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La discipline ne fut nommée que relativement récemment, mais l'objet de la narratologie, pourtant, s'édifie comme une composante essentielle du rapport de l'homme au monde. De sorte que l'évocation d'une origine lointaine et indéfinie, enfin, embarrasserait à peine. De tous temps, en effet, l'homme aura cherché à raconter son monde, à se raconter. Si la mise en récit ne constitue pas en soi un élément de définition nécessaire au concept de fiction, elle est néanmoins indissociable du plaisir engendré par la multitude de formes fictionnelles qui se sont chevauchées au fil de l'histoire, au gré des dispositifs. Qu'elles impliquent la présence effective d'un narrateur (oralité, roman) où empruntent plutôt une modalité monstrative (théâtre, cinéma), ces formes ont pour fonction première de raconter, de faire vivre, une histoire sous un certain rapport.
De ce point de vue englobant, le bagage théorique qui pourrait se voir rattacher à la narratologie semble considérable. L'émergence du structuralisme allait cependant entraîner l'étude du récit dans un sillon mieux défini. Dégager les unités constitutives du langage, de la culture, en expliciter les niveaux et les relations intégratives entre unités de différents niveaux, voilà une entreprise dont l'ambition quasi-prométhéenne ne manque pas de frapper l'imaginaire encore aujourd'hui. Une fois resserrée sur la narration, l'approche structurale aura générée un ensemble de modèles d'analyse intimement lié au versant linguistique.
Il serait facile de rejeter en bloc ces outils théoriques en raison de cette même naïveté qu'on accole aujourd'hui à l'entreprise structuraliste. Plus que de refaire la critique méthodologique de cette approche, le présent travail s'efforcera de faire dialoguer la phase initiale de la narratologie avec l'étude du jeu vidéo. Cette phase initiale, nous la situerons dans un lieu théorique plutôt qu'historique. Il se sera écoulé presque quarante ans entre la première publication de la Morphologie du conte de Propp (1928) et la Sémantique structurale de Greimas (1966). La traduction tardive de la morphologie rétablit déjà une certaine proximité, mais c'est la parenté théorique assumée de Greimas face à l'ouvrage fondateur de Propp qui unit cette première phase autour de l'étude des fonctions du récit. Incidemment, plusieurs des réflexions entamées lors de cette phase initiale complètent admirablement les questionnements soulevés par l'étude de médias interactifs comme le jeu vidéo. Si l'imagerie synthétique propose, selon l'expression de Philippe Quéau, une image saisie par le langage, l'avènement de médias fondés sur un dispositif d'interaction physique allait engendrer très tôt une chimère qui aura gagné en vigueur au fil des développements technologiques. L'idée même d'une fiction interactive achevée repose, au fond, sur la mise en boîte des structures sous-jacentes du récit ou, pour le dire autrement, ne pourrait s'épanouir qu'en saisissant la narration par l'entremise d'un langage plus abstrait et logique. D'où l'intérêt des travaux initiés par Propp.
Bien qu'on en retrouve les échos chez Dumézil et Lévi-Strauss, nous avons choisis de limiter ce versant de notre étude aux auteurs qui s'intéressent principalement aux fonctions du récit littéraire, notamment Greimas et Barthes. Peut-on, à partir des modèles structuraux proposés, dégager une feuille de route pour la création de fictions interactives qui sauraient satisfaire les attentes ? Ces attentes, comme le suggère la position des ludologues, ne sont-elles pas teintées par des critères exogènes, trop peu spécifiques aux médias interactifs, issus de la niche littéraire ou cinématographique des commentateurs ? En plus de s'inspirer du débat actuel entre ludologues et narratologues, nous expliciterons un parallèle fréquemment effectuée par les chantres du virtuel et autres « techno-utopistes », et qui pose le réversibilité énonciative comme idéal de l'interactivité. L'énonciation constitue de toute façon une dimension inextricable de la narration, et à travers le modèle de Benveniste, nous serons à même de remettre en question la configuration énonciative du jeu vidéo, trop souvent posée de manière simpliste dans les études actuelles. Il s'agira avant tout d'utiliser les recherches susmentionnées en tant que repoussoir, de manière à confronter les lieux communs de l'étude du jeu.
