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La scène que nous avons choisie d'étudier est celle de la fusillade, située à peu près à la moitié du film, scène assez brève mais d'une importance capitale où Nishi assiste à la mort de ses deux jeunes collègues. Elle opère un basculement dans l'économie du film. D'un point de vue diégétique, on suppose que c'est à partir de ce moment-là que Nishi quitte la police et décide de s'occuper de sa femme. Tout le film subit un processus de déconstruction temporelle : le montage perturbe de l'intérieur le déroulement du récit. Nous verrons donc dans un premier temps comment cette scène subit, à l'instar de l'ensemble de l'uvre, le bouleversement chronologique mais comment elle est aussi un moment-clé qui permet de raccorder les autres scènes entre elles : le montage diégétique ne trouve son sens que grâce à elle. Hana-bi signifie feu d'artifice, leitmotiv du film, et nous verrons dans un second moment comment Kitano traite une scène d'action sous forme d'éruption interne au cadre. Mais l'éruption ne fait que précéder le vide du cadre, car l'art de Kitano est un art de la déformation : faire que l'explosion et le vide coïncident presque. Le film de Kitano est sous le signe du morcellement, c'est un puzzle, semblable aux jeux de construction auxquels s'adonne la femme de Nishi, jeux qui ne sont pas figuratifs, mais qui mettent en uvre des formes géométriques. Le morcellement est avant tout celui de la temporalité. Toute la première partie du film, jusqu'à cette scène, cherche à nous perdre : nous ne savons pas comment les scènes sont reliées les unes aux autres, comment elles s'organisent. Nous n'en concevons a posteriori l'organisation qu'à partir de cette séquence, qui est comme le nud de Hana-bi. Elle donne un sens aux autres d'un point de vue temporel aussi bien que psychologique : nous comprenons alors le déroulement des événements et donc aussi ce qui a conduit Nishi à agir comme nous l'avons vu faire, car la fusillade est vécue pour lui comme un événement traumatique, traumatisme qui contamine la chronologie du film et la dérègle. On se souvient rétrospectivement de la toute première scène, qui ouvre le film et qui s'ouvre par un coup de pied sonore suivi de l'affaissement d'un jeune homme, propulsé par Nishi sur le pare-chocs d'une voiture. Cette scène se situe en réalité après la fusillade, Nishi ayant quitté la police, ou bien renvoyé, et ayant revêtu l'habit du yakuza. Il y aura un avant et un après cette scène : Nishi, policier qui ne s'occupe pas de sa femme malade, et Nishi yakuza qui décide de se consacrer à elle, quitte à en mourir. Le film est donc construit comme un diptyque autour de cette fusillade. Le film va, dans un premier temps, inéluctablement vers cette explosion de violence comme vers son acmé, et le reste du film est lui-même engendré par cette violence. Mais nous avons dû reconstituer cette organisation simple : le montage la brouille, la perturbe en séparant les pans diégétiques qui se font chronologiquement suite. Cette désorganisation symbolise le désordre dans la vie de Nishi, le désordre dans l'esprit de sa femme. C'est pourquoi la deuxième partie du film, après cette scène, est beaucoup plus linéaire : Nishi a trouvé un sens à sa vie, et le film sait alors où il va ; le montage se rassérène. Et si l'ensemble du film fait l'objet d'une déconstruction diégétique, cette séquence n'y échappe pas. Nous en avons déjà vu des bribes un peu plutôt, à deux reprises, quand Nishi se trouve au comptoir d'un bistrot avec son collègue. Ce sont alors des espèces de flashes. Dans cette récurrence, la scène advient donc sur l'écran comme un trauma obsédant, un moment qui hante Nishi et avec lui tout le film. Cette scène pourtant brève, découpée et disséminée, contamine tout le film de sa morbidité. Sa temporalité se dilate, ce qui est rendu visuellement par un ralenti au moment où les deux autres policiers se jettent sur le malfrat. Et ce n'est peut-être qu'en la revivant une fois dans son entier qu'il peut s'en libérer, en faire le deuil et vivre ensuite une vie d'amour. C'est donc
en totalisant cette séquence que le film trouve son sens. Le morcellement
de la temporalité va de pair avec une ontologie de l'incomplétude,
du manque. Tant que des fragments de cette scène originelle manquent,
Nishi est un mort-vivant. Il se trouve et retrouve son épouse en
acceptant la totalité de ce moment, sans en refouler le poids de
culpabilité. D'ailleurs, lorsque Nishi et son collègue arrivent
dans le lieu où va se dérouler la fusillade (métro,
aéroport, gare ?), ils descendent des escaliers et la caméra,
ainsi que Nishi, s'attardent dans cette descente : descente aux enfers,
