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La révolution islamique ayant porté au pouvoir L'Ayatholla Khomeyni en 1979, l'Iran a vu ses portes se fermer complètement au reste du monde. Une conséquence positive de cela a été de préserver les réalisateurs d'être en contact direct avec les clichés véhiculés par tout Hollywood : ils ont pu alors développer un cinéma avec des moyens bien personnels de s'exprimer. Contrairement à la dictature politique, la dictature religieuse en Iran a fait naître un cinéma non pas en dépit de la censure mais à cause d'elle. Les films sont codifiés et remplis de symboles, mais ces moyens d'expression ne sont pas perçus par les cinéastes comme des alternatives mais plutôt comme un langage naturel. Abbas Kiarostami est très conscient des limites qu'impose son pays et il n'entend pas changer les choses en provoquant à la manière occidentale. Il sait que l'emprise religieuse ne se dissoudra pas de sitôt et que les mentalités prendront beaucoup de temps à changer. « Un artiste doit trouver sa place dans une société. Si son travail est mis au placard, c'est comme s'il n'avait rien fait » [1]. Kiarostami, avec cette connaissance essentielle de l'univers dans lequel il vit, sent qu'il peut dire beaucoup de choses sur la vie, sur l'Iran et sur les gens qui y vivent. L'approche particulière des cinéastes iraniens se concentre dans le rapport qu'ils entretiennent avec la réalité. Makhmalbaf décrit le cinéma comme « un instrument de recherche destiné à comprendre et à analyser la société et les êtres humains » [2]. Les enfants ont été beaucoup observés dans les films comme un moyen indirect d'étudier le monde des adultes. Kiarostami, à travers des documentaires (Les premiers, 1985) et des films de fiction (Où est la maison de mon ami ?, 1987 et Devoirs du soir, 1990) produit par la Kanun, pose plusieurs questions sur le système d'éducation des enfants et par le même fait sur la société et les adultes qu'elle produit. Que ce soit documentaire ou fiction, la volonté est la même : créer une œuvre qui, par ses images et ses symboles, pose un regard sur la réalité pour tenter d'en saisir une part de vérité. Comme l'a dit Makhmalbaf dans un entretien, le vrai problème du cinéaste, c'est de trouver « comment regarder la vie et les gens en face de nous ? » [3]. À partir de la fin des années 80, la désillusion charriée par l'échec de la révolution islamique demande aux cinéastes de réajuster leur vision des choses. Selon Makhmalbaf, qui fut un étudiant engagé et militant, le changement s'est effectué en lui à travers son parcours de réalisateur : « Autrefois, je croyais pouvoir prendre aux riches pour donner, tel un Robin des Bois, aux pauvres, du pouvoir par exemple. Aujourd'hui, je crois que l'image peut être un lieu de démocratie où se comprendraient les riches et les pauvres, les gouvernants et les gouvernés. » [4]. Pour avoir un regard juste et créer des œuvres fertiles, les cinéastes iraniens ont su cerner les moyens qui leur étaient offerts et les ont utilisés d'une manière sincère, cherchant à éclairer la réalité et à installer une sorte de dialogue avec le spectateur. Avec Close-up, Kiarostami et Makhmalbaf collaborent à cette idée de faire un film à partir d'un fait divers. Un homme pauvre et sans emploi, Ali Sabzian, se fait passer pour Mohsen Makhmalbaf auprès d'une famille qui l'accueille à bras ouverts. La supercherie est découverte et la famille poursuit le sosie. Kiarostami, tombé sur ce fait divers dans le journal, décide de s'entretenir avec Sabzian en prison, puis de filmer son procès. « Le traitement s'est développé au fur et à mesure du tournage, […] parce que la réalité avait de l'avance sur nous » [5], raconte Kiarostami. Comme dans un film documentaire, le scénario prend du temps à s'établir (et prend souvent une forme définitive qu'à l'étape du montage) : il s'agit d'observer un phénomène pour tenter de trouver sa vérité profonde. Close-up se trouve ainsi dans une position vraiment à part, jouant à faire du documentaire avec de la fiction et de la fiction avec du documentaire. Le film