Malgré son désir de spécificité et d'autonomie, le cinéma demeure depuis son avènement, un art total dans son rapport avec les autres arts. Maîtrisant autant la picturalité que la musicalité, le cinéma sait susciter les autres arts avec les moyens qui lui sont propres, n'est-ce pas là sa grande spécificité ? Le cinéma retrouve dans chacun des autres arts sa propre autonomie : le rythme, la plasticité, le geste, le mouvement, etc. C'est entre autres par sa thématique de l'artifice, de l'illusion, de cette ambiguïté entre le réel et l'imaginaire, le spectacle, le jeu, le mensonge, la mise en abyme, que la filmographie de David Lynch suscite le théâtre. Avec Blue Velvet, Twin Peaks, Lost Highway ou encore Elephant Man, Lynch exposait cette ambivalence entre un univers parallèle de rêve, d'imaginaire, d'illusion qui se confond avec une certaine réalité. Avec Mulholland Drive, Lynch met de nouveau en scène cette ambivalence entre la vie et la théâtralité pour démontrer que le cinéma est tout autant factice que le théâtre lui-même. C'est donc en suscitant le théâtre avec des moyens tout autant cinématographiques tels que le jeu, le lieu et la mise en abyme de la représentation que Mulholland Drive interagit avec une théâtralité qui lui est propre.

«Songe et réalité sont un. Tout peut arriver et tout est
rêve et vérité. Le temps et l'espace se confondent. Sur
la base fragile d'une fragile et fuyante réalité, l'imagination
tisse sa toile et crée de nouveaux desseins, de nouveaux
destins.»
- Auguste Strindberg, Le Songe

Chez Lynch, l'onirique contamine le réel au point d'avoir une influence sur lui. Cette ambiguïté entre le rêve et la réalité, entre scène et coulisses, déstabilise le spectateur par sa confusion entre ce qui est et ce qui n'est pas. Comment saura-t-il distinguer le vrai du faux si le songe devient aussi vrai que la réalité ? Dans Mulholland Drive, Lynch présente le rêve dans deux situations. D'abord, le rêve hollywoodien qui se transforme en cauchemar annoncé avec Betty, la comédienne qui atterrit directement dans cette «dream place» que sont les studios hollywoodiens et le chic appartement de sa tante Ruth. Derrière ce rêve éveillé que vit Betty se cache le cauchemar qui viendra assombrir ses illusions d'actrice en devenir. Dès les premières images, Lynch annonce la désillusion de ce rêve fantasmatique. Une femme allongée sur un lit (le spectateur comprendra à la fin du film que ce personnage se trouve à être Diane/Betty après son suicide) et les palmiers en surimpression sur le visage ébahit de Betty. Et se cauchemar, n'est-ce pas déjà Hollywood ? «I had a dream about this place» Cette réplique de Dan, un personnage secondaire mais non moins révélateur de l'ambivalence entre rêve et réalité, annonce cette prémonition cauchemardesque qui se concrétise. L'impression de déjà-vu de cette présence derrière le mur de l'arrière cour du restaurant Winkie's surpasse la réalité, Dan en mourra de peur face à cette horreur devenue tangible. C'est donc par cette équivoque entre le rêve et la réalité qu'est intégrée au récit cette symbiose entre un univers imaginaire (le théâtre) et la vie (elle-même déjà du théâtre).

