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Si l'époque moderne, quant à elle, verra se déployer un goût certain pour l'instantané, le périssable, la nouveauté, ainsi qu'une perte de confiance marquée face à l'autorité interprétative qui favorisera l'éclosion de discours parallèles ; si cette dimension construite de l'histoire se voit dénudée à force d'insister sur l'aliénation perceptive mise en oeuvre par une forme de représentation qui prétend couler de source, affirmant du même coup la subjectivité par l'emphase sur la sensation, l'esprit moderne se caractérise pourtant par une certaine naïveté eut égard à la vérité, condamné de par sa foi progressiste à créer du nouveau ad nauseum avec l'espoir toujours ostensible d'y trouver une pureté quasi platonicienne, un sens préétabli, au pis aller se réfugier dans la subjectivité totale afin d'y parvenir. Depuis, l'homme aura substitué à la désillusion qu'on aurait pu lui attribuer une fois achevée, cette prise de conscience radicale qu'on pourrait résumer en l'absence de vérité tangible et préconçue, autre que celle qu'il s'est construite (ou encore qu'on a construite pour lui), une attitude ludique et dérisoire, un regard ironique sur l'histoire fabriquée tel un artifice, un trompe-l'oeil calqué sur ses exigences, ses schèmes mentaux. Si Kuhn relativisait déjà la conception selon laquelle les sciences exactes ne font que découvrir un savoir inné à notre monde, précisant que leur diffusion, leur articulation « ne sont pas fondées en fait sur une adéquation quelconque à la vérité des choses, mais sur sa " fonctionnalité " par rapport à une forme de vie » [1], comment une science impure comme l'histoire pourrait-elle se réclamer d'une vérité absolue ? Quels sont les dispositifs mis en branle, les procédés imaginés par les auteurs pour refléter cette attitude relativisante ? L'étude comparative du recueil Fictions, de Jorge Luis Borges, et du roman Le Nom de la Rose, d'Umberto Eco, permettra d'ausculter les divers moyens littéraires empruntés pour appréhender l'histoire, et son épistémologie par la même occasion, d'une manière ludique. D'emblée, quelques considérations générales puisées dans différents repères théoriques. Comme hypotexte omniprésent des deux oeuvres à l'étude, il ne serait pas impertinent de s'attarder sur la Bible en regard de l'ambiguïté qu'elle impose au lecteur contemporain (entre légende et histoire véridique), mais aussi des moyens textuels qui y sont déployés afin de s'inscrire dans une vision du monde précise, répandue à une certaine époque, et ainsi circulairement renforcer un effet de vérité. Auerbach dégage ces aspects en comparant les écrits élohistes à L'Odyssée d'Homère. D'un côté, les événements épiques sont « extériorisés, également éclairés, localement et temporellement déterminés, reliés sans faille dans un perpétuel premier plan ; [...] des événements qui s'accomplissent avec nonchalance et sans grande tension » [2]. Il oppose diamétralement cette narration homérique aux narrations bibliques, qui tendent vers l'économie des détails ; certes, on pourrait croire à un effet réaliste plus grand chez Homère, mais l'obscurité réfléchie des Élohistes dans leurs écrits force le lecteur à combler, suscite l'interprétation, et à défaut de prétendre au réalisme, ils en récupèrent certains aspects à travers « leur intention religieuse [qui] entraîne nécessairement une absolue exigence de vérité historique » [3]. Évitons de s'enliser dans un débat de fond sur le réalisme en art [4] ; précisons seulement que dans L'Odyssée, le contexte de réception fort différent de la tradition orale ne voyait pas les bienfaits de distinguer entre le vrai et le faux. Cette narration où le réel semble donné dans sa totalité s'inscrit nettement, pour le lecteur d'aujourd'hui, du côté de la légende, tandis que la Bible aspire à inféoder notre propre réalité par l'interprétation qu'elle exige face au monde en évolution de façon à ce qu'il s'inscrive toujours dans l'unique vérité religieuse [5], au risque de se transformer elle-même par l'interprétation si l'écart avec ce monde devient trop important. Laissant dans l'ombre tout ce qui ne relève pas des moments décisifs de l'action, et créant par la même occasion un effet de profondeur ainsi qu'une tension constante qui ravit la liberté d'esprit du lecteur en orientant son attention dans une direction unique, la Bible, selon Auerbach toujours, calque la complexité et l'enchaînement logique qu'on veut bien rendre caractéristiques de l'histoire réellement envisagée. Toujours en opposition avec Homère, dans un monde où les personnages ne semblent pas évoluer et gardent bien souvent les quelques mêmes qualificatifs pendant plusieurs années, les protagonistes de la Bible sont éprouvés par une crise, en sortent profondément grandis : « ce développement confère un caractère historique aux récits de l'Ancien Testament, même quand il ne s'agit que d'une tradition légendaire » [6]. Mais attiser le désir interprétatif du lecteur de la sorte comporte bien évidemment sa part de risque eu égard à l'univocité requise dans un contexte où la religion se veut garante d'une vérité ; le texte « désire être interprété avec une marge suffisante d'univocité » [7]. Si le Lecteur Modèle programmé dans le texte biblique selon les modalités qu'on a évoquées plus haut peut déroger aux consignes de lecture, l'institution prend le relais afin d'imposer l'orthodoxie. Notre deuxième repère important sera donc les notions bakhtiniennes de parole autoritaire et de parole intérieurement persuasive. La dynamique qui peut unir ces deux concepts s'avère une grille d'analyse pertinente quant au renforcement d'une idéologie qui veut perdurer par définition, et on l'appliquera autant au contexte religieux pré-réformiste qu'à l'éclatement de la science en différentes disciplines, se réclamant toutes une autorité propre par un langage qui leur est spécifique, et ce jusqu'au domaine de l'art. La parole autoritaire se manifeste non pas au sein d'un texte, mais dans un contexte social qui favorise un certain climat de réception. C'est une parole trouvée par avance, comme le précise Bakhtine, soudée à une institution autoritaire, soit liée au pouvoir, soit dans le cadre d'un savoir sécularisé ; elle exige « non seulement des guillemets, mais un relief plus monumental encore, disons une écriture spéciale » [8]. Elle s'impose à nous et demeure extérieure, en organisant quantité « d'autres paroles (qui l'interprètent, la louent, l'appliquent de telle ou telle façon) » [9] sans s'y confondre. C'est cette distance qui la différencie de la parole intérieurement persuasive. Cette dernière entrecroise notre propre parole, et se définit comme un processus souvent méconnu et intérieur à chaque individu où se règle les conflits entre plusieurs paroles, dans un système d'appropriation non achevé, à la structure sémantique ouverte. C'est dire qu'elle recèle d'une forte propension au dialogisme, « aux variations stylistiques libres de la parole d'autrui » [10]. Mais dans un contexte où la propagation de la parole autoritaire s'étend aux autres paroles jusqu'à cimenter son pouvoir, une dynamique de renforcement émerge par le simple fait « qu'une parole autoritaire peut, à telle époque, devenir intérieurement persuasive » [11]. Pour peu que l'on s'attarde seulement sur quelques aspects bien précis du roman Le Nom de la Rose, on pourrait croire que son auteur ait opté pour la formule classique du roman historique : son récit, construit sur des bases historiques reconnues, bien documentées, avec de longs passages relatant les faits marquants d'un moment de crise, reconstitue l'époque dans ses usages pour créer un épisode en marge de l'histoire officielle, sans volonté ostensible de la contredire. Cependant, le choix de l'époque n'est pas gratuit ; en fait cette mise en scène d'une église en perte de crédibilité, châtiant l'hérésie en son sein même, en proie au schisme sur son propre mythe fondateur ne saurait être un pur produit du discours social