INTERACTIVITÉ ET ÉNONCIATION
Si l'appellation problématique de « nouveaux médias » court toujours , l'expression « médias interactifs » ne fait pas non plus l'unanimité. C'est pourquoi, plus haut, nous avons évoqué les « médias fondés sur un dispositif d'interaction physique », ce qui exclut d'emblée toute acception « déjà interactive » de médias comme le roman et le cinéma. S'il est essentiel de nuancer les élans révolutionnaires de certains commentateurs, l'atout central du renouvellement médiatique en branle ne devrait pas être minimisé pour autant :
In the traditionnal media perspective, the result of the mental interaction lies outside the system, in the mind of the user. The user can only influence the content part of the sign. However, behind the very concept of interaction lies the fundamental fact that the user participates in the creation of signs, which means that he influences both the expression and the content part of the sign. L'apport de l'utilisateur se traduit directement sur la représentation. Cette caractéristique ravive le mythe, pourtant usé, de l'art total : transposant les actions de l'utilisateur, elle semble reproduire un peu plus parfaitement notre rapport au réel (et le réel même, par une formulation métonymique omniprésente dans la littérature) ; ouverte au dialogue, elle permettrait de refléter toujours plus parfaitement cet utilisateur . Au cours des années 1990, plusieurs dispositifs réunis sous l'expression très mystifiante de « réalité virtuelle » assaillent l'imaginaire collectif. La machinerie fantasmée par cet idéal, de la « simple » combinaison à retour haptique jusqu'au branchement direct sur le système nerveux humain, permettrait de reproduire complètement le registre d'action qui définit notre rapport premier au monde. Il ne s'agit plus simplement de recréer un morceau de réel dans ses aspects perceptibles ; on ne nous promet rien de moins qu'un monde virtuel s'adaptant en permanence à notre présence et à notre personnalité :
Virtual Reality exists so that people can make up their reality as fast as they might otherwise talk about it. The whole thing with virtual reality is that you're breeding reality with other people. You're making shared cooperative dreams all the time. You're changing the whole reality as fast as we go through sentences now. Eventually, you make your imagination external and it blends with other people's. L'insistance de Lanier sur le langage n'est pas anodine. Nicholas Negroponte (également concepteur de mondes virtuels au MIT) emprunte la même analogie pour définir l'interactivité au sens fort, à savoir l'adaptation mutuelle et constamment renouvelée des partis impliqués . La possibilité, pour un utilisateur, de « parler », mais surtout d'être « entendu », et par extension la réversibilité des pôles énonciatifs caractéristique de la communication linguistique orale, enfin se concrétiserait pleinement au sein de la représentation. Mieux ; la réalité virtuelle, au sens de Lanier et de Michael Benedikt notamment, surpasserait éventuellement le régime de la communication linguistique pour devenir un mode de communication « post-symbolique » .
L'outillage nécessaire pour atteindre cet au-delà du langage n'est pas exactement disponible à l'heure actuelle. Cette affirmation par la négative relève tout de même de l'euphémisme : déjà, la réalisation éventuelle d'une interface complètement naturelle tient d'un optimisme de moins en moins partagé, c'est dire le scepticisme qui règne autour d'une forme de communication post-symbolique. L'interaction au sein des mondes virtuels se révèle on ne peut plus symbolique ; manipuler les interfaces matérielles dédiées ou celles intégrées, plaquées sur ces représentations constitue l'intermédiaire inévitable pour y accomplir n'importe quelle action. Malgré tout, plusieurs formes émergentes - hypertexte, jeu vidéo et autres variantes de l'anticipée fiction interactive - seront vendues à l'aide d'une rhétorique fort semblable à celle déployée par les techno-utopistes.
