Les Danois autour du Dogme


Le Dogme # 12, Italian for Beginners, ramène l'attention internationale sur le manifeste signé en 1995. En Amérique du Nord, malheureusement, les films Dogme se situant entre Julien Donkey-boy (1999), Dogme # 6 réalisé par l'Américain Harmony Korine, et celui de Scherfig (2000) sont passés quelque peu inaperçus. Eh oui, au moins cinq films Dogme officiels, dont un américain et un argentin, ont vu le jour en une année, ce qui devrait convaincre ceux qui annoncent encore la mort du Dogme qu'ils sont dans l'erreur ou que du moins, ils ne regardent pas du bon côté. En outre, Lone Scherfig signe le premier film Dogme réalisé par une femme. Est-ce que cela apporte un vent d'air frais dans le monastère du Dogme? Pour le savoir, il faut faire un retour sur le film de la réalisatrice et sur le manifeste danois.

Cette comédie hybride, qui oscille entre humour et misère, est certainement l'œuvre la plus légère et rafraîchissante du mouvement [1]. Le ton, plus dramatique, dur et sombre dans la première partie, s'adoucit dans la deuxième, devient plus gai, romantique et optimiste (la fin est tout à fait « lumineuse », tant par la lumière que par les personnages, qui sortent de leur grisaille). Vous comprendrez bien quand vous verrez le film; je m'abstiens de vous en dévoiler davantage sur le scénario afin de ne pas vous gâcher le plaisir.

Or, l'un des intérêts d'Italian for Beginners est qu'il nous fait réaliser que quelque chose semble s'être installé dans le Dogme 95. Et cela ne se présente pas nécessairement comme une bonne nouvelle… On dirait que depuis les tout premiers films Dogme, quelques traits communs se dessinent plus nettement, ce qui pourrait bien compromettre l'authenticité et la quête de vérité des futurs films et les règles du mouvement.

D'abord, depuis Festen (1998), le Dogme # 1, ne semble-t-il pas que le ton des films du Dogme devient de moins en moins dramatique? On peut être tenté d'y croire (en se fiant aux films que l'on a, pour l'instant, sous la main). En fait, si les deux premiers films Dogme sont plus « coup de poing », plus noirs, déjà dès Mifune (1999), on adoucit le ton. Sans avoir vu The King is Alive (Dogme # 4), qui n'a été présenté que dans quelques salles sélectionnées aux États-Unis au début de l'année, on sait cependant que les thèmes et le ton redeviennent un peu plus noirs et dramatiques. Ensuite, exception notable du film de Korine, véritable film-massue, le ton semble tendre vers le romantisme et la tragi-comédie rafraîchissante… Italian for Beginners n'est peut-être pas un film « coup de poing », mais il est quand même poignant par moments. En fait, le film apparaît comme celui, parmi tout le mouvement Dogme, qui passe le plus radicalement d'un ton comique à un ton dramatique. Tout comme la vraie vie, il n'y a pas qu'une seule couleur et une seule saveur. Il peut arriver que deux éléments qui se succèdent ne se marient pas nécessairement bien entre eux. C'est un peu le portrait du film de Scherfig. Par contre, l'effet rafraîchissant et déstabilisant pour le spectateur, caractéristique des films Dogme jusqu'à présent, est conservé ici, pour le bonheur des cinéphiles. Pour le moment.

Il semble effectivement probable que quelque chose se terre dans l'ombre (rien à voir avec ce dont Mister Bush parle tout le temps depuis deux mois) et guette le Dogme 95. Bien sûr, il y a les cinéastes et distributeurs américains grand spectacle qui n'attendent que de voir un film Dogme s'aventurer seul sur leur territoire pour le tabasser et repartir l'esprit tranquille en sifflotant. C'est plutôt le Dogme lui-même qui a installé en son sein un élément qui pourrait bien le ronger de l'intérieur. Ainsi, l'authenticité et la spontanéité, l'Ici et le Maintenant, si chers au Dogme, ne sont principalement transposés cinématographiquement que par l'improvisation des acteurs et dans le script pour l'instant. À la longue, et surtout avec les mêmes thèmes redondants, les films Dogme vont tous trop se ressembler et paf, adieu la belle authenticité si ardemment défendue! Peut-être que les prochains films Dogme pourraient trouver d'autres procédés, aborder d'autres thèmes, créer des personnages différents, car le spectateur, de plus en plus habitué aux codes cinématographiques du Dogme, pourrait bien ne plus trouver les histoires aussi rafraîchissantes, authentiques et spontanées.