reconstitue l'histoire de Sabzian, sa rencontre avec la famille, ses relations avec elle, comment le journaliste découvre l'histoire et veut en faire un scoop, etc., tout ça avec les vraies personnes qui ont accepté de jouer leur propre rôle. Les scènes reconstituées peuvent être mises en rapport avec Nanook of the North de Robert Flaherty, film dans lequel la famille d'Inuits joue son propre rôle à travers des mises en scène qui ont pour fonction d'illustrer des faits réels. Dans le même esprit que Flaherty, Close-up (et beaucoup de films iraniens) ne cherche pas à cacher au spectateur que ce qu'il est en train de regarder est un film. En effet, une des caractéristiques marquantes du cinéma iranien est de presque toujours insérer un des éléments de distanciation le plus fort, soit le film dans le film. Dans Close-up, il est écrit au tout début du film que les acteurs s'interprètent tous eux-mêmes. C'est ce rapport de sincérité envers le spectateur, cher au cinéma direct, que Kiarostami met de l'avant dans ses films. Ainsi il privilégie le plan-séquence « afin que le spectateur se mette en contact direct avec la totalité du sujet » [6]. Kiarostami est conscient de son devoir de montrer une réalité dans son entité, mais il est en même temps très conscient que tout film, tout plan, adopte le point de vue de quelqu'un. Son désir est de laisser beaucoup de place au spectateur en le laissant choisir, dans un plan large, ce qui l'émeut, ce qui l'intéresse. Mais Close-up est un cas à part dans la cinématographie de Kiarostami, car il semble que cette fois la réalité enveloppe carrément tout le film. Le fait vécu reconstitué parle de lui-même. Ce qui a intéressé le cinéaste, c'est avant tout le rapport de l'homme avec le cinéma. L'idée que l'être humain cherche à être un autre vient toucher une réalité universelle. Le film cherche donc à éclairer cet aspect de l'homme en incitant le spectateur à comprendre Sabzian et ses motivations. L'idée principale du film était de montrer que personne n'était à sa place : le conducteur de taxi était un pilote à la retraite, le journaliste se prenait pour Fallaci, Sabzian pour Makhmalbaf, le religieux faisait le juge, l'ingénieur était vendeur de pain… même Makhmalbaf devient un acteur ! Par ce jeu de faux et de vrai, Kiarostami réussit à nous faire comprendre que « la raison de l'identité ou le mobile de l'évasion de soi n'est pas toujours volontaire ni seulement ludique » [7]. La réussite du film se trouve donc dans sa forme, mélangeant le documentaire et la fiction, laissant la liberté au spectateur de se faire son opinion propre. Les moyens s'apparentant au cinéma direct sont véritablement des outils pour accéder à un degré de vérité plus élevé. Mais cela n'empêche pas Kiarostami de mélanger allègrement les principes du documentaire avec ceux de la fiction. L'avant-dernière scène de Close-up est particulière à cet égard puisque le réalisateur utilise le son de manière non-réaliste. Makhmalbaf et Sabzian sont sur une motocyclette et le son de leur conversation a été délibérément entrecoupé. C'était l'effet que recherchait Kiarostami, car pour lui chaque plan doit être lié avec son propre son. Ce détournement des règles du cinéma conventionnel est effectué dans le même esprit que dans une scène montée en « jump cut » dans Moi, un noir de Jean Rouch où le personnage parle de son expérience de la guerre d'Indochine [8] : le réalisme laisse la place à d'autres moyens d'expression qui illustrent plus fidèlement l'esprit de la scène. C'est ce qui est frappant dans la démarche de Kiarostami : sa capacité à jongler avec les moyens du cinéma pour réussir à faire passer tout un discours à la fois documentaire et réflexif sur la réalité présentée. Avec Salaam cinéma, Mohsen Makhmalbaf utilise lui aussi littéralement le cinéma pour analyser certains aspects de la société. Le réalisateur, après avoir vu des milliers de personnes se présenter pour les auditions de son prochain film, a décidé de tirer profit de ce phénomène extraordinaire et d'en faire le sujet de son film. La démarche de Makhmalbaf ressemble à celle