dans lequel Eco baignait, mais d'abord une sélection précise qui a pour but de refléter des idées issues d'un discours théorique plus serré. Dans son prologue Un manuscrit, naturellement, Eco détruit tout simplement le contrat de vérité historique, de façon ironique, puisqu'il feint l'existence réelle du manuscrit qu'il nous livre tout en soulignant l'impossibilité d'y accéder sans se heurter aux possibles modifications qu'il aurait souffert en passant de mains en mains. Cet incipit déploie un contrat de lecture qui sème le doute, à priori. Le choix du narrateur est tout aussi significatif. Il relate les événements plusieurs années après leur occurrence ; non pas tant une volonté d'imiter le roman historique classique, ce procédé concoure plutôt à renforcer l'image d'une figure parfaite de l'auctorialité défaillante, si l'on considère que le récit ne nous est pas livré par un narrateur omniscient mais bien en focalisation interne. Adso ne cesse de préciser les différents facteurs qui minent sa narration [12], la confusion qui se saisit de lui, l'impossibilité de traduire les événements par l'écriture (« je rapporte ici au hasard, sans plus réussir à en attribuer la paternité », p. 437), de transcrire la réalité dans toute sa complexité. Devrait-on voir, dans l'incapacité à livrer fidèlement son propre témoignage, un propos qui renvoie aux écrits bibliques où les auteurs nous rapportent le témoignage d'autres personnes ? Le roman dépeint pathétiquement ce régime à saveur technocratique sous l'apanage du huit clos où l'abbaye, endroit certes propice aux glissements hérétiques (pensons au monde à l'envers exécuté par l'enlumineur Venancius, aux moines qui seuls maîtrisent les langues et possèdent l'expertise de l'exégèse), tout en imposant le contrôle des interprétations de la parole divine, devient le lieu par excellence où se décide le recevable, demeure une usine à réguler les influences néfastes d'autres textes faisant autorité [13] ; c'est le mobile du roman : Jorge veut perpétuer l'orthodoxie en occultant un ouvrage majeur d'Aristote. Cette mise en scène de la parole autoritaire, où l'Inquisition se charge d'éliminer les excroissances religieuses afin de maintenir l'univocité (et ainsi orienter les paroles intérieurement persuasives, à en croire Bakhtine), est confrontée à un discours parallèle constant qui fait foi d'un certain relativisme : les discussions entre Guillaume et son apprenti sur l'ambiguïté du signe, Adso ne parvenant pas à interpréter une figure du portail (« un geste de bénédiction ou de menace, je ne sais » [14]) ou encore ne sachant pas « avec quelle clef symbolique » lire une image qui « évoquait pour [lui] et l'image de l'ennemi et celle de Christ Notre Sauveur » [15] ; rien ne semble inné, aucun sens préétabli, et il ira même jusqu'à affirmer que « souvent ce sont les inquisiteurs qui créent les hérétiques » [16] ; plusieurs références sont faites à la condition de l'homme qui ne peut appréhender le réel sans en extraire une image nécessairement calquée sur ses désirs, imprégnée de ce qu'il y cherche [17]. Ces nombreux aspects du contenu, qui tendent d'ailleurs vers le discours plutôt que de recourir aux procédés classiques de la mise en récit, trouvent leur écho dans les aspects plus formels du roman, jusqu'à donner un caractère indissociable à cette dichotomie courante. Comparativement au style biblique définit par Auerbach, Eco ne tire pas profit de l'effet de tension. Son récit stagne sur de longs développements historiques ou théoriques, touffus de détails et qui tendent à ramener l'écriture dans un même plan, sans profondeur ; à cette profondeur biblique, sa complexité apparente, ses effets de tension qui orientent le récit et laissent ainsi sous-tendu un but immanent, procédés qui voudraient bien calquer la transparence du discours historique et se réclamer d'une vérité unique, il substitue des stratégies textuelles réflexives et porte au premier plan, dans la parole de ces personnages, un discours qui démontre la