On distingue deux grandes approches du jeu, d'abord théâtrales et assimilées par la suite au cinéma; la distanciation selon Brecht et l'identification selon la méthode de Stanislavski. Ces deux démarches antagonistes correspondent au jeu des comédiennes principales Betty et Rita. D'abord le personnage de Betty auquel l'interprétation s'assimile à l'approche Stanislavskienne. Elle est une comédienne qui arrive à Los Angeles dans l'espoir de devenir une actrice célèbre. Hollywood affecte son comportement puisqu'elle exacerbe son attitude tellement le désir de jouer est présent. Une «cérémonie des corps» (Deleuze) qui se présente par la surdramatisation du jeu. Betty exagère chacune de ses émotions de façon maniérée. Exprimant l'effroi lorsqu'elle perd ses valises de vue à l'aéroport ou encore l'extase bouche ouverte, bras de chaque côté de son corps, lorsqu'elle fait face au rêve devenu réalité. Aussi, lors de l'audition, Betty interprète d'une justesse qui semble la dépasser elle-même une scène d'amour de façon très dissemblable de la performance qu'elle avait donnée lors de la répétition avec Rita. Malgré les conseils du metteur en scène : «Ne jouez pas trop vrai avant que ça ne le devienne», elle semble rompre cette frontière entre le jeu et la réalité en se donnant complètement à son personnage, laissant le spectateur (dans la salle comme dans la pièce) pantois devant tant d'émotion. Le plan-séquence rapproché des corps des acteurs permet aussi aux spectateurs de mieux s'insérer dans cet espace de représentation et de se laisser émouvoir par cette scène. Betty se colle sur son personnage qu'elle incarne en elle-même. Cette attitude narcissique se manifeste davantage à la rencontre de Rita. Celle-ci, amnésique suite à un accident de voiture, perd toute identité et tout référent face à une attitude qu'elle devrait avoir. C'est le «corps du quotidien» (Deleuze) (non) exprimé par la dédramatisation. Un non-jeu qui se laisse aisément influencer et imprégner par l'attitude envahissante de Betty. Dans cette quête (de rôle) d'identité, Betty projette son apparence sur Rita au point d'y imposer sa teinte de cheveux. À ce stade, on peut y voir clairement dans ce reflet identitaire, le miroir comme symbole de ce dédoublement. En effet, le miroir est un élément récurant dans ce film. Symbole de ces mondes parallèles où la réalité se confond avec l'imaginaire, où s'entrecroisent les personnages dédoublés physiquement ou psychologiquement. On retrouve le miroir lorsque le regard de Rita se pose sur l'affiche de Rita Hayworth qui est reflétée dans celui-ci. Dès ce moment, cette image de la star glamour sera projetée sur l'apparence de Rita qui se transformera en femme fatale. Aussi, c'est à travers un miroir que le spectateur découvre Rita travestie en blonde par Betty. Cette projection de Betty sur Rita cache en fait «toute approche directe de l'acteur [qui] pose un problème narcissique, érotique, pulsionnel et suscite de part et d'autre de très fortes réactions de défense…» [1]. Et cette description de l'acteur correspond tout à fait à l'évolution ou régression du personnage de Betty. Celle-ci, d'abord narcissique face à son rêve américain, projette son identité sur Rita qui n'en a pas et développe un rapport amoureux qui deviendra conflictuel et par conséquent tragique. Cette relation entre Betty et Rita se rapporte au fait que «les amours théâtrales sont marquées par le narcissisme : chacun trouve dans le partenaire amoureux sa propre image» [2]. À la limite, Betty et Rita pourraient former une seule et même personne. Rita, pourtant elle-même comédienne, s'efface derrière la personnalité envahissante de Betty. D'ailleurs, dans la seconde partie du récit, Diane/Betty commande le meurtre de Camilla/Rita parce que celle-ci l'a délaissée pour un autre. Dans une scène qui évoque le souvenir de Camilla, le contre-champ de Betty devient son propre reflet. En fait, ce faux-raccord peut être lu comme une révélation de cet effet miroir de la projection imaginaire que Betty/Diane exerçait sur Rita/Camilla. Suite à la disparition de Camilla, Diane ne trouve nulle autre solution que le suicide. «Grâce au jeu le comédien se guérit d'une névrose potentielle, et tant qu'il joue il est comblé.» [3] Mais dès lors que Camilla n'est plus, Betty ne peut exercer ce jeu de rôle. Betty se perd dans ce jeu puisque «le comédien doit prendre de la distance avec son texte et son personnage sinon il risquerait de se jouer - lui et non l'Autre - le personnage, et de se perdre.» [4] Ce principe d'identification exercé par Betty/Diane pourrait s'assimiler à celui du spectateur qui se projette dans tout personnage. Le contrepoint apporté par le personnage amnésique de Rita exprime ce recul qu'il doit prendre par rapport au film, ce n'est que du cinéma, qu'une représentation, un spectacle où chacun joue son rôle. Le spectateur tout comme l'acteur devra y trouver le juste milieu entre identification et distanciation pour ne pas se perdre tout comme ces deux personnages.

