Mulholland Drive ou lorsque le cinéma traque

« C'est lui qui est derrière tout ça », « je peux le voir derrière le mur ». Ces deux répliques d'un personnage tout à fait secondaire, issues d'une scène on ne peut plus séparée mais en même temps inséparable du reste de l'histoire, seraient-elles une habile synecdoque de la condition inaliénable de tout protagoniste lynchéen, et cette scène un microcosme, une mise en abyme grandeur nature du moteur narratif du film ? L'inspecteur raconte un rêve obsédant au même collègue qui en fait partie, dans le même lieu où il se déroule. Il ne peut plus tolérer cette présence indéfinie [1]. Il lui a donné rendez-vous afin de parcourir le trajet jusqu'ici inassouvi qui mène derrière le mur. Pour se rassurer. Pour constater l'absence. Il s'avance tranquillement, suivi du collègue incrédule. Il n'aura pas tourné le coin qu'il rencontrera autre chose ; il n'aura pas dévoilé la présence qu'il trouvera la mort. Ou autre chose. Pire. Un film de David Lynch.

Le film s'ouvre sur la même musique sombre habituelle qui nous place dans l'expectative du drame à venir. Deux secondes et nos attentes sont cassées. Les notes sombres et languissantes du synthétiseur badalamentien se meuvent en un swing endiablé et les fragments de silhouettes à l'écran se multiplient pour devenir une foule de danseurs en furie. La scène n'est plus qu'un vidéo-clip rétro surchargé façon McLaren. Parce que dans l'ombre de ces silhouettes hard-edged, littéralement découpées sur l'arrière-plan et balayées par le premier plan de danseurs, on distingue encore des membres qui s'agitent. Le cache qu'est l'arrière-plan d'un mauve kitsch incroyable se révèle. Il y a quelque chose, là, derrière les ombres. Mais ces danseurs ne savent pas. Ils n'offrent alors plus aucun intérêt. Car le film ne dispose que de peu de temps pour traquer Betty et Rita, qui savent. Ou qui seront à même d'entrevoir, dans les limites de leur condition, les limites de leur condition. Cette conscience, propre aux personnages lynchéens. Le cinéma est après eux. Et ils n'en sortiront pas mieux malgré cette conscience. Bien au contraire.

Rita est la seule survivante d'un terrible accident sur Mulholland Drive, route torturée et sinueuse pas très loin du Sunset Boulevard. Elle s'en est sortie en même temps qu'elle s'est vue sortir d'elle-même. Ou peut-être son amnésie l'a fait revenir à elle après s'être égarée du côté du théâtre nocturne, le Silencio. Elle en avait probablement déjà trop appris là-bas. Elle descend la colline d'Hollywood encore sous le choc, et on ne la laisse pas errer longuement dans la nuit sans l'assaillir d'une lumière franche, percutante. Une voiture approche. Seulement une voiture. C'est rassurant. Ce n'est qu'une voiture qui passait. Mais une chose est sûre maintenant : on ne la laissera plus dans l'ombre. Le cinéma choisit, il traque. Et il en veut à cette brunette. Il lui donne les moyens d'en sortir sans la laisser s'exécuter. Ça gâcherait le plaisir. C'est la fille qu'on cherche.

« C'est la fille ». Adam est un jeune réalisateur branché qui refait un casting pour un rôle de chanteuse rétro. Mais le réalisateur perd subitement tout pouvoir lorsque les mafieux de monsieur Roque [2] décident pour lui de la fille en question. Et sur la photo, cette jeune actrice ressemble étrangement à Betty, sans en avoir le nom. Betty arrive à Hollywood, le rêve trop bien ancré en elle. Tellement qu'après avoir découvert Rita dans la douche, Rita qui est venue oublier l'oubli dans cet appartement, Betty cache difficilement son excitation face au mystère terrifiant qui entoure sa nouvelle colocataire. Le cinéma l'a prise au jeu sans le moindre effort. Adam ne la lâchera pas des yeux lors de l'audition ; le sosie de Betty est en action mais c'est elle qu'il regarde et comme convenu, la prestation enfin terminée, son assistant inscrit la marque indélébile sur le registre, marque qu'Adam ne fait que transmettre sans comprendre : « C'est la fille ». Elle n'en sortira plus maintenant. Adam avait bien failli tout faire rater en apprenant l'ingérence de monsieur Roque dans son film. Mais monsieur Roque, de l'autre côté de son écran de verre, ne pouvait le laisser faire et tout annuler. Il a changé sa moquette depuis Twin Peaks et s'est doté d'un merveilleux système cinéma maison discret et dernier cri ; il ne pouvait laisser ce jeune réalisateur inconscient gâcher le spectacle. Et il enverra le cinéma après lui. Adam rentre de cette journée atroce pour découvrir, comme le Scully de Body Double et combien d'autres encore, sa femme au lit avec monsieur gros bras cogne dur. Mais il n'a pas encore compris. Pour l'aider à ajuster ses lunettes, on lui envoie le cow-boy.