futilité de vouloir trouver une quelconque vérité absolue. Mais c'est surtout dans le jeu qu'il entreprend avec le lecteur que se dégage une mise en péril eut égard à l'effet de vérité. Même si certains liens intertextuels dépendent directement de la compétence du lecteur [18], le texte récupère plusieurs conventions du roman policier, et ce très tôt avec l'épreuve qualifiante de Guillaume de Baskerville, personnage directement relié à Sherlock Holmes. Eco institue ainsi un Lecteur Modèle pour mieux contrecarrer ses attentes. Ce choix n'est pas gratuit dans la mesure où il fait écho à la quête de vérité, mais l'hybridation de ce genre populaire avec le roman historique vient miner, ironiquement, l'effet de vérité longtemps déployé par cet autre genre. Allant jusqu'à rebuter ce Lecteur Modèle par ses développements théoriques et historiques impropres au genre, qui provoquent un effet de longueur, Eco ne se prive même pas de briser l'effet surprise lorsque Adso fait un saut dans sa narration pour annoncer un meurtre avant l'épisode en question. Cette quête de vérité, d'ailleurs, se voit échouer et Guillaume à la toute fin ne peut accéder à l'objet de sa convoitise, doit se contenter d'une reconstruction mentale qu'il aura inférée à l'avatar du texte aristotélicien. Après avoir noté tout ce qui précède, on peut affirmer que lorsque l'auteur fait dire à l'Abbé : « la parole même de Dieu, [...] telle que les pères la répétèrent sans changer un seul mot » [19], on assiste à une stylisation de la parole d'autrui [20]. Et toute l'ironie ludique qui se dégage à certains moments (le trésor de l'abbaye, qui comprend jusqu'à la verge de Moïse) fait écho au débat de fond de la fiction ; Eco use d'une fuite interprétative sur la vie du Christ pour traiter d'une problématique contemporaine. Le Christ riait-il ? Cette question effectue clairement un renvoie à l'attitude post-moderne, qui ne se gêne pas pour ironiser sur un discours qui était, il n'y a pas si longtemps encore, aussi sacré que le mythe fondateur de la religion catholique : celui de l'histoire. Cette manière
de reprendre une parole, ou encore une forme de discours, afin d'en pervertir
les présupposés mêmes relève du dialogisme
bakhtinien, ou encore du pastiche genetien ; s'y dégage une ironie
qu'on retrouvera également dans Fictions, de Borges. Ce
dernier exploite des procédés à la fois semblables
et dissemblables à ceux déployés par Eco pour ce
faire. Là ou ce dernier propose une fiction qui, traditionnellement,
effectuait un glissement du côté du véridique, Borges
recourt au style de la critique littéraire pour élaborer
des résumés fictifs. Eco se sert de faits historiques canonisés
sans volonté directe de semer le doute à leur égard,
alors que Borges se lance dans la prolifération de références
incertaines, souvent fausses, qui feraient pâlir de confusion la
réalité même [21]. Qu'en est-il
de l'effet de vérité dans un recueil qui annonce tout de
go : fictions ? Lorsque le lecteur est confronté à ces références
entre en jeu un effet de profondeur semblable à ce que Auerbach
souligne des narrations bibliques : l'obscurité de cette métatextualité
fictive laisse supposer une certaine compétence de l'auteur qui
ne peut échapper totalement à l'effet de vérité
que si le lecteur possède une vaste culture, sachant ainsi se retrouver
parmi cette profusion de références [22].
Par contre, Borges contamine ce discours d'ordre critique, herméneutique,
philologique et biographique avec des procédés qui relèvent
clairement de la littérature fantastique. Cette ambiguïté
sous-tend la plupart des « nouvelles », et dans le discours
mis en scène de leur auteur, on peut dégager, comme chez
Eco, des commentaires tantôt apparentés à une certaine
vision du monde, tantôt ironisant sur sa propre pratique. Cet auteur
(ou ces auteurs), souligne une série de problèmes épistémologiques
déjà présentés dans Le Nom de la Rose,
notamment la propension de l'homme à former sa vision du monde
en fonction d'une idée préconçue [23].