Mais «rien de plus spontané que le goût du simulacre et du déguisement qui permettent à chacun de se projeter dans des images de soi assemblées pour le plaisir» [5]. Le jeu est une attitude quasi naturelle chez l'homme, l'être et le paraître se confondent dans un monde métaphore d'une scène théâtrale. À Los Angeles, tout près des studios, l'air hollywoodien se manifeste dans l'attitude des gens. Chacun joue son rôle dans ces lieux où le paraître est davantage de mise que l'être. L'attitude et la gestuelle ne sont en fait qu'un artifice tout comme le maquillage et les costumes qui se soumettent aux codes cinématographiques. Lorsque Rita se métamorphose en blonde, on ne cache pas les perruques et les accessoires de coiffure. Ce dévoilement se fait aussi par l'exagération des manières de Betty. La jeune actrice veut devenir une star et véhicule toute une gamme d'émotions selon les conventions hollywoodiennes; de la peur à l'excitation, du tourment à la folie. On retrouve les personnages typés tels que le cow-boy, la voyante, la prostituée, le tueur à gages, … qui par leur attitude maniérée et leurs costumes, révèlent ce goût du simulacre et du travestissement. «Au théâtre un acteur prête son corps à une représentation. Pour ce, il se maquille, il se grime, même si son visage est nu il porte un masque […]» [6] On utilise aussi le «lip-sync» comme artifice vocal qui camoufle la véritable voix du chanteur/acteur qui se donne en spectacle derrière son micro et lui permet le temps d'une chanson de prendre l'identité de l'interprète. Tout comme dans Blue Velvet lorsque Ben prend la lampe pour chanter la chanson de Roy Orbinson, In Dream (cette pièce n'étant pas choisie inconsciemment par Lynch et renouvelle l'idée du rêve), cette fois-ci, c'est pour l'audition du film d'Adam Kesher que le «lip-sync» est mis en scène. Dans une boite à chansons, la comédienne interprète gestuellement plutôt que vocalement, la pièce musicale. Ces artifices lorsqu'ils sont révélés, au théâtre comme au cinéma, dévoilent en fait que tout n'est qu'une représentation, simulacre d'une fausse réalité qu'est ce spectacle cinématographique.

Le lieu est un aspect très important de la théâtralité. Il peut mener le spectateur dans un univers fantasmé, ou bien le transporter dans un univers commun et impersonnel. Il possède une atmosphère qui permet au spectateur de situer le discours que projette le film. Lynch accorde beaucoup d'importance au lieu dans ses réalisations. Celles-ci doivent détenir une ambiance, un esprit et un sentiment des lieux. Mulholland Drive est une route qui mène dans les abîmes de l'american dream. Autant elle fait voyager les personnages et les spectateurs entre le rêve et la réalité, autant elle incarne ce lieu de perte d'identité, où nous ne sommes plus nous-mêmes, où nous sommes dépourvus de toute essence. La route est une transition, elle reste continuellement un entre-deux et c'est dans ce lieu que Lynch veut nous faire voyager.

