|
Première constatation : Brève traversée, tout petit film tourné pour la télévision de Arte, assume son statut de TV Movie. Après la structure travaillée et la signature de Romance (film d'auteur au sens le plus rigide), Breillat est revenue avec deux films que l'on pourrait qualifier de films de genres. À ma sur! reprend le schéma narratif archi-vu du film d'ados découvrant leur sexualité - la trame de Brève traversée est tout aussi épuisée : deux inconnus qui se rencontrent et qui s'aiment, le temps d'une nuit. C'est donc en apparence à un film de fin de soirée que la réalisatrice nous convie. Le récit pré-construit de À ma sur! était avant tout d'utilité ponctuelle. Breillat y jouait sur les attentes du spectateur, attentes qu'elle mettait elle-même en place (par l'utilisation du schéma film d'ados) et desquelles elle dérogeait en deux temps suffisamment éloignés pour créer deux malaises très efficaces, différents de nature (si la première dérogation ne surprend pas outre mesure les fans de la réalisatrice, la seconde crée un effet de surprise comme les films punchés nous en offrent peu). Or, Brève traversée ne comporte aucune dérogation à son schéma - le film respecte parfaitement les attentes du spectateur qui sortira sans doute de la représentation avec une sensation de déjà-vu (et s'empressera d'aller en faire part à ses semblables, en faisant la queue aux toilettes). Si Romance a pu sembler trop littéraire à certains (principalement pour son utilisation de la voix over instaurant un discours décollé des images), Breillat revient avec À ma sur! et Brève traversée à des préoccupations plus proprement cinématographiques, s'attardant dans les deux cas à la forme du récit cinématographique. Les renvois explicites de À ma sur! aux premières uvres de la cinéaste (36 fillette, Une vraie jeune fille) rappellent qu'avant Romance, elle faisait déjà du cinéma ; Brève traversée souligne quant à lui, que Romance et ce qui suivra, c'est encore du cinéma. On retrouvera donc dans Brève traversée les grandes lignes (adoucies) du discours que Marie tenait en voix over dans Romance - cette fois insérées dans un champ-contrechamp prétexte à leur seule insertion. Procédé cinématographique faussé puisque, au fur et à mesure qu'il avance, le dialogue devient monologue et que l'un des protagonistes (le jeune garçon) ne parle plus et n'est plus là, comme le spectateur (et comme le spectateur de Romance), que pour écouter [1]. La voix over n'est pas tout à fait absente, la voix off provenant de l'intercom du bateau agit comme réminiscence de celle-ci, encadrant la traversée. En s'embarquant, les personnages de Breillat sont conscients de pénétrer la fiction. Comme c'était le cas pour Les trois couronnes du matelot de Ruiz, le bateau agit en quelque sorte comme métaphore du film : on paye son billet pour y monter, y passer un moment dont la temporalité échappe à la durée réelle de la traversée (et la caméra s'attarde sur les deux personnages qui retirent leurs montres - nous sommes en dehors du temps). Les deux personnages pénètrent dans ce théâtre en laissant leur identité derrière eux et en acceptant de jouer un rôle dans la représentation. Le garçon (dont les pièces d'identité ne sont plus valides) jouera le rôle d'un jeune homme de 18 ans ; le rôle de la femme sera d'avoir quitté son mariage sans enfant, par manque de considération. Tous deux revêtent le visage d'un autre et oublient leur existence hors du bateau pour prendre part à cette traversée, leur rencontre se faisant sur les planches du théâtre de leurs représentations réciproques [2]. La femme gagnera finalement, son rôle étant plus crédible et mieux fignolé (elle se contredit tout de même - sur la durée de la séparation de son couple - mais le garçon n'y fait pas attention). Chaque fois qu'une autre personne que la femme s'adresse au garçon, c'est d'ailleurs pour lui faire remarquer qu'il joue faux : son identité n'est pas valide, il n'a pas 18 ans De leur premier contact physique avec en arrière-plan un magicien performant sur scène à la douche qu'ils prennent ensemble le lendemain matin (incluant tous les autres lieux communs qu'ils traversent entre-temps: la piste de danse, le pont, la cabine privée), la relation entre la femme et le jeune garçon s'établit sous le signe du faux, chacun y jouant son rôle (le garçon y reprend même le sien - malgré qu'il ait été démasqué - décrivant, expérimenté, les habitudes de fréquentation de sa génération). La relation se fait au temps de la représentation, elle est de la même substance qu'un film: une durée, celle du trajet. Le récit ne présente d'ailleurs aucun passé, excepté le passé fictif que les personnages s'inventent et qui tombent lentement en lambeaux. La mémoire des personnages est niée, une fois entrés en scène, leur existence en dehors de celle-ci n'a plus aucune valeur (leurs pièces d'identité ne sont plus valides). La mémoire des lieux est également niée. Breillat ne nous laisse que supposer la destination de cette traversée et situe la relation qu'elle met en scène dans des lieux dépourvus d'Histoire (pour cela, elle banalise le bateau - s'attardant à une cafétéria, une épicerie et un bar que l'on aurait pu retrouver n'importe où ailleurs, sur terre comme sur mer - la mer étant le non-lieu parfait). « Quand on bénéficie d'un lieu de mémoire, c'est qu'on reste vivant dans le souvenir de quelqu'un » [3], or ici il n'y a que mort, disparition, oubli et fugacité. Dans le même sens, la trace (qui devient souvenir et qui fait mémoire) est refusée à la relation/représentation - la femme ne veut conserver aucun souvenir de la traversée, c'est à reculons qu'elle se laisse photographier avec le garçon ; lui quitte la représentation en larmes - pour lui, un punch, une fin (et un générique) et pour mémoire, une image.
2 - Il y aurait certainement une intéressante réflexion à tirer du film sur le jeu de la séduction. 3 - Zuber, Roger. «Lieux de mémoire et Littérature» dans Les lieux de mémoire et la fabrique de l'uvre (Volker Kapp, éditeur). Papers on French Seventeenth Century Litterature. Paris, Seattle, Tübingen. 1993. p. 25 |