|
La
Mue de l’Ange
Multidisciplinaire, l’oeuvre est incertaine et par le fait même difficilement abordable : danse, musique actuelle, multimédia - échanges et traduction au sens où Serres les entendait lorsqu’il clama la fin de l’ère des spécialistes. Isabelle Choinière et ses collaborateurs [1] ont mis au monde un petit bijou, une expérience sensorielle (la qualifier autrement que d’intense serait préjudiciable à son caractère éminemment personnel) riche d’une réflexivité pertinente et actuelle. Expérience sensorielle ai-je écrit, mais également expérience corporelle et réciproque (spectateur/performeuse). Comme toute représentation, l’œuvre se donne (à voir et à entendre) aux sens du spectateur (créant d’ailleurs surcharge à quelques reprises [2]), et elle est donc perçue (une première fois). C’est le corps de la danseuse qui produit la musique sur laquelle elle danse (des capteurs collés à ses extrémités et ses articulations envoient des signaux traduisant ses mouvements dans un logiciel conçu pour le projet qui lui les reformule) et sur laquelle danse une autre figure, celle-ci une image de danseuse [3], bidimensionnelle, projetée sur scène. L’œuvre est donc perçue (une seconde fois) par la corporalité même qui l’a créée - en simultanéité. Et c’est d’ailleurs là le questionnement premier dont se prévaut l’œuvre - à savoir : y a-t-il une place pour le corps dans la médiation ? Et comme on réfléchit, on n’impose aucune réponse [4] et c’est sans doute là le brio de l’entreprise - paradoxale, l’œuvre fournie assez d’éléments pour que le spectateur puisse réfléchir en parallèle à celle-ci. Choinière, seule sur scène, est prisonnière d’un monde écranique : un écran opaque clôt l’espace derrière elle ; un autre, translucide mais pas tout à fait transparent, la sépare du public. Elle paraît d’abord holographique (les phosphènes - les vrais comme les simulés - n’aidant en rien à concrétiser sa présence) et c’est déjà à une absence que l’on croit être confronté. C’est contre cette absence que se battra le corps de Choinière, devenant de plus en plus charnel et sensuel, mais risquant à tout moment de disparaître complètement - ce qu’il fait effectivement (semble faire, car là aussi on se joue de notre perception) à quelques moments, et encore dans la finale de l’œuvre. L'effet est angoissant, on a l'impression que la danseuse s'est fait bouffer par sa création, qu'elle se serait finalement aventuré trop loin dans la médiation de son corps, en causant sa perte. Une performance assez courte, mais d'une substance extraordinaire. Il faut voir.
Sébastian Sipat Pour l'instant, je ne suis malheureusement informé d'aucune date de représentation ouverte au public, mais j'aviserai dès que ce sera le cas.
1 - Cheryl L. Catterall, François Roupinian et Thierry Fournier. 2 - Par exemple, dès l’entrée en salle, le spectateur est consciemment et longuement aveuglé (plusieurs projecteurs sont braqués sur lui), affectant ainsi sa perception dans les premières minutes de la performance - le concepteur des éclairages (Roupinian, tout simplement brillant) s’amuse ensuite à mêler aux phosphènes (les petites taches de couleur que l’on perçoit après avoir fixé une source lumineuse) brouillant la vue du spectateur d’autres taches semblables de sa propre création... 3 - Qui nous est présentée comme une « autre danseuse », à distance, et qui ne rejoindrait Choinière que « sur le réseau » - une gymnastique technique certes intéressante qui propose en plus une réflexion sur la relation cybernétique (sa concrétisation vs. sa virtualité), mais surtout, une trace picturale qui relève de l’absence de cette seconde danseuse. 4 - Bien que la démarche artistique (qui s’étale sur presque 10 ans) de Le Corps Indice trahisse sa position, rien n’en transparaît dans La Mue de l'Ange.
|