In its most utopian form, Interactive Drama would be a fully automated production, in which users would impersonate characters in a dialogue with AI-driven agents. The script would allow users to « choose what to say, do and think at all times » (Kelso et al. 2), thus letting them influence the direction of the plot. Certains jeux vidéo, déjà, font abstraction de la dimension utopique et prétendent accomplir l'essentiel de ces aspirations. Considérez cet extrait du manuel d'instruction du jeu The Elder Scrolls III : Morrowind (Bethesda Softworks, 2002) :
One of the first questions people ask us is, « What do I do in this game ? » The answer we give is inevitably « Well, what do you want to do ? » [...] Everywhere you go you will find an assortment of do-gooders, scoundrels, eccentrics, and ordinary people [...] How you choose to interact with them is entirely up to you, and as a result you will find your gameplay experience may be completely different from anyone else's. En somme, l'introduction d'interfaces proprement physiques d'interaction permettrait à l'utilisateur de se poser comme sujet, de s'affirmer en tant que « je » autour duquel s'articulerait la représentation informatique. Les premiers commentateurs de l'hypertexte verront même dans cette interactivité triviale une possibilité réelle de transformer le « pauvre » lecteur en auteur à part entière, participant ainsi d'un idéal de libération qui frôle la parodie tellement le déterminisme technologique qu'il sous-tend est lourd . Cette position, du reste, fait écho à l'un des principaux arguments de la ludologie, discipline qui se sera positionnée tout de go aux antipodes d'une narratologie vidéoludique. En effet, lorsqu'il joue, le joueur ne se ferait pas raconter une histoire, mais vivrait sa propre aventure. Cet argument chapeaute une série d'observations, notamment : puisqu'il est interactif, le cadre de référence du jeu est la vraie vie ; là où le récit suppose l'antériorité des événements narrés, le jeu ne propose au joueur que du présent, pas de narration. Puisqu'elles s'en réclament dans une certaine mesure, nous proposons maintenant de confronter ces positions au modèle énonciatif avancé par Émile Benveniste. Cette confrontation permettra une description un peu moins naïve de la configuration énonciative du jeu vidéo, et par extension de l'interactivité telle qu'elle se déploie actuellement.
CONFIGURATIONS ÉNONCIATIVES
Avenue importante de la linguistique, l'énonciation s'intéresse au versant pragmatique de la langue, aux actes de discours. Elle suppose tout d'abord deux instances, l'énonciateur et l'énonciataire, « l'une source, l'autre but de l'énonciation. C'est la structure du dialogue. Deux figures en position de partenaires sont alternativement protagonistes de l'énonciation. » . Cette polarité est reflétée dans la langue par le je et le tu qui s'impliquent absolument l'un l'autre. Le principe de réversibilité, ainsi, constitue pour Benveniste un aspect fondamental de l'énonciation. Ses études n'excluent pas pour autant le discours écrit qui, par définition, ne peut accommoder ce principe aussi aisément que la langue parlée. Les études littéraires se seront appropriées très tôt le modèle énonciatif ; même le cinéma, notamment à travers les travaux de Christian Metz, aura été analysé sous la loupe de l'énonciation. Si, au cinéma, le dispositif cinématographique dans son ensemble peut constituer une figure énonciatrice, le spectateur/énonciataire ne dispose toujours pas du pouvoir de répartie, pourtant manifesté de façon quasi-obsessive à l'écran entre les personnages de la fiction. La répartie qu'il pourra formuler à tout instant du visionnement ne sera jamais actualisée que mentalement, sans réel interlocuteur. Nous pourrions bien évoquer le versant psychanalytique de la théorie du cinéma afin de postuler un je lié au protagoniste du récit par identification affective, ou encore projection empathique. Ce je resterait cependant bien incapacité.
À travers l'interactivité qu'il propose, le jeu vidéo positionne-t-il son utilisateur dans un rapport similaire à celui sous-tendu par le modèle énonciatif ? La posture du joueur peut-elle être assimilée à l'une des figures réversibles de l'énonciation ? De façon surprenante, plusieurs définitions de Benveniste évoquent quasi-instantanément certains aspect des systèmes interactifs vidéoludiques. Ainsi du pronom je, qui fait partie d'un
système de références personnelles que chacun s'approprie par l'acte de langage et qui, dans chaque instance de son emploi, dès qu'il est assumé par son énonciateur, devient unique et nonpareil, ne pