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Pourquoi les chiens
aiment-ils tant le sperme? Ne vous y trompez pas, le présent rédacteur est sorti de la représentation avec l'intention ferme de pondre un pamphlet haineux pour contrer cette horreur nouveau genre. Heureusement, les responsables du festival avaient prévu le coup et se sont donnés la peine de mettre à notre disposition, à nous, la gent journalistique bien pensante, un fascicule relatant une série de commentaires élogieux émis par des collègues audacieux (cherchant sans doute, eux aussi, à se faire remarquer) ainsi qu'une liste des distinctions que le film a eu l'honneur de se voir attribuer. La simple merde devient subitement choquante, mais intéressante. Oui, il faudrait trouver quelque chose de bien à dire là-dessus. Les commentaires sur le film ouvrent plusieurs possibilités de lecture. Mentionnons tout d'abord qu'en français, fantasma se traduirait à la fois par « fantasme », mais aussi par « fantôme ». Sans se lancer dans le ridicule d'une définition, à savoir ce qu'est un film gay [1], on voit aisément pourquoi O Fantasma fut étiqueté de la sorte ; on assiste plus à une enfilade, une brochette d'épisodes fantasmatiques qui emprunte à l'imagerie fétichiste, avec une caméra qui verse dans l'homoérotisme à la moindre occasion. De cette façon, l'ensemble du film pourrait simplement être considéré en terme de fantasme qui émanerait de l'imagination (féconde, somme toute) de Sergio. Lecture consolidée par l'ambiance nocturne prédominante et qui pousse la majorité à voir dans le film un quelconque délire onirique. Mais on ne peut le considérer comme un simple projet qui viserait à enticher un public homosexuel. Non, quelque chose cloche. Le fifon moyen pourra se satisfaire à consommer de la porno dans le contexte branché d'un festival, quant à savoir si l'assimilation au règne animal, avec tout ce qu'elle sous-tend de goût pour l'infecte et le nauséabond exhibés par un chien renifleur lui plaira, on peut se permettre d'en douter. Après
tout, les scènes nocturnes se justifient réellement si l'on
prend en considération l'occupation de Sergio. Qui plus est, un
éboueur sera forcément confronté au réel d'une
vie merdique où il passe le plus clair de son temps (enfin, de
son temps écranique) dans les ordures, les endroits mal
fichus, la putréfaction envahissante de notre monde, bref, des
éléments qui évoquent plus facilement une dimension
sociale qu'onirique. Mais on ne peut pas dire pour autant que les commentateurs
se soient gourés là-dessus. De la même façon,
on ne peut pas toujours se fier sur les dires d'un réalisateur,
mais le film démontre tout autant ce rejet de la critique sociale.
Tentons de nous enliser dans cette lecture onirique, forgée non
pas, rappelons-le, par les bons soins d'une mise en scène se donnant
comme telle, avec incohérences chronologiques, démarcation
nette de ce qui est rêve ou non, etc. En fait, le seul élément
véritablement incongru pour m'sieur dame tout le monde réside
dans ce simple fait : le spectateur moyen ne peut admettre que toute situation
se retourne spontanément et devienne chargée d'un tel caractère
sexuel. Bien sûr, on pourrait s'en remettre aux stéréotypes
et dire que, pour le fifon moyen, ce type de récit est on ne peut
plus naturaliste. Mais au-delà des scènes à caractère pornographique, tout élément, même le plus répugnant pour la bonne conscience commune, semble chargé sexuellement. Il suffit d'observer Sergio jouer dans les vidanges, avec ses mains qui caressent la matière plastique des sacs poubelles, le bruit du frottement qui ajoute à l'enivrement, pour culminer dans un élan de désir où il déchire cette matière à pleines dents. On assiste à une régression de l'homme à l'animal, canalisée par un transfert propre à l'éboueur qui fréquente l'ordure au point de l'érotiser. C'est ce qui dérange le plus profondément avec ce film, autant pour le spectateur moyen que pour le fifon émoustillé. Mais l'abjectisation du public pour ce genre de comportement est autrement plus révélateur et ouvre une possibilité d'interprétation autre que la simple chronique au quotidien d'un désaxé sexuel. On se doit