Une tendance semble donc se confirmer dans Italian for Beginners comme des règles non écrites à respecter par les signataires du Dogme : l'improvisation et la famille dysfonctionnelle. Quelle surprise diront certains! En effet, Lone Scherfig, adepte de la perfection et du travail planifié, s'est permise d'écrire une partie de son script en plein tournage! Les acteurs ont également improvisé quelques scènes, donnant par conséquent plus de spontanéité, de gaieté et d'apparence d'authenticité. En outre, comme ses prédécesseurs, le film de Scherfig met en scène des personnages névrosés ou mésadaptés, des familles déconstruites et psychologiquement instables. Or, vous voyez le tout venir : les films Dogme semblent finalement créer un genre en abordant des thèmes semblables, en filmant, jouant et éclairant de la même manière. Est-ce la fin de la spontanéité et de l'aspect de vérité? Peut-être pas si l'on réajuste le tir…

Les films Dogme seraient donc maintenant quelque peu anti-Dogme? On pourrait penser que c'est techniquement le cas. Dans l'essence, les films respectent l'idée et les buts du Dogme. En fait, ce ne sont que les moyens pour y parvenir qui peuvent grandement lui nuire… Au niveau des règles du Dogme 95, la huitième est claire : « Les films de genre sont inacceptables » [2]. Il apparaît maintenant plus clair que les films Dogme vus jusqu'à présent, y compris celui de l'Américain Korine, créent ce genre « film Dogme ». Cependant, ces mêmes règles ont été créées pour contrer le cinéma américain grand spectacle, pour montrer aux gens du monde entier qu'il est possible de faire autre chose d'intéressant et de divertissant sans effets spéciaux et masques inutiles. Qu'un genre « film Dogme » soit bientôt créé pour identifier ces films, bien que contraire aux règles du Vœu de chasteté, pourrait peut-être en aider sa cause. Par contre, cela paraîtrait un peu mieux si les films étaient plus variés à l'intérieur même du genre.

Italian for Beginners témoigne d'un autre fait. Plus que des films Dogme, on peut maintenant parler des acteurs Dogme. Le personnage du pasteur Andreas est le Kresten de Mifune, soit Anders W. Berthelsen. Avant lui, Paprika Steen avait joué dans les trois premiers films Dogme, Jesper Asholt (Rud, le frère simple d'esprit de Kresten dans Mifune), dans le D-dag (2000) et Truly Human - Dogme # 18 (2001), puis Nikolaj Lie Kaas, dans Idioterne, le Dogme # 2 de Lars von Trier, et également dans Truly Human. Le Dogme 95 aura servi de pépinière-tremplin d'acteurs, dont certains peuvent désormais aspirer à une carrière internationale, comme Iben Hjejle (Liva, dans Mifune), que l'on a récemment vue partager la vedette avec John Cusack dans High Fidelity (2000), de Stephen Frears, et que l'on verra bientôt dans Dreaming of Julia avec Harvey Keitel. Par contre, le fait de retrouver ces mêmes personnages dans des films semblables pourrait bien annuler l'effet d'authenticité et de spontanéité recherché, devenant du même coup un obstacle et un élément anti-Dogme! Pour vraiment croire aux personnages et à leurs « péripéties », il semblerait plus juste de voir de nouveaux personnages à chaque fois, non? Ou encore, si un même acteur revenait dans un film Dogme, il devrait jouer le même personnage ou s'incarner lui-même en tant qu'acteur! Ou encore, les dogmatiques pourraient adopter une approche plus « iranienne » de la chose en engageant carrément des gens de la rue, des acteurs non professionnels pour jouer dans leur film. Ainsi, l'essence et les règles du Dogme seraient respectées.

Ensuite, autre élément qui ajoute à l'intérêt du film : Italian for Beginners est une autre démonstration de la passation du flambeau entre les membres fondateurs du mouvement et les autres adeptes. Cela pourrait donc constituer la planche de salut du Dogme, ou alors les clous de son cercueil. Le film de Scherfig est l'œuvre d'une nouvelle génération de dogmatiques. En effet, ces cinéastes ne sont plus tous danois et ne filment plus seulement qu'à Copenhague. Le Dogme, depuis King is Alive (Dogme # 4), s'internationalise, s'ouvre sur le monde. L'action du dernier film fondateur se déroule en Afrique du Nord et met en vedette un casting international (dans lequel on retrouve Jennifer Jason-Leigh, feu Brion James, Romane Bohringer et Janet McTeer). Depuis, comme on le sait, les films Dogme sont de nationalités diverses et par conséquent, montre des paysages non danois. De son côté, bien que le film de Scherfig soit danois, ce dernier ne se limite plus au pays scandinave. En fait, une partie du film prend place à Copenhague et la fin, à Venise, en Italie. Les Danois du Dogme sortent maintenant de leur Royaume scandinave pour tourner. Or, voilà peut-être comment le Dogme pourra voir ses thématiques récurrentes et anti-Dogme renversées. Ainsi pourra-t-on peut-être voir des thèmes différents, des approches nouvelles et d'autres personnages avec de nouvelles préoccupations et d'autres sortes de bibittes qui les rongent. Le film Dogme de Korine, américain, a par contre fait un faux départ pour le salut du côté des thèmes et des personnages, mais pas du côté de la technique, plus osée et personnelle que ses prédécesseurs danois. Les prochains films Dogme étrangers pourront nous dire si l'on va restreindre le Dogme dans une seule catégorie ou s'il va plutôt essayer de représenter l'authenticité et la vérité sous toutes leurs formes.

Bref, Italian for Beginners est un film à voir absolument. Les films Dogme sont une denrée rare en salles! De plus, il est peut-être le film Dogme dont la légèreté nous fait peut-être oublier heureusement le plus ces personnages dysfonctionnels, ces êtres rongés par la peine et le mal de vivre. Il nous fait peut-être un peu oublier qu'il a des airs de famille, mais ne nous fait pas manquer, parce qu'il est réalisé par une femme, qu'il offre plus de légèreté, plus de gaieté, de sensualité. Mais Lone Scherfig se fait sœur pour rentrer chez les frères du Dogme et tombe dans les mêmes saintes écritures et visions que ses frères. Il ne faudra qu'un autre pèlerin étranger pour apporter un éclairage nouveau à ces moines isolés…


Avertissement : soyez attentifs, Truly Human, le Dogme # 18 est également danois et pourrait bien passer en Amérique d'ici deux ans, s'il ne subit pas le même levage de nez que King is Alive ou Julien Donkey-boy de la part de certains distributeurs plus angoissés par l'épaisseur de leur portefeuille que par leur volonté de présenter des films qui osent s'afficher différents pour une fois… Et l'histoire nous dira si les moines danois auront de nouvelles interprétations au Livre du Monde ou au Livre de la Vie, peu importe comment vous l'appelez…


1 - Le film entre même dans les conventions de la comédie romantique et aurait reçu le surnom de « sitcom dogmatique » au dernier festival du film de Berlin. Voir l'article de Nils Olav Saeveras, « Italian for Beginners », [site Web] (page consultée le 6 novembre 2001).

2 - Voir les règles du manifeste dans Stig Björkman, « Lars von Trier - Entretiens avec Stig Björkman », Cahiers du cinéma, 2000, p. 161-162