au moment où la scène advenait, et descente dans l'inconscient,
dans le refoulé du souvenir au moment de la réminiscence. Nous ne sommes pas dans le cadre d'un récit linéaire : il faut donc prendre en compte comment ce souvenir advient, ce qui le fait réapparaître pour la dernière fois, s'interroger sur ce qui lie cette scène au reste, indépendamment des évidentes ruptures spatio-temporelles. La fusillade est encadrée par deux séquences dans la casse, no man's land rural qui fait écho au no man's land urbain que symbolise la gare, théâtre du souvenir traumatique. Le premier est celui de l'entassement, du surplus, de la saleté et du désordre, le second, le noman's land du vide, aseptisé et ordonné. Et c'est pourtant dans ce dernier que la violence advient. Ainsi le parallélisme et les différences entre ces deux lieux appellent-ils le souvenir. De plus, la symétrie entre les deux scènes de la casse qui entourent la tuerie sont remarquables : une voiture de police passe dans la profondeur de champ, un travelling avant l'accompagne, redoublant par un mouvement de caméra similaire l'éloignement de la voiture dans le lointain. Le travelling avant, doux et lent, contrastant avec la violence qu'il fait resurgir et avec le retentissement brutal de la sirène, constitue donc le véhicule du souvenir, le moyen que ce dernier emploie pour remonter à la surface. Car aussitôt, la caméra se retourne pour faire un gros plan de Nishi, impassible, se dérobant à nous, opaque derrière ses lunettes de soleil, gros plan qui a pour fonction d'indiquer très clairement la nature mentale du travelling dont nous venons d'être témoins. La scène de la fusillade se clôt avec ce même gros plan de Nishi en yakuza dans la casse. Ces deux gros plans explicitent le véritable statut temporel de cette séquence : il s'agit d'un flash-back, que Nishi revit en voyant passer la voiture de police. Cette dernière apparaît d'abord comme un signal sonore (la sirène, qui appelle les crissements de pneus lorsqu'ils arrivent dans la gare, et les coups de feu), puis, débouchant dans la ruelle, comme un signal visuel, engendrant les images qui suivent. En même
temps, le travelling avant suggère un flash-forward, une projection
mentale par ce mouvement d'avancée, ce que la suite du film confirmera
: il peut s'agir du futur braquage de banque, où Nishi se déguisera
et maquillera un véhicule en voiture de police. Le passé
et le futur se mêlent dans ce travelling, à la fois réminiscence
et présage. Il appelle le souvenir, et la fusillade appelle elle-même
le braquage futur, vécu lui-même dans l'absence la plus totale
: pas de bruit, pas de coup de feu, pas de réaction, pour le braquage
le plus paisible de toute l'histoire du cinéma. Deux explosions sonores ouvrent la scène : la sirène et le crissement des pneus, auxquels répondent à la fin les coups de feux de Nishi, en opposition à toute la période de vide sonore précédente. L'explosion est le symbole de la scène d'action traditionnelle (crissement des pneus puis les policiers qui surgissent de la voiture : typique entrée in medias res) mais elle est ici une véritable métonymie du film où l'explosion est portée à une hauteur conceptuelle. Rappelons que le titre du film, " Hana-bi ", littéralement, " fleurs-révolver" signifie " feu d'artifice ". Le film est parcouru par cette image, et se plaît à énumérer toutes les formes qu'elle peut prendre, comme une variation sur un thème. À un moment, on voit en insert une image du Fuji-yama. Le volcan signifie justement une éruption, c'est à dire une explosion provenant de l'intérieur. Et l'éruption est la figure de l'explosion que travaille notre scène : dans les scènes d'action habituelles, les corps tombent sous l'impact des balles. Ici, les corps commencent par tomber mais ils sont toujours en vie : les deux collègues de Nishi se jettent l'un après l'autre sur le malfrat (pour le désarmer ?) en un ralenti superbe. La scène d'action semble alors finie mais elle n'est fait que commencer : Kitano est maître en l'art de la surprise morbide, et semble prendre plaisir à prendre son spectateur à contre-pied. Ils trouvent la mort en s'envolant, sous les coups de feu qui viennent par en dessous. Le ralenti, outil d'une plasticisation extrême, rend spectaculaire cette envolée des corps. Ainsi Kitano traite-t-il la scène de fusillade traditionnelle à l'envers, pour signifier que la violence est sourde, latente et surgit de l'intérieur. Plus tôt dans le film, lorsque Nishi se tient au comptoir du bar, à la première occurrence de cette scène, nous avions l'impression que le second policier cherchait, en se jetant sur son collègue, à le protéger de tirs extérieurs de complices éventuels de l'ennemi, comme s'il se faisait hara-kiri. La réponse à cette éruption sera celle de Nishi qui vide son chargeur sur le tueur, alors qu'il est déjà trop tard, en une allusion indirecte à Violent Cop : dans une scène précédente, l'un des collègues disait de lui qu'il avait des accès de violence et qu'il lui était arrivé de vider son chargeur sur un homme déjà mort. Ainsi l'acte de Nishi est-il comme le " paiement " narratif de ce propos, qui trouve alors son illustration. L'explosion de violence est chez Kitano un motif pictural. Il dit lors d'une interview pour Positif, n°441, novembre 1997, à propos de ses goûts cinématographiques : " Quant (aux films de) Tarkovski, je n'ai pas la force physique nécessaire pour les regarder en entier. " Or, il me semble que la plasticisation de cette scène, et d'autres dans sa filmographie, a quelque chose à voir avec Andreï Roublev, quand après une scène de violence, Roublev lance de la peinture sur une toile, en signe de renonciation à la peinture - c'est paradoxalement la seule fois où on le voit peindre. Et en effet, Horibe, qui paralysé s'occupe en peignant -c'est ainsi qu'il le présente lui-même- jette un pot de peinture rouge sur une toile. Dans une scène précédente, il avait inscrit au centre d'un de ses tableaux, en gros et en rouge, l'idéogramme " suicide ". Et s'il met en uvre la technique du pointillisme, ce n'est que pour démultipler la tache. Les taches qu'Andréï et Horibe forment rappellent le sang qui vient de couler dans ces deux fictions. Et les toiles que l'on voit dans Hana-bi sont celles de Kitano lui-même. Mais l'explosion
chez Kitano ne vaut pas pour elle seule : elle s'accompagne d'une tentative
de formalisation de l'évidement : il s'agit en même temps
que l'implosion ait lieu, et qu'au même moment elle disparaisse
du cadre. L'explosion est faite pour disparaître immédiatement.
C'est dire que Kitano n'en fait pas une valeur intrinsèque, mais
un objet transitif, voué au moment même de son explosion
à sa disparition immédiate. L'explosion ne vaut que si elle
est prise dans un mouvement qui l'annihile et qui fait retour au silence
ou au vide. La scène de la fusillade débute par un montage alterné assez bref entre les malfrats et les policiers : il s'agit de la figure habituelle de la filature mais subvertie et gagnée par la lenteur. Le montage alterné possède ordinairement une fonction dynamique : en découpant deux actions différentes, situées dans des espaces différents, et en les montant comme si elles étaient simultanées, le film bénéficie d'un rythme plus rapide, haletant. Rien de tout cela ici : la filature se passe déjà comme au ralenti. De même, lors de leur petit conciliabule, les policiers sont étonnamment calmes et lents à prendre une décision. Le braquage sera traité de la même façon, baigné de la même lenteur pesante. Nous voyons donc que c'est le choix du temps qui donne à cette séquence son caractère novateur et surprenant : le passé la dépouille de l'urgence dans laquelle elle se déroulerait, si elle était au présent. Et cet étirement dans la durée de la fusillade se répercute sur tout le film : de la même manière qu'elle s'étire en longueur intrinsèquement, de la même manière elle contamine tout le film. Parallèlement au ralenti, qui restitue l'épaisseur du souvenir, et comme en approfondissement visuel de ce travail temporel, la scène est traitée sur le mode du statisme, statisme des acteurs et de la caméra, provoquant une sensation de vide. Il s'agit d'un dépouillement, qui n'est pas celui d'un minimalisme serein, mais un dépouillement désespéré, car si Nishi reste en vie, il est pourtant déjà mort : la mort est ce qui meut véritablement le film, mouvement lent, sourd, inexorable. Les deux gros plans qui encadrent la scène, de par leur fixité, annoncent déjà la lenteur avec laquelle l'action va avoir lieu et la pétrification qui va s'emparer de Nishi lorsqu'il assistera à la mort de ses collègues. Le statisme confère une portée psychologique évidente à la scène : elle est littéralement pesante, comme son souvenir pèse sur Nishi. Il s'agit de nous faire vivre par la dilatation du temps le trauma du protagoniste. Mais d'autre part, cette quasi-immobilité fait ressortir par un contraste saisissant l'explosion de violence qui s'empare de Nishi, d'autant plus fort que l'ensemble de la scène est muet et que le son réapparaît pour que nous entendions le bruit des balles de Nishi, bruit qui se prolonge lorsque le souvenir cesse, empiétant ainsi sur le gros plan de la casse. L'évidement sonore prend sens par rapport à l'explosion qui suit, et réciproquement. L'art de Kitano est dans l'indissociabilité des deux, comme l'endroit et l'envers de la violence. Le cadre
subit lui aussi, à l'instar de l'espace sonore, ce travail d'évidement.
Une autre forme de subversion de la scène d'action classique se
trouve dans la rareté des mouvements de caméra. Et à
plusieurs reprises, alors que les protagonistes en sont sortis, le cadre
reste fixe, comme s'il était en retard sur l'action. Nishi est
cadré lorsqu'il descend l'escalier, mais la caméra s'attarde
quelques secondes encore sur l'escalier vide. De même lorsque ses
deux collègues se précipitent pour l'aider, la caméra
ne les suit pas et fixe l'endroit qu'ils viennent de déserter.
Discontinuité des mouvements - en opposition au ralenti qui accompagne
la chute et l'envolée des corps- fragmentation des déplacements
: on les voit partir mais on ne sait pas où ils vont, on les voit
arriver dans un cadre mais on ne comprend pas bien d'où ils viennent,
le spectateur peine à reconstituer la logique narrative de l'action.
Le cadre en restant fixe, alors qu'il n'y a plus que du vide, semble prononcer
une oraison funèbre muette, comme s'il voulait retarder l'imminence
de leur mort en ne suivant pas les acteurs. La caméra se "
déclenche à retardement ", comme le feu d'artifice
que Nishi, plus avant dans le film, veut allumer pour sa femme. D'autre
part ce retard de la caméra reflète le retard avec lequel
Nishi réagit : pétrifié, il regarde ses collègues
se faire tuer. Il agit alors qu'il est trop tard, acte désespéré.
Ces ellipses visuelles et diégétiques empêchent à l'action d'être complète, elle est déficiente et notre compréhension en est partielle. L'incomplétude a deux causes : l'une factuelle -ce que nous voyons est un souvenir- et l'autre ontologique - absurdité du réel, manque essentiel de sens. C'est ce que l'ami paralysé de Nishi traduit picturalement par le choix du pointillisme : la totalisation de l'image est impossible, il manque un lien entre les plans, et cinématographiquement, l'équivalent réside dans le manque structurel de raccord dans ce film et l'apparente juxtaposition des scènes. Cette scène emblématique d'Hana-bi repose sur la rupture et la confusion des strates temporelles. Ce dérèglement temporel n'est que l'une des facettes du dérèglement plus général à l'uvre dans le film: Nishi subit l'action déréglée -le malfrat, enfoui sous les deux corps leur tire par en dessous- qui le prend au dépourvu et le fait assister à la mort de ses collègues. A partir de cette scène originelle c'est désormais lui qui règle et dérègle le jeu. Victime du " slow burn ", le gag différé, qui sépare l'effet de sa cause (d'abord ressort comique, on en voit tout de suite l'aspect tragique : absence totale de maîtrise sur les choses, les événements, les personnes...) il passe désormais maître en l'art de son maniement, devenant par moment une sorte de démiurge à l'intérieur du film : l'espace d'un instant, juste avant le braquage, il suspend la vie d'un jeune adolescent au bout de son revolver. Il fixe les règles mais sait aussi qu'il ne peut pas contrôler tous les paramètres du jeu : le feu d'artifice éclate à retardement. Ainsi le film est-il parcouru par l'idée de retard, clef de voûte de notre séquence. Elle forme couple avec celle d'imminence. La violence, toujours proche, jaillit avec retard, quand on ne s'y attend plus, dans une esthétique de la surprise tragique. La violence subit ce délai car elle est immanente : elle s'enfle et surgit de l'intérieur, c'est une maladie.
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