d'évoquer ici le concept d'ombre développé par Jung, ce côté sombre et inadmissible en chacun de nous. « Jung inclut dans les composantes de l'ombre d'une personne les comportements que cette personne reproche aux autres (ce serait justement le fait de ne pas arriver à les assumer qui nous les rendrait abjects) » [2]. Cette caninisation (au sens de « rendre canin ») de l'homme semble renvoyer à ce côté inavoué, tari par le long héritage de la civilisation, puisant dans l'aseptisation son principe anoblissant. Mais non, rassurez-vous, le présent rédacteur ne daignerait évoquer plus longuement autre chose qu'une nature de l'homme fondamentalement bonne et vertueuse. Nous avons jusqu'à maintenant traité du film dans la perspective du tout fantasme. Pourtant, d'autres avenues suggèrent une récupération de cette campagne de salissage envers le spectateur qu'on vient d'évoquer. Un retournement axiologique trouble qu'on se doit maintenant d'ausculter sous la figure du fantôme. Parce que cette combinaison full body full face latex noir évoque plus que la simple imagerie fétichiste. Une fois enfilée, elle métamorphose Sergio en un véritable rôdeur nocturne, chevalier de la nuit, au service de la populace refoulée et aliénée dans l'aseptisation rampante. Le Fantôme est là. C'est lui qui est en action à l'ouverture du film. Le Fantôme encule gaiement. Et il ne reviendra qu'aux derniers moments du film. Comme si l'histoire de Sergio n'était qu'un flashback explicatif, avant la fusion homme-chien-cafard, au moment du transfert. C'est Bruce Wayne qui raconte son passé trouble, en quelque sorte. Même fascination pour l'animal emblématique de son statut héroïque, le chien. Et l'élément déclencheur, pour notre super (h)éros, n'est autre que la rencontre d'une beauté fatale qui rejettera ses avances. Sergio trouve dans ses ordures une combinaison de motard. Cette nouvelle peau lui permet de s'incarner un peu plus en l'objet de son désir. Après tout, qu'est-ce qu'un chien sinon une bête soumise qui cherche à combler son manque flagrant d'individualité en calquant les traits de son maître ? Et Sergio incarne désormais la partie sombre de l'homme (car après tout, le mépris démontré par l'objet de désir en question offre une des seules bouées au spectateur moyen qui rejette aussi le comportement de Sergio), soumise à la raison, pour mieux la lui démontrer. Ce vengeur dépersonnalisé, sans trait marquant outre le fait qu'il n'en a plus aucun, d'où sa combinaison totalement noire, est un être polymorphe qui s'agglutine à chacun de nous, comme une partie inaliénable de notre être. Et malgré le rejet du spectateur qui voudrait bien ne voir dans cette fiction que le fantasme d'un désaxé (pour mieux se mettre à l'écart), culminant dans ce comportement d'homme-chien aliéné, habillé d'une carapace latex avec pour fétiche les ordures, il ne peut plus faire abstention de cette partie en lui que le rôdeur aura révélée. Lorsque le Fantôme revient à l'écran, après un long flash-back explicatif, il décide de rattraper l'objet de son désir pour le ligoter, affirmer sa présence, son existence même. Après quelques plans d'errance dans son repaire, la décharge publique, le dernier plan montre le Fantôme accroupi, dos au spectateur, qui ouvre l'entrejambe de sa combinaison pour faire prendre l'air à son trou du cul. C'est un peu l'oeil du Chien Andalou qu'on coupe pour mieux en faire surgir l'intérieur, dont on aurait exacerbé le caractère visqueux et rébarbatif jusqu'à l'assimiler à la matière déféquée. Et à la fin de ce plan, le rôdeur en noir disparaît dans un écran noir, dans une salle sombre. Qui sait, peut-être réussira-t-il à s'y immiscer subtilement. Le Fantôme est après nous. C'est dans
la manière de traiter un sujet qui, autrement, aurait fait s'écrier
Lacan « pauvre vieux », qu'on remarque le renversement axiologique
dont nous parlions plus tôt. C'est à dire une inversion des
valeurs provoquée par la récupération d'un traitement
réservé d'usage aux films fantastiques de super héros
[3] afin d'enchâsser différemment le
simple film d'aliénation. Ce dernier en sort complètement
muté, comme Sergio qui subit en quelque sorte une métamorphose.