D'abord, le cinéma de Lynch offre au spectateur des lieux et des univers très théâtraux. Il utilise la conception théâtrale des décors pour amener l'ambiguïté entre le vrai et le faux, entre l'artifice et le naturalisme. C'est en jouant avec le factice que Lynch peut explorer la question de la vérité. Pour les cinéastes du faux, «si l'image est ontologiquement fausse, rien ne sert de résister à cette fausseté-là, autant en profiter et en tirer le meilleur parti, c'est-à-dire un parti théâtral» [7]. C'est justement ce que fait Lynch dans la séquence du Théâtre Silencio. Ce théâtre est un endroit où se rendent les spectateurs afin de se faire manipuler. Ils sont conscients que ce qui est joué dans ce théâtre n'est qu'une représentation, que le simulacre d'une certaine réalité. Dès le départ, le maître de cérémonie du Théâtre Silencio avertit le spectateur, ainsi que ceux qui se trouvent dans le théâtre, que tout ce qui est joué sur la scène est faux, que rien n'est réel: « There is no band and yet, we hear a band», «no hay orchestra, no hay bander», «tout est enregistré sur une bande magnétique» (et ce, au même titre que la citation de C. Berci-Glucksmann: «Moi qui illusionne, je dis la vérité, mais ne me croyez pas!» [8]). Par cette affirmation, il y a un déplacement de la conscience et de la perception. Ce déplacement de sens est engendré par la révélation du leurre, car effectivement on révèle au spectateur que tout n'est qu'illusion. Le théâtre sert donc à faire réfléchir sur l'artifice cinématographique.

L'ambiguïté créée par l'illusion et son démenti se dégage de l'atmosphère du Théâtre Silencio. Par exemple, on présente un musicien de manière à ce qu'il semble jouer réellement de la trompette. Il souffle dans son instrument, il fait donc nécessairement de la musique. Par contre, cette représentation est un trompe-l'œil et on le révèle au moment où le musicien cesse de souffler dans son instrument, qu'il l'éloigne de sa bouche et le tient à bout de bras, pendant que la musique continue de jouer. Le spectateur prend conscience que tout est illusion, un artifice, mais malgré cela, il se laisse prendre au piège, tout comme Betty et Rita se font prendre au jeu lors de la prestation de la chanteuse espagnole. Cette femme semble chanter son drame avec tant d'émotion et de sincérité, qu'elle touche directement les deux protagonistes qui se mettent à pleurer. Ainsi, on peut considérer une représentation théâtrale comme une illusion référentielle ou un référent imaginaire, car malgré le fait que ce ne soit pas vrai, on y croit. Cette séquence du théâtre Silencio a été pensée pour nous faire prendre conscience que le film n'est pas une réalité, mais une illusion, et que la vie n'est pas nécessairement réelle, mais qu'elle peut être construite et imaginée. Contrairement aux autres réalisations de Lynch, Mulholland Drive nous donne la clef du film par l'anamorphose qu'est le Théâtre Silencio. Dans ses films Lost Highway, Twin Peaks, ou même Blue Velvet, certains éléments manquaient à la bonne compréhension de la diégèse, ce qui laissait le spectateur perplexe. Par contre, dans le cas de Mulholland Drive, chaque disparition ou changement de rôle s'explique par la conscience de l'artifice cinématographique.

Le Théâtre Silencio est un lieu voué à la représentation du corps. Il est composé d'une scène (d'un espace vide) entouré de rideaux rouges et il est disposé de manière à ce qu'un public puisse assister à ses représentations. Il est surprenant de voir à quel point le bureau de M. Roque ressemble à ce théâtre. Il est lui aussi composé d'un espace scénique assez dénudé. Seul l'immense fauteuil de M. Roque se trouve au centre. Il est entouré de
rideaux rouges et possède un dispositif qui permet aussi d'assister à la représentation qui se donne dans ce lieu, dans ce cas-ci, une vitre qui permet de voir M. Roque comme s'il était en boîte. Cette analogie permet de faire quelques hypothèses. Si M. Roque est mis en scène dans un lieux similaire à celui où les comédiens se donnent en spectacle, n'est-il donc pas, lui aussi, une représentation. De plus, il est possible que le bureau de M. Roque soit en fait l'arrière-scène du Théâtre Silencio et qu'il en soit le maître, c'est-à-dire, qu'il sélectionnerait les illusions et les faux-semblants présentés au public. Considérant qu'il semble avoir le dernier mot sur le film d'Adam Kesher (synecdoque d'Hollywood), on peut en déduire que M. Roque serait en quelque sorte le grand manitou de cette usine de rêves...