Mais peut-on vraiment fusionner monsieur Roque et cette présence (responsable de tout ça derrière le mur) évoquée dès le départ par l'inspecteur ? Après tout, comme tout spectateur de Lynch l'aura remarqué, monsieur Roque, c'est déjà le cinéma. Pourrait-on alors l'assimiler à Lynch ? Lynch, nous y reviendrons, c'est déjà le cinéma. Et pas seulement son cinéma, même si l'auto-référence prolifère. Outre la mythologie de Twin Peaks et certains thèmes musicaux directement empruntés à Lost Highway, on retrouve le même regard cynique sur la société américaine trop parfaite déjà évident dans les quelques plans d'ouverture de Blue Velvet ; les gentils petits vieux qui accompagnent Betty à Los Angeles sont filmés longuement, immobiles sur le siège arrière d'un taxi, sourires béants à voir tant de beauté défiler sous leurs yeux. Mais le film est plus intimement lié à Lost Highway via le thème et la mise en scène du dédoublement. Rita est en danger. Les indices resurgis de sa mémoire (Diane, morte) et de son sac à main (l'argent, en trop) pour l'en convaincre ne mènent pas plus loin dans le récit. Et les autres indices, le Silencio et la clef bleu, n'expliqueront pas le passé. Mais ils donneront tout de même la clef. C'est une caméra déchaînée qui rattrape les deux blondinettes à l'entrée du Silencio. Sur scène, le maître de l'illusion pose d'emblée la règle de l'endroit : le dévoilement de l'artifice. Prévenues, elles se laissent tout de même prendre au jeu. Les larmes affluent lorsqu'une espagnole entonne a capella une poignante chanson d'amour. Et l'émotion se relâche, indisposée, lorsque la chanteuse s'effondre sur scène et que l'enregistrement continu.

On recourt à la mise en abyme, habituellement, pour clarifier le récit. Par sa duplication intérieure, le plus souvent en ayant recours à un autre registre de représentation, on en éclaire certains aspects pour aider à la compréhension générale des spectateurs et des personnages [3]. Mais le présent exemple remplit cette fonction à un autre niveau : ce qu'on révèle ici n'est autre que la facticité de la représentation. Si c'est une clef à double tranchant pour le spectateur qui ne comprend pas mieux le récit mais établit un parallèle avec la condition de ce récit emboîtant, le même constat pour les personnages sera beaucoup plus problématique. Elles ont maintenant en leur possession une boîte agencée à la clef bleu. Pour elles, la révélation de l'artifice n'est pas la clef, mais bien la serrure. Elles seront littéralement avalées par la boîte. Elles ne peuvent cependant se désister aussi facilement de la représentation. Leur prise de conscience l'aura ébranlée, fait se replier sur elle-même et de cette implosion surgira un dédoublement du récit. Betty s'incarne désormais en Diane, un peu moins morte pour l'occasion, et Rita devient cette même actrice qu'on voulait imposer à Adam sous les traits de Betty, Camilla.

Le spectateur attentif aura remarqué, bien avant le dédoublement entrecontaminé du récit, la surenchère des jeux de miroir : la configuration du plan chez monsieur Roque, lui-même derrière un écran de verre où se reflète son messager, en train de regarder un écran qui boude le spectateur ; la séance d'audition où les acteurs deviennent quelqu'un d'autre par le simple fait d'entrer dans une boîte vitrée, se dédoublent, comme Betty ; et pour Adam, qui promène son regard entre Betty et son double encadré, les deux représentations s'équivalent. Mais ce n'est pas simplement par la composition de l'image que la représentation dévoile son leurre. Le jeu avec les conventions narratives, plus qu'une simple jonglerie, impose à l'image son statut premier. Pour la simple raison qu'il n'y a pas de récit emboîtant. Impossible de déterminer la primauté d'une version de l'histoire sur l'autre. Outre les identités doubles et alambiqués de Rita/Camilla et de Betty/Diane, la chronologie, une fois opéré le dédoublement, semble défier toute logique : on se situe à la fois avant la mort de Diane et après la rencontre d'Adam avec Camilla. À défaut d'explications, on peut toujours qualifier l'ensemble de délire onirique. Ce serait tomber dans une facilité rassurante.

Cette incapacité constante à jauger le vrai du faux, non seulement entre les deux versions du récit, entre les différentes scènes qui composent ces récits, mais au sein même d'une scène, installe une structure en abyme permanente. Comment parler de mise en abyme lorsque la représentation s'exhibe toujours comme telle ? Comment délimiter les différents degrés d'imbrications lorsque tout est déjà représentation ? La structure même du récit en impose à chaque plan ; chaque plan comme une mise en abyme grandeur nature, c'est-à-dire au format du cadre de la représentation cinématographique ; chaque plan déjà représentation au sein d'une représentation, à différents niveaux, jamais clairement originé et encore moins différencié. But wait, there's more ! Certaines interférences entre les deux récits offrent la possibilité au spectateur de rétablir une chronologie et une paternité narrative, au prix d'incroyables efforts de jonglerie mentale. La deuxième version présente l'acharnement de Rita/Camilla à faire souffrir Diane en plaquant cette dernière pour Adam. Elle ira jusqu'à inviter son ex-compagne à une cérémonie, prétexte pour lui annoncer leur futur mariage ; le rire démoniaque et complice des deux amants ne laisse aucun doute sur leurs intentions. Diane/Betty en souffre au point de commander à un mafieux le meurtre de Rita. La première version s'ouvre sur la tentative de meurtre de Rita/Camilla, pour ensuite culminer dans une sulfureuse relation entre les deux femmes. Dès lors, il est possible d'envisager cette version comme la concrétisation des désirs haineux et amoureux (les scènes de baises ne sont jamais gratuites chez Lynch) de Betty envers Rita. De même pour le seconde version, qui répond plus spécifiquement aux désirs de Rita. À cet égard, le retournement de situation est révélateur: dans leur version respective, c'est à la fois Rita et Betty qui occupent le rôle de l'actrice traquée et adulée. Betty subjugue tout le monde lors de sa première audition, et l'actrice choisie par les mafieux de monsieur Roque n'est autre que son double, toujours déjà en représentation, tandis que Rita, dans la version calquée sur ses désirs, incarne déjà l'actrice populaire. « C'est la fille », avec une fille différente pour chaque version.

À ce stade, on peut rétablir une chronologie : Diane souffre des manigances de Rita/Camilla, entame les procédures pour s'en débarrasser, se suicide et s'incarne dans une Betty le vent en poupe [4] qui obtiendra dans une romance des plus improbables l'objet de son désir : Camilla devenue Rita, s'appropriant par la même occasion sa popularité et son talent. Cette lecture établirait la primauté du second récit, réduit à un simple flashback réel sur le précédent, qui ne serait alors que fabulation. Mais trop d'incohérences viennent invalider cette lecture. Ne serait-ce pas plutôt Rita qui, n'en pouvant plus d'être dans l'ombre de Betty, au point de se laisser modeler sur l'actrice montante en adoptant son look platine, soi-disant par nécessité pour combler ce manque de personnalité flagrant et son amnésie, ce serait créée une belle fiction où elle peut enfin évacuer cette damnée gouine envahissante et centrée sur sa carrière ? De chaque côté de la césure, à chaque détour d'une simple collure, des embûches attendent le spectateur qui ne peut en sortir indemne et renforcer ses habitudes de lectures calquées sur une logique périmée. La confrontation de ces variations à partir d'éléments de récit communs, habilement orchestrée, détermine la lecture multiple du plan [5]. But wait, there's more ! Ce serait sans compter sur une interférence majeure du film que d'arrêter les divagations à ce stade préliminaire. En effet, Sunset Boulevard se veut un détour inévitable pour quiconque a peur de s'aventurer sur le segment non pavé de Mulholland Drive. Et ce détour, il est grand temps de l'entamer.