Le fétichisme du texte, et en particulier de l'acte de lecture
(Genette fait remarquer que chez Borges, « la lecture vient après
l'écriture, elle lui est donc supérieure, à la fois
plus modeste et plus évoluée » [24]),
représente l'homme en proie à une création de son
intellect, de même que son impossibilité à accéder
à un sens immanent, à une vérité, la réduction
de l'univers à un texte sans fin, la futilité même
de la quête [25] ; il tentera d'effectuer
une sélection dans la bibliothèque du monde pour en éliminer
les livres inutiles, mais « à l'espoir éperdu [succédera],
comme il est naturel, une dépression excessive » [26],
après quoi il devra admettre avec humilité son statut de
lecteur en manque de certitudes. Et pourquoi, à la manière
des métaphysiciens de Tlön, ne chercherait-il non pas «
la vérité ni même la vraisemblance », mais «
l'étonnement » [27] ? Cesser «
l'insatiable recherche d'une âme » pour se satisfaire des
multiples possibles. L'encyclopédie de Tlön se répand, et avec elle une masse d'autres paroles intérieurement persuasives (« Manuels, anthologies, résumés, versions littérales, [...] ») qui finira par provoquer, à la manière du roman historique, une « intrusion du monde fantastique dans le monde réel » [28]. À la manière du discours historique, devrait-on rajouter : « Écrire l'histoire est une entreprise si ardue que la plupart des historiens se voient contraints de faire des concessions à la technique de la légende » [29]. Ce n'est pas gratuitement qu'il met en scène un exégète biblique dans Trois versions de Judas ; la Bible, comme nous l'avons vu, s'inscrit dans cet ensemble de procédés textuels et sociaux qui mènent à la confusion histoire/légende. Mais il se lance dans une aventure perverse, comme dirait Eco, avec un texte fermé par la parole autoritaire de l'institution, le rendant plus ouvert (et blasphématoire) que jamais ; l'exégète ne trouve pas une nouvelle interprétation, mais souligne trois possibles. Borges commence-t-il déjà à ironiser lorsqu'un de ses ersatz affirme : « que l'histoire copie la littérature, c'est inconcevable... » [30] ? À quel point se rattache-t-il à son Pierre Ménard, selon qui « La vérité historique [...] n'est pas ce qui s'est passé ; c'est ce que nous pensons qui s'est passé » [31] ? Et à l'attitude tlönienne de créer des doubles pour tout, ce qui « a permis d'interroger et de modifier le passé » [32] ? Si ces paroles ne s'attribuent pas directement à Borges, en découle une vision du monde qu'on aura déjà soulignée chez Eco, à savoir la futilité apparente de la quête de vérité absolue [33] et l'insistance sur le caractère construit de l'expérience humaine, et en particulier de son histoire. Mais Borges ne s'arrête pas au discours historique ; il applique les mêmes idées au discours théorique des sciences molles qui justifient leur pratique en développant des outils d'analyse et un certain langage spécifique qui voudrait faire croire à son bien-fondé, faire autorité, devenir intérieurement persuasif. Pour ce faire il déploie une certaine ironie face au discours de ses auteurs (sans épargner le sien pour autant) pour mieux le mettre en péril. Les jeux de logique, présents dans plusieurs nouvelles, ne servent pas un dessein d'éclaircissement, mais d'embrouillamini ludique. Comment ne pas sourire en lisant : « Impardonnables par conséquent sont les omissions et les additions perpétrées par madame Henri Bachelier » [34]. Son Pierre Ménard a horreur de « ces livres parasitaires qui situent le Christ sur un boulevard, Hamlet sur la Canebière ou Don Quichotte à Wall Street », les considère comme des « mascarades inutiles » [35] alors qu'ailleurs, Borges semble nous exhorter à « lire L'Odyssée comme si elle était postérieure à l'Énéide, ou L'imitation de Jésus-Christ comme si elle avait été écrite par Céline » [36]. Ce faisant, comme le note Eco, un nouveau texte est produit, et l'homme subit cette prolifération textuelle entendue comme labyrinthe d'où il ne peut s'échapper, réduisant ces moyens de connaître à peu de choses. Cette analyse pourrait en faire hurler plusieurs, dans la mesure où elle s'attarde longuement sur de courts fragments des deux oeuvres à l'étude, en dégage une certaine vision du monde, puis tend à attribuer cette dernière à chacun des auteurs. Cette démarche visait seulement à démontrer la reconstruction effectuée à plusieurs niveaux ; d'abord de parole à parole, dans un rapport d'hybridation volontaire et ironique qu'on aura souligné dans les deux oeuvres, non seulement au niveau de la confrontation au sein même du contenu de paroles divergentes, mais aussi dans la mise en forme et les modalités d'enchâssement de ces discours ; ensuite de lecteur à texte, puisqu'elle exacerbe l'aspect inévitablement construit des deux auteurs à l'étude dans ce travail, non seulement par la vision du monde du présent rédacteur mais surtout par les repères théoriques qu'il aura déployés pour mettre à terme son analyse. De sorte que, même si les résultats de sa comparaison semblent se décalquer un peu trop parfaitement, il ne faudrait pas voir en la personne d'Umberto Eco et de Jorge Luis Borges deux alter ego, malgré l'influence notoire du second sur le premier, mais bien une simple révélation d'un discours finement monté. C'est à dessein que cette analyse s'est montrée réticente à taxer l'un ou l'autre de moderne ou de post-moderne, même si sa problématique est ancrée profondément au coeur de la question. Le rapport à la vérité et, par extension à l'histoire que l'homme entretient, demeure présent au sein des deux paradigmes, et tantôt leur démarche nous apparaîtra moderne ou post-moderne pour peu que l'on fasse appel à l'un des principaux axes dichotomiques qui voudraient imposer une distinction claire, à savoir oeuvre d'art centripète/centrifuge et démarche naïve/ironique. Après tout, le doute qu'on aura retenu des textes à l'étude nous incite à capituler sur cette distinction afin d'étendre le propos ; si le roman historique classique se répandait, et avec lui une certaine échelle de valeurs, une vision du monde sclérosée au point d'enclencher des révolutions, qu'en est-il de la fiction post-moderne ? Cette attitude en propagation, sous le couvert honorable du relativisme, ne satisfait-elle pas tout autant la parole autoritaire en noyant la révolte dans une masse d'autres paroles intérieurement persuasives inaptes à susciter de réelles transformations sociales ? Reste à espérer que cette petite révolution, au niveau individuel, finira par porter fruit lorsque ses contemporains se hisseront au pouvoir.
1 - VATTIMO, Gianni. La fin de la modernité - nihilisme et herméneutique dans la culture post-moderne, Paris, Seuil, 1987, p. 97. 2 - AUERBACH.
La cicatrice d'Ulysse, in Mimésis, Paris, Gallimard,
1962, p. 20. 6 - Ibid.
p. 28. 13 - Bakhtine
de dire : « Tous les systèmes religieux, si primitifs soient-ils,
ont à leur disposition un appareil énorme, spécial
et méthodologique, qui transmet et interprète les aspects
variés de la parole divine (l'herméneutique) » in
Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard,
1978, p. 169. Adso renchérit : « la justesse de l'interprétation
ne peut être fixée que par l'autorité des pères
», parole des pères qui, pour Bakhtine, est synonyme de parole
autoritaire. In Le Nom de la Rose, Paris, Le Livre de Poche, 1982,
p. 314-315. 17 - Par
exemple : « Béranger les a entendues parce qu'il avait besoin
de les entendre », Ibid. p. 151 ou encore les commentaires de Guillaume
sur les visions d'Adso : « tu laissais parler tes désirs
et tes peurs », p. 222. Faisant écho à Kuhn, Guillaume
rajoute : « les choses mathématiques sont des propositions
construites par notre intellect de manière à toujours fonctionner
comme vraies », p. 272. 22 - Gérard
Genette voit plutôt dans ce procédé une source de
doute : « Cette thématique du fantastique intellectuel induit
à une incertitude diffuse sur l'authenticité des sources
invoquées, mais cette méfiance peut tenir à l'ignorance
du lecteur », in Palimpsestes - La littérature au second
degré, Paris, Éditions du Seuil, 1982, p. 294. Eco précise
selon le concept du Lecteur Modèle, et c'est justement la confrontation
de différents Lecteurs Modèles exhortée par le texte
de Borges qui provoque le doute, empêche un effet de vérité
: « si je commence un texte par |Comme l'explique très clairement
la première Critique...|, j'ai déjà restreint, de
manière très corporatiste, l'image de mon Lecteur Modèle
», in Lector in fabula, Paris, Livre de Poche, 1985, p. 68.
26 - Ibid.
p. 74.
BIBLIOGRAPHIE ANGENOT,
Marc. Intertextualité, interdiscursivité, discours social,
in « Texte », no. 2, Canada, 1983. |