Le syndrome post-Rocky

C’est sans doute d’une importance négligeable, mais nous ne pouvons nous empêcher de remarquer l’influence importante du film Rocky (1976) sur la postmodernité commerciale hollywoodienne. Plusieurs observateurs situent Star Wars (1977) ou encore Jaws (1975) comme des points tournants de la production commerciale américaine (respectivement en ce qui concerne l’éclectisme et les barèmes de production), nous voudrions ajouter à cette liste sélecte le Rocky de Avildsen. L’influence des films de Lucas et Spielberg joua surtout au niveau de la conception et de la production des films, soit sur le médium ; Rocky semble quant à lui avoir joué un rôle (somme toute plus baudrillardien) sur le message, sur la perversion du référent.

Arrivé en temps de crise (on revenait du Viet-Nam avec le moral en compote), Rocky Balboa avait pour mission première de redorer l’American Dream en déclin (bien sûr, ce n’est pas ce que vous lirez sur la pochette du film). Un petit film de propagande du « sky is the limit » comme il y en a eu des tas, mais qui pour une raison quelconque semble avoir profondément marqué l’imaginaire des jeunes américains de l’époque. Pourquoi celui-là ? Peut-être parce que le peuple en avait justement grandement besoin, peut-être aussi parce qu’on a gonflé le film à bloc, lui accordant même l’Oscar du meilleur film. Peut-être (mais ce serait étonnant) parce que le spectateur a compris la malléabilité du référent auquel on le renvoyait. Peut-être pour cette petite entourloupette baudrillardienne du double… (et ici commence un délire paranoïaque qui ne durera, espérons-le, pas plus d’un paragraphe).

David Fincher avait 13 ans, Andy et Larry Wachowski respectivement 9 et 11 ans, lorsque Balboa, jeune boxeur sans le sou, se vit offrir une occasion inespérée : un combat de championnat du monde. C’est déjà énorme. Devant leurs yeux, le double de Balboa, Sylvester Stallone, passera de jeune acteur anonyme de la pornographie et/ou figurant sans le sou à superstar, ceci au même pas que son personnage (qui lui devenait aussi rapidement une sensation de la boxe) - mais pourquoi lui, pourquoi Stallone? Son scénario (s’il l’a écrit! qu’a-t-il écrit d’autre ? [1]) n’avait rien de renversant et il n’avait en rien le physique pour jouer un boxeur poids lourd (il est loin de ses six pieds). Arrivé en temps de crise, Sylvester Stallone avait pour mission première de redorer l’American Dream en déclin. Devant les yeux de milliers de jeunes américains, on a gonflé à bloc le personnage de Sylvester Stallone. Devenu un reflet de son personnage, un double, on a joué cette carte jusqu’au bout : Balboa (le boxeur de bas quartier) n’avait rien à faire dans un combat de championnat poids lourd et il est passé, disons-le, à un cheveux de gagner ; Stallone (l’acteur porno, le figurant) n’avait rien à faire dans une remise de prix [2], on l’a pourtant mis en nomination pour « meilleur acteur » et pour « meilleur scénario » (il est sans doute passé à un cheveux de gagner, difficile à évaluer). Devenu reflet, il était surtout devenu référent, un référent déjà lui-même une construction médiatique ; premier signe d’une hyperréalité qui allait devenir quelques années plus tard le pain et le beurre de tous les nouveaux personnages conçus à partir du double Balboa/Stallone.

Peu importe que Balboa/Stallone soit un coup monté, reste une chose : vingt ans plus tard, alors que les petits garçons qui ont vu Rocky prouver, à coups de poings, que toute chose pouvait être atteinte (aux Etats-Unis) sont maintenant des cinéastes, Hollywood se tue à refaire Rocky.

Balboa avait une main mise sur son destin, il s’est construit lui-même à force de bûcher dans des quartiers de viande, s’est doté d’une situation confortable (très confortable si nous tenons compte des épisodes suivants de la série). Les cinéastes postmodernes du cinéma commercial nous propose un nouveau Balboa [3] (appelons-le Néo-Balboa, ça pourra toujours nous être utile), pessimiste, sceptique, qui fera le chemin inverse pour en arriver malgré tout au même point. Le Néo-Balboa commence là où l’ancien parvenait : il a déjà une situation confortable, il est déjà important. Chez Fincher, cette situation (cette réalité) est publicitaire, son héros habite dans un catalogue IKEA [Fight Club, (1999)] ; chez les frères Wachowski, c’est une réalité synthétique, informatique, qui nous est présentée [The Matrix, (1999)]. Dans les deux cas, et à l’instar de Appolo offrant une chance pour le titre mondial à Rocky, les protagonistes se verront offrir l’impossible : une main mise sur leurs réalités, la possibilité de les dépasser.

Le trajet est inversé [alors que Rocky se battait pour devenir quelqu’un et quitter sa pauvreté, Neo (The Matrix) quittera son poste de cadre et de champion hacker pour aller vivre dans une commune et manger des trucs dégueulasses – le personnage de Fight Club quittera quant à lui sa situation pour aller se battre dans la rue (deux variations sur le thème de la régression pour le Néo-Balboa)], mais l’arrivée est la même, en puissance 10 : Neo, en remportant son combat contre les agents, devient un espèce de demi-Dieu cybernétique ; le personnage de Fight Club réussira à mettre le monde à ses pieds. Une importante remise en question de notre perception de la réalité caractérise les deux films et nous ne croyons pas que ce soit un hasard qu’ils soient justement redevables au Rocky de Avildsen (dont le traitement médiatique et tout ce qui l’a entouré a joué sur différents niveaux avec la perception de la réalité du spectateur).

Cette réflexion n'est que l'esquisses d'une réflexion plus importante qu’il faudra éventuellement mener à terme - une piste qu’il nous paraît important de ne pas négliger.

 

Sébastian Sipat

 

1 - Seul, Stallone n’aura, mis à part les Rocky, signé que deux scénarios : Cobra (1986 ; une adaptation) et Paradise Alley (1978). Deux échecs.

2 - Il a dû attendre Cop Land (1997), soit 21 ans plus tard, pour avoir une autre nomination (au Stockholm Film Festival – et cette fois il a gagné!)

3 - Notons que l’ancien Balboa n’a toutefois pas tout à fait disparu : Good Will Hunting (1997) de Van Sant est une variation sur Rocky (un Rocky pour les nerds).