Le film offre une variation à partir des propres éléments qu'il met en place pendant près de deux heures ; de la même façon que Mulholland Drive sillonne en parallèle avec Sunset Boulevard, le film récupère et intègre en les modifiant certains éléments de la diégèse du film de Wilder. Sunset Boulevard raconte l'histoire d'un jeune scénariste qui fuit ses créanciers en se réfugiant dans l'appartement d'une actrice à son insu, ce qui ne va pas sans rappeler la situation de Rita. Et Betty ne demeure pas chez elle mais chez sa tante, personnage qu'on dissimule, peut-être pour mieux l'assimiler à Norma Desmond qui réside dans le coin [6]. Mais c'est surtout pour son dispositif narratif qu'on aura retenu le film de Wilder. Le foyer de la narration réside dans la voix off d'un protagoniste trépassé. De fait, le récit de Mulholland Drive émane de deux personnages qui expérimenteront leur mort-résurrection à un certain moment, difficilement localisable de façon chronologique, mais identifiable en terme écranique (l'une au début du film, l'autre qui inaugure la reconstruction du récit). La voix d'outre-tombe qui raconte ses mésaventures dans Sunset Boulevard est franchement inquiétante parce qu'à la fois animée d'un souffle de vie, mais indiscutablement morte, étouffée dans la piscine. S'il fallait lire le film de Lynch en tenant compte de ses relations avec le film de Wilder (et pourquoi pas, où serait le plaisir sinon ; après tout, le réalisateur nous le suggère gentiment), nous devrions préciser d'emblée que le paradoxe de cette narration est ici exacerbé jusqu'à son paroxysme, ô combien plus inquiétant et confondant pour le spectateur : si la voix d'outre-tombe a disparu, c'est bien parce que les deux protagonistes se servent de leur corps mortifié pour nous livrer leur récit. On le voit très bien lorsque Betty s'incarne en Diane ; le corps de cette dernière est contraint d'abandonner toute activité de putréfaction et doit raconter l'histoire de sa mort. Pas de salut pour Rita non plus. Elle se relève avec peine de son accident mortel ; elle aussi a encore des choses à dire. C'est encore le cinéma. Le cinéma rajeunit après avoir mortifié. Le cinéma atténue les rides. Sur demande. Mais pas à la demande de ces images. Ce sont elles qui doivent renaître à sa volonté. Les morts-vivants lynchéens ne tombent pas dans le cliché. Ils doivent être en bonne forme pour subir l'exercice, sans espoir d'un quelconque répit.

Si l'on s'en tient à cette lecture, le problème de la focalisation se complexifie une fois de plus. La première version du récit, que nous avions tenté de cloisonner dans la subjectivité de Betty un peu plus haut, serait maintenant attribuable à Rita. Et la variation de ce récit, qu'on consentait à cette dernière par la même occasion, proviendrait maintenant de Betty/Diane. Toutes deux racontent leur mort et, exactement comme dans Sunset Boulevard, incarnent tour à tour le faire valoir de l'actrice choyée, pour enfin mourir de sa main : Betty/Diane se suicide, ne pouvant plus supporter les souffrances infligées par Rita/Camilla, et cette dernière voit sa mort commandée par son ex-compagne. On constate que le cinéma prend les deux protagonistes en otage, qu'elles subissent les mafieux, monsieur Roque, le cow-boy, et doivent se plier aux contraintes des renvois à Lost Highway et Sunset Boulevard. Elles ont beau raconter leur propre histoire, quelque chose échappe à leur autorité narrative. À qui attribuer les scènes extérieures à leur point de vue ? Si l'on admet que Rita est le point focal omniscient (parce que mort) de la première partie, comment justifier son intérêt (traduit par le regard de la caméra) pour les malheurs de son amant et de l'inspecteur évoqué en début d'analyse ? Tandis que si cette portion du récit émane de Betty, on comprend mieux, à la lumière de la seconde partie, qu'elle ait ressenti le besoin de convoquer les foudres du cinéma sur Adam. Et si l'on admet que Betty est le point focal omniscient de la seconde partie, comment expliquer son intérêt pour le même personnage louche, derrière le mur, qui a provoqué un choc mortel pour l'inspecteur ? De la même façon, si Rita produit cette portion du récit, les mêmes petits vieux trop gentils et pleins d'admiration se ruent sur Betty dans une scène grotesque à souhait pour mieux exprimer sa haine. Mais ces petits vieux, ils sont ressortis de la petite boîte bleue, entre les mains de ce personnage louche, responsable de tout ça, de derrière le mur. Ces petits vieux, et revoyez Répulsions de Polanski pour mieux vous en convaincre [7], c'est déjà le cinéma. Ce personnage louche, c'est toujours le cinéma. Derrière le mur, c'est encore le cinéma.