de Kiarostami : « je (Makhmalbaf) travaille avec deux genres, deux styles différents, l'un très, très mis en scène et l'autre documentaire, mais les frontières entre les deux sont très perméables » [9]. En effet, un de ses films, Gabeh, a commencé par être un court métrage documentaire, puis s'est terminé en long métrage de fiction. L'approche documentaire est donc une méthode d'enclencher des réflexions qui analysent la réalité. En filmant les auditions dans Salaam cinéma, Makhmalbaf avait prévu un système de mise en scène pour réussir à illustrer son propos. Le but du film était de questionner les rapports de pouvoir dans une société. Un dispositif de symboles est installé : le bureau derrière lequel est assis le réalisateur symbolise le pouvoir et le carré tracé par terre symbolise les limites qu'impose toute société. Ce dispositif est parfait pour montrer le comportement des gens qui sont dominés et qui, une fois passés de l'autre côté de la table, adoptent les mêmes attitudes cruelles qu'ils ont subies. Le spectateur est avisé de cette mise en scène, mais il n'en reste pas moins que, comme dans Délits flagrants de Raymond Depardon, les auditions sélectionnées au montage sont garantes d'une vérité incontournable. Les personnes passées devant la caméra ont été retenues, en tenant compte d'un besoin de diversité, pour leur qualité, dans le cas de Salaam cinéma, de résister au pouvoir en s'y opposant. Ce sont elles qui gagnent à la fin, elles « passent » les auditions, en ce sens qu'elles seront retenues dans la version finale du film. La répétition, comme dans le film de Depardon, cherche à illustrer un propos important : la cruauté du cinéma. « Le cinéma représente aujourd'hui un pouvoir et tout pouvoir est cruel » [10], insiste Makhmalbaf. Le film met le spectateur devant des réalités pratiquement nues : la passion d'un peuple pour le cinéma, la cruauté du pouvoir, la cruauté du cinéma américain et de sa culture qui s'impose malgré tout… Pas de caméra épaule, mais du son direct, un décor réel, pas d'éclairages sophistiqués et des vraies personnes qui chantent et pleurent : l'esprit et l'éthique du cinéma direct sont vraiment présents dans cette œuvre. Le cinéma iranien réussit à se tailler une place vraiment à part par son approche qui n'aurait pas pu naître ailleurs que dans le contexte de l'Iran. Le pays, enfermé dans un intégrisme religieux pur, produit pourtant des cinéastes qui semblent y trouver une liberté insoupçonnée. La révolte ne sert plus à rien, alors on cherche à s'améliorer soi-même. La réalité part de l'individu, des enfants souvent, qui reflètent certains aspects de la société. Le travail des cinéastes se fait tout en symboles, mais les moyens utilisés –le plan séquence, les acteurs non-professionnels, le son direct- cherchent sans détour à préserver les fragments de vérité qui peuvent émaner de l'image cinématographique. C'est dans cette optique que Close-up et Salaam cinéma sont des exemples pertinents : la fusion de la fiction et du documentaire produit des réflexions étonnamment profondes et justes. Kiarostami et Makhmalbaf, véritablement découverts il y a à peine 10 ans en Occident, font partie d'une culture cinématographique de l'Iran débordante de talent et de vitalité. L'influence du documentaire se fait toujours sentir dans ce pays, comme en témoigne le film de la fille de Makhmalbaf, Samira, primé en 2000 à Cannes, Le tableau noir. Lire aussi : Apologie de Makhmalbaf 1 - Cahier spécial consacré à Abbas Kiarostami, Cahiers du cinéma, no. 493, (juillet, août 1995). 2 - Goudet, Stéphane. « Entretien avec Mohsen Makhmalbaf, Prises de position et prises de pouvoir », Positif, no. 442 (avril 1996), p.26. 3 - Ibid. 4 - Ibid. 5 - Cahier spécial consacré à Abbas Kiarostami, Cahiers du cinéma, no. 493, (juillet, août 1995), p.108. 6 - Ibid., p.84. 7 - Ibid., p.108. 8 - Marsolais, Gilles. L'aventure du cinéma direct revisitée, Laval, Les quatre cent coups, p.128. 9 - Goudet, Stéphane. « Entretien avec Mohsen Makhmalbaf, Prises de position et prises de pouvoir », Positif, no. 442 (avril 1996), p.23. 10 - Ibid. |