blanc. Les plans sont anamorphosés par la position allongée de Carlito, heurtés par les à-coups du brancard; les néons défilent verticalement. Carlito s'annonce comme focalisateur et narrateur de son histoire, statut dont il sera peu à peu dépossédé, au fur et à mesure qu'il perdra en lucidité. Par deux fois il prend la parole sans la demander, comme si c'était son droit (l'honnêteté légitime pour lui la prise de parole; venant de «rentrer dans le droit chemin», il s'enivre de cette première forme de liberté qu'est la liberté d'expression) : en voix-off comme narrateur de son histoire, puis, dans l'univers diégétique, au tribunal. Il met en abyme son usage abusif de la parole : devant le juge, c'est déjà son histoire qu'il raconte. Mais ce n'est pas un bonimenteur, il croit au langage :«I meant every word I said» répond-il à Kleinfeld, l'expert en manipulation du langage.

L'affiche fait ressurgir le passé immédiat, et avec lui le récit. Le passage de la situation initiale au flash-back se fait ainsi : « Je ne panique pas. Je suis déjà passé par-là (...)Mon coeur me laisse jamais tomber. Je tire pas encore l'échelle.» et contrechamp immédiat sur l'affiche. Retour sur le visage de Carlito en très gros plan auquel se superpose sa voix : « J'ai l'impression de sortir à peine de tôle. Je suis là, devant le juge...» puis de nouveau l'affiche mais cette fois en plein écran («et je lui dis ma façon de penser») - fondu - Carlito devant le juge. Le regard de Carlito, reconnaissant l'affiche, la décontextualise, la délivre de sa fonction publicitaire et la fait devenir une image à part entière. Ce faisant, il oublie son statut de cliché. Son histoire va sortir de ce cliché. Et par une association d'idées évidente, «Escape to Paradise» le ramène tout naturellement au moment où, sortant de prison, il retrouve la liberté.

Dès le début se fait jour l'ambiguïté de la voix-off : elle parle du passé au présent, comme si elle y était encore. Trois types d'hypothèses peuvent être envisagées, quant à l'imprécision temporelle de la voix-off. Sur un registre diégétique, la proximité des faits passés empêche le protagoniste d'avoir « du recul », il les raconte et les revit en même temps, il recompose son histoire. Mais si Carlito confond passé et présent, c'est aussi parce qu'il est enfermé à tout jamais dans ce passé, il ne pourra que le ressasser, son passé reste à tout jamais son unique présent.

Sur un plan d'économie narrative, la voix-off au présent permet de ménager un certain suspens: bien sûr, on sait d'emblée que Carlito sera blessé à la fin, mais au sein du retour en arrière, lors des moments cruciaux, la voix-off au présent permet de restituer l'urgence de la situation, de ménager l'incertitude de son issue. Une voix-off «prémonitrice» ôterait toute portée dramatique aux événements. Par exemple, la voix-off dans Millennium Mambo, en annonçant, mine tout suspens, aplatit, désamorce tout ce qui va advenir à l'écran. Ainsi, Carlito narrateur qui sait pourtant bien l'issue des événements qui adviennent dans le flash-back, fait-il part de son incertitude ou bien même se trompe (quand il va chercher de la drogue avec son cousin, il dit, juste avant d'entrer: «Dans cinq minutes, on se retrouvera dans la rue avec du sucre très raffiné». Mais cela ne se passe pas tout à fait comme prévu... Ou autre erreur d'appréciation ironique, lorsqu' on lui annonce que son ami Lanny l'attend: «c'est quelqu'un qui tient debout.» Lanny arrive, en fauteuil roulant.). La voix-off change donc imperceptiblement de statut : elle devient une sorte de discours indirect libre qui commente les événements en train de se faire. Comme si Carlito perdait le fil de son histoire.

A la fin, tout est en couleurs, et Carlito ne tient pas le même discours, comme s'il n'était plus le même, ou que le flash-back ne nous ramenait pas exactement à la situation initiale: cette balle n'est plus une blessure de plus, mais la dernière: «Tous les points de suture du monde ne pourront pas me recoudre. Laisse tomber. Laisse-toi aller.». Quelque chose a changé. L'affiche, de cliché, devient une sorte de micro-film autonome : elle s'anime, s'embrase ; les silhouettes photographiées se mettent à danser et l'on devine dans l'une d'elles Gail. Au début, l'image faisait venir le flash-back; à la fin, ce serait plutôt un flash-over, mais qui ne peut être que pur fantasme. La fiction se clôt sur son au-delà, ou bien sur ce qui n'aura jamais lieu.
La forme en flash-back où le début et la fin se font écho implique le caractère itératif de l'histoire, et c'est bien là le drame -classique-: il a déjà brisé le cœur de Gail, avant d'aller en prison. Il en sort et cette histoire recommence. Et comme la fin reste malgré tout indécise (meurt-il?), l'histoire pourrait avoir lieu de nouveau. Dans un passé qui est hors du film, mais non pas hors de l'histoire, il a échoué comme malfrat, et dans la portion de l'histoire que nous montre le film, il échoue sur la voie de l'honnêteté. Là se situe le drame de Carlito: il veut casser son image de malfrat, mais celle-ci le rattrape; sorti de prison, il ne peut s'en libérer. La scène du tribunal, où Carlito prend la parole -et la gardera pendant tout le film, exceptée la séquence où Kleinfeld se rend à la prison flottante- est en cela édifiante: avec véhémence, il s'engage à rester dans la voie de l'honnêteté. Son avocat esquisse un sourire ironique, et l'on sent bien que dans la salle, l'incrédulité règne. Nous-mêmes, spectateurs, ne doutons pas que Carlito ne retombe dans le vice, car telle est la loi du genre, loi qu'il feint d'ignorer: on n'échappe pas à son milieu. Nous savons donc doublement la fin: par la loi du genre, et par le choix de cette structure en flash-back qui nous donne la fin avant le début. De Palma creuse par le choix narratif ce qui est toujours à l'œuvre dans les films noirs, accentuant ainsi l'idée de fatalité circulaire.

Mais, là où De palma s'écarte des modèles précédents, c'est que le début et la fin du film posent des problèmes de raccordement: la situation diégétique est la même, mais le traitement figural et narratif diffère, la circularité est mise en doute. Deux hypothèses sur le dénouement diégétique: Carlito meurt pour de bon, ou bien Carlito s'en sortira encore une fois et tout pourra recommencer. Chacune des deux séquences qui bornent le film semble choisir une hypothèse et la démontrer. La fin choisit l'hypothèse de la mort: Carlito reconnaîtrait alors dans l'affiche la nature fantasmatique de son projet : Gail n'arrêtera pas de danser, sans lui. Une scène, à l'intérieur du flash-back, préfigurait cette forclusion finale: Carlito, sous la pluie, à travers une fenêtre, regarde un cours de danse et reconnaît Gail dans l'une des danseuses.

L' embrasement vient infirmer le début. Il en empêche la répétition exacte, sans toutefois lui substituer un autre dénouement. Est-ce la dernière image que voit Carlito et, dans son délire, croit-il qu'elle s'anime? Une image mentale? Ou bien est-ce un insert extra-diégétique? Au lieu de boucler la boucle du film, par l'ambiguïté qu'elle introduit dans la trame narrative, elle en suggère un au-delà, qui n'a plus rien à voir avec la diégèse, séquence en trop qui ne s'insère pas dans le récit. Escape to Paradise, c'est donc le moteur de la fiction, mais aussi ce qui, à la toute fin, la sape par un doute mortel.


Delphine Agut
2001