À dire vrai, la césure n'est jamais si évidente. Malgré les indices évoqués, impossible de cloisonner dans une subjectivité une quelconque partie du récit. Plus, la subjectivité au sens traditionnel se déploie de manière tout à fait problématique. La séparation diégétique apparente, elle aussi, est un leurre, un symbole de ce recours mental trop fréquent qui consiste à scinder pour mieux comprendre. Parce qu'en fait, les indices subjectifs parsemés ici et là ne visent qu'à mieux nous confondre dans notre tentative de compréhension. Parce que la subjectivité est toujours au moins double, chacune des parties interfère l'une avec l'autre, se contamine mutuellement. Sitôt identifiée qu'elle ne se supporte plus, elle s'effondre d'elle-même. L'aliénation surgit si fortement qu'elle en fait « bourdonner » quelques plans subjectifs. Betty et Rita sont toujours présentes l'une à l'autre, leurs points de vue interfèrent et sont trop souvent réversibles ; elles se fondent l'une dans l'autre jusqu'à en perdre l'âme. Et même si l'on admet un dédoublement de personnalité, le plan où Rita regarde longuement et de façon ambiguë un poster de Gilda (donc, de Rita Hayworth) laisse songeur et démontre encore une fois cette prise de conscience de leur propre facticité, de leur contamination par un méta-réseau de stock characters propre à la fiction. Mais il y a Lynch derrière tout ça, me direz-vous. Lynch sur qui on peut toujours s'appuyer pour tout remettre en boîte. Même pas. Lynch, c'est déjà le cinéma. Et il le sait. Il se sait produit du cinéma. Son double écranique, Adam, est d'abord une victime du cinéma. Il n'est rien de plus qu'un point de croisement parmi la multitude de points de croisement qu'on qualifie de subjectifs, alors que peu de choses leur sont propres. Le cinéma est passé par la moulinette Lynch, s'est fait broyé et en est ressorti dans une belle bouillie pas très homogène et à peine digeste.

Vous l'attendiez, chers lecteurs, et bien le voici, le moment charnière où votre dévoué rédacteur s'avance un peu trop promptement et propose une série de néologismes tous aussi boiteux, avec comme espoir évident d'attirer l'attention sur lui en sachant bien que de telles bêtises causeront un tort irréparable à sa future carrière (ou à sa future carrière ratée, c'est selon). Nous avons déjà parlé de mise en abyme grandeur nature. On pourrait aussi divaguer sur la polyphonie télescopée dans l'image, où un seul plan devient porteur d'une multitude de voix entrecroisées. Ou encore définir une espèce de cubisme narratif : au sein d'une même unité filmique, plusieurs points de vue sont intégrés sans avoir recours à un montage ostensible. Enfin, mentionnons l'anamorphose mentale : la narration contraint le spectateur à obliquer son point de vue, mentalement, sur place, afin de révéler une autre condition de l'image. Peu importe. Une chose est sûre : la représentation vacille. Les personnages en ressentent l'écho et ne peuvent désormais en échapper par la mort, ou même par la fin de la représentation : le film culmine sur le suicide de Betty/Diane, mais les quelques indices parsemés avant le drame mènent droit à l'accident sur Mulholland Drive, donc au début du film. J'avais conseillé à une journaliste, avant la projection, de revoir Lost Highway pour le plaisir. À l'issue de Mulholland Drive, elle me lance, désespérée, que celui-là aussi est à revoir. Comme si c'était un supplice imposé par le réalisateur. C'est bien vrai, nous sommes condamnés à revoir le film. Et ces images, celles de Betty, celles de Rita, sont condamnées à revivre pour nous. Pourquoi tant de haine envers ces simples images ? Pourquoi tant de barrières à la compréhension du spectateur ? Si toutes ces lectures sont si problématiques, pourquoi s'être donné la peine de les coucher sur un papier cathodique ? Aussi bien me demander pourquoi je vais au cinéma. Revoir le film, apprendre à comprendre autrement. Mais les spectateurs d'aujourd'hui n'ont pas l'habitude qu'on leur témoigne une certaine estime. Vous n'obtiendrez de réponses que les vôtres. Le film se déconstruit pour se reconstruire dans une boucle sans fin. Et vous devez en faire de même. Tout le plaisir est là.