La scène du Théâtre Silencio est principalement filmée en plan de demi-ensemble (plan qui représente ici le regard subjectif du spectateur), ce qui permet d'intégrer la profondeur de champ à l'espace scénique. C'est de cette façon que le médium du cinéma réussit à s'approprier l'espace théâtral et qu'il permet aux personnages de «dramatiser» (de s'exécuter). Par conséquent, il ne faut pas négliger l'usage du gros plan, puisque cette spécificité cinématographique permet d'accentuer davantage le jeu des personnages. Dans la séquence de la chanteuse espagnole, le gros plan s'additionne à sa représentation surdramatisée, ce qui accentue le masque, le maquillage, le spectacle.

Pour délimiter l'espace scénique, Lynch travaille avec des moyens qui sont propres au théâtre. Il introduit certains espaces (scènes) comme s'ils étaient l'acte d'une pièce de théâtre. Lynch entame ces séquences avec une ouverture symbolique, comme les rideaux qui s'ouvrent au début de chaque représentation ou de chaque acte. Prenons pour exemple la scène qui se déroule dans le ranch du Cow-boy. Avant de nous présenter ce lieu qui est très typé, où la prestation du Cow-boy sera donnée, Lynch intègre un plan qui montre un crâne de bétail surplombant une ampoule qui ballotte au vent. Cette ampoule s'allumera de façon spasmodique, et ce, pour accentuer le côté «suspense» du genre western de la scène, puis elle s'éteindra de la même manière à la fin de la séquence. Toujours pour délimiter l'espace théâtral, lorsque le producteur d'Adam se rend au bureau de M. Roque pour lui annoncer que le jeune réalisateur ne veut rien savoir de la fille qu'ils tentent de lui imposer, les lumières du bureau s'allument tranquillement. Cette ouverture fait découvrir au spectateur un monde imaginé, qui sort du réel et des conventions, puisque le bureau de M. Roque n'a pas vraiment de référent réel avec celui d'un bureau de production. Puis, à la fin de la scène, les lumières se tamisent lentement.

«Par le théâtre, il faut entendre une scène, un goût pour le décor et pour la reconstitution [...], le recours aux artifices et aux accessoires pour produire un univers artificiel, simulacre de synthèse [...].» [9] Mulholland Drive ne fait pas seulement que montrer des lieux réels ou irréels, il révèle ses constructions illusoires en montrant au spectateur les dessous du décor. C'est avec la scène du «lip-sync» que Lynch dévoile l'artifice que cette pratique engendre. Par l'entremise d'un travelling arrière, il montre les comédiens, devenus chanteurs rétro, dans un faux studio d'enregistrement. Pour accentuer d'avantage l'artificialité de la prestation, il prolonge le mouvement de caméra pour révéler le plateau de tournage ainsi que la découverte (un paysage montagneux) qui tapisse le fond du studio. C'est la distanciation brechtienne [qui] permet de faire ressortir les conventions établies par les différents arts, par l'intégration de leur propre représentation, soit celle du théâtre dans le théâtre, ou celle du cinéma dans le cinéma. La mise en abyme dans Mulholland Drive est plus que présente, elle constitue en quelque sorte la clef de l'énigme qu'est ce film. D'abord, la mise en abyme du cinéma est évidement suggérée par la présence des scènes se déroulant dans les studios. Ces séquences dévoilent le matériel qui sert à la création du film, de l'illusion et montrent le plateau de tournage avec ses décors et ses accessoires. La mise en abyme revient constamment dans le film pour rappeler au spectateur qu'il est au cinéma et que tout ce qui lui est montré est une construction. De plus, elle est engendré par le Théâtre Silencio, puisqu'il nous rappelle que nous sommes au théâtre. Par contre, il existe un lieu particulier à Mulholland Drive qui permet au spectateur de se re-positionner par rapport à la représentation cinématographique et théâtrale. Ce lieu est en fait un espace contenant tout l'artifice cinématographique et qui nous permet de s'en détacher : c'est la boîte bleu. Cette petite boîte est en fait la représentation du monde illusoire d'Hollywood. C'est cette boîte qui absorbera Betty et Rita. Elle est en fait la métaphore du cinéma, la même boîte que celle du «lip-sync», que celle de M. Roque, du Théâtre Silencio ou des studios.