« Long live the new flesh », crierait l'autre. On rencontrait
déjà ce type de métamorphose chez Cronenberg, à
la fois idéalisée mais choquante pour le spectateur, porte
flambeau d'une nouvelle société mais aussi consciente du
danger qu'elle impose. On reconnaît également de ce dernier
une certaine tendance à brouiller les pistes entre les différents
niveaux de réalité de l'image. Parce qu'en fait, si l'ensemble
peut se lire au sein d'un niveau homogène parce que toujours construit
sur cet univers en décrépitude, il existe un plan, un signal
classiquement adressé au spectateur pour l'aider à se situer
: après les déboires de Sergio, le premier plan qui nous
représente le Fantôme le montre en train de s'éveiller,
ou au sortir d'une rêverie. Cette démarcation vient remettre
en cause le statut de chacune des parties adjacentes, sans pourtant imposer
de lecture univoque. Après avoir considéré les perspectives
tout fantasme et tout fantôme, on pourrait maintenant élaborer
deux dynamiques : le Fantôme qui fantasme et le fantasme vécu
qui aboutit au Fantôme rêvé. Première version
: la portion qui précède le plan d'éveil serait le
fantasme d'un super héros désabusé par sa vie au
point de s'en inventer une plus « normale », où l'intégrité
de sa personne est préservée ou plutôt se transmue
dans un mode de vie sado-masochiste (d'où la profusion de barreaux
et des nombreux obstacles qui l'empêchent de réaliser totalement
ses désirs) et fétichiste. C'est Batman qui regrette ses
choix et ce qu'il est devenu, mais demeure implacable dans son combat.
Seconde version : la portion qui succède au plan d'éveil
n'est autre que le recours mental d'un Sergio menotté et ayant
atteint les bas fonds de son mode de vie, fantôme nocturne confronté
à la dure réalité. Il s'imagine alors une vie d'errance
où il n'est plus contraint par les exigences de la bonne conduite,
les contingences de la vie en société, et se nourrit dans
la décharge. Un éboueur de nuit étant déjà
en quelque sorte un fantôme, cette version aussi pourrait être
dite celle du fantôme qui fantasme. 1 - Entre ceux qui y incluent la production des réalisateurs homosexuels, « nécessairement » empreinte d'un regard propre à un regroupement dominé par le système de valeur englobant, ceux qui en parlent en terme de production visant un public gay, et ceux qui prônent l'établissement d'une institution regroupant ces deux aspects, nous préférons abdiquer. Un mode de vie homosexuel valorisé dans un film n'est pas, selon nous, une condition suffisante pour y voir des traces objectives d'« écriture » spécifiquement homosexuelle. 2 - Voir le texte sur « Body Double », dans les archives, section culte. Nous remercions ici Sébastian Sipat de nous permettre de progresser dans la même lignée que nos confrères journalistes en synthétisant pour nous les idées des autres, nous évitant de la sorte l'embarras trouble d'avoir à ouvrir un bouquin. Officiellement, la citation « in-artifice » ne serait ici déployée que pour témoigner d'une symbiose totale de l'équipe de rédaction. 3 - Tout le monde conviendra aisément que l'expression n'échappe pas au ridicule, mais à défaut de mieux, nous nous en remettons à la discrétion du lecteur pour trouver l'expression adéquate. |