Plusieurs théoriciens du jeu ont souligné que ce dernier ne serait qu'un rebut culturel d'anciennes pratiques sacrées. Comment ne pas penser à ces spectateurs qui s'amusent de la surenchère de ruptures de ton, de mélanges incongrus, de mises en scène réflexives et de déconstructions, procédés autrefois employés par des modernes qui cherchaient avant tout à les faire réfléchir ? Et la salle s'est bien amusée, malgré l'incompréhension. Mais le jeu n'exclut pas la réflexion. L'expérience, aussi ludique soit-elle, contient toujours une somme de visions du monde qu'il faut discuter. Mais avec qui en discuter ? Le seul personnage qui daigna m'aborder, en plein milieu de cette représentation (une journaliste grimaldiesque anglophone), parlait, parlait, mais ne disait rien. Parlait de Robert Blake qu'on accuse du meurtre de sa femme. D'ailleurs, Claude Chamberlan, qui essayait de communiquer avec nous, en vain, aurait aisément pu se confondre avec l'acteur de Lost Highway, tellement sa nuit blanche l'avait blêmi. Parlait aussi d'Attanarjuat qui mange de grosses bestioles crues et que c'est donc dégueulasse. Elle parlait, parlait encore. J'ai bien essayé de discuter, en vain : ce n'était qu'une image, elle ne répondait pas le moindrement à mes commentaires, me coupait comme si je n'existais pas, comme si une personne derrière moi était vraiment attentive aux mots, aux sons qu'elle produisait ; je n'oserais parler de discours. C'est clair, je détonne dans cette représentation, je m'y suis immiscé, sans penser que j'y découvrirais à quel point je suis fake. Et combien eux le sont. Décidément, on a l'hyperréalité qu'on mérite. C'est rassurant.



1 - Qui rappelle d'ailleurs obligatoirement, pour quiconque ayant déjà vu Lost Highway, l'inquiétant personnage interprété par Robert Blake et sa fameuse réplique : « Call me, i'm in your house right now ».

2 - Michael J. Anderson, le fameux nain danseur de Twin Peaks.

3 - L'exemple canonique est certainement la pièce dans Hamlet.

4 - Après tout, Betty vient de l'Ontario et débarque à Los Angeles pour vivre le rêve américain.

5 - On rencontre exactement le même procédé dans Lost Highway : l'histoire de Pete semble répondre aux désirs profonds d'un jazzman fini, incapable de baiser correctement sa femme, alors que celle de Fred permet à un gamin facilement manipulable, peu convaincant en tueur, d'assassiner l'objet de son désir et son amant. Chronologie (au moins) double, aussi : Fred prend conscience des aventures de son épouse, l'assassine crapuleusement après avoir zigouillé son amant, s'incarne en jeune tombeur en désespoir de cause ; Pete se fait entraîner par une mégère dans une histoire d'argent sale, tue son richissime amant, s'enfuit avec elle, se fait plaquer et ère dans les conjonctures d'une vie future où il la perd constamment.

6 - Nous encourageons fortement le lecteur à revoir les deux films pour compléter la liste de parallèles ; Lynch ne nous montre pas l'écriteau « Sunset Blvd » gratuitement. La comparaison est en quelque sorte fortement orientée de cette façon.

7 - Citation très parlante, d'ailleurs. Encore une fois, nous nous en remettons à l'intelligence du lecteur pour approfondir cette piste.