Le film de Lynch présente des scènes qui citent plus directement le théâtre, en particulier avec la comedia burlesca (qui voit ses origines dans la comedia del arte et qui est apparue en Italie au XVI siècle). Le Burlesque emploie la surprise et la répétition pour traiter un élément précis, comme un geste. Celui-ci est inattendu, il est d'abord furtif, puis il prolifère et prend des dimensions fantastiques. Mulholland Drive, malgré son atmosphère étrange et énigmatique, traite le Burlesque dans une scène insolite qui sort du contexte général du film. Il y a cette scène dérisoire où le tueur à gages perd la maîtrise de son arme à feu. Le spectateur ne s'attend pas à ce que la scène emprunte cette voie absurde, soit qu'il perd le contrôle de son arme, mais aussi, que malgré les diverses tentatives qu'il exécute pour réparer son erreur il s'enfonce dans sa maladresse, qu'il devient impulsif, va jusqu'à tirer sur l'aspirateur et déclencher le système d'alarme. Ce moment loufoque peut donc être considéré comme anamorphose à l'intérieur de l'atmosphère général du film.

Ce film de David Lynch travaille la théâtralité par le faux, le factice. Il met en évidence l'expressivité du corps, le jeu de rôle, le songe, le mensonge, etc. Mulholland Drive, c'est le simulacre d'un monde diamanté, imaginé par Hollywood, mais aussi, en simultanéité, la représentation de l'aspect malsain du star system, qui engloutit l'identité des personnes y transitant. Il nous fait prendre conscience de l'importance du lieu et de l'espace atmosphérique, du jeu et de la représentation. Par conséquent, il ne suscite pas seulement le théâtre, il explore aussi la picturalité, la musicalité, la danse, le fantastique, la mythologie, le fétichisme, la psychanalyse, etc. Lynch à une fois de plus réussit à capturer notre attention, à attiser notre curiosité et nous oblige à se questionner sur ce trop-plein d'éléments qui font de ses films les plus intéressant des casse-têtes.

Voir également Mulholland drive ou lorsque le cinéma traque


Bethsabée Poirier et Marie-Anne Moreau
Montréal, décembre 2001

 

1 - BUGARD, Pierre. Le Comédien et son double, Ed. Stock, France, 1970, p.9-10.

2 - Idem, p. 13.

3 - Idem, p. 13.

4 - Idem, p. 11.

5 - COUNTY, D. et A. Rey. Le Théâtre, Bordas, France, 1984, p.43

6 - LARDEAU, Yann. «Le décor et le masque», Cahiers du cinéma, no. 351, sept 1983, p.11.


7 -
BERGALA, Alain. «Le vrai, le faux, le factice», Cahiers du cinéma, no. 351, sept 1983, p.7.

8 - BUCI-GLUCKSMANN, Christine. «Le grand théâtre du monde», Mag
azine littéraire (Baroque), France, p. 57.

9 - LARDEAU, Yann. «Le décor et le masque», Cahiers du cinéma, no. 351, sept 1983, p.11.



Bibliographie


AMENGUAL, Barthelemy. «Théâtre et cinéma», Travail et culture, Alger, 1953, p.3-15.

BERGALA, Alain. «Le vrai, le faux, le factice», Cahiers du cinéma, no. 351, sept 1983, p.4-10.

BUCI-GLUCKSMANN, Christine. «Le grand théâtre du monde», Magazine littéraire (Baroque), France, p.56-58, 75.

BUGARD, Pierre. Le Comédien et son double, Ed. Stock, France, 1970, 237p.

COUNTY, D. et A. Rey. Le Théâtre, Bordas, France, 1984, 250p.

ISHAGHPOUR, Youssef. Opéra et théâtre dans le cinéma d'aujourd'hui, Ed. de la Différence, Paris, 1995, 99p.

LARDEAU, Yann. «Le décor et le masque», Cahiers du cinéma, no. 351, sept 1983, p.11-15

Roy, André. (Page consultée le 28 novembre 2001). Homme de théâtre, homme de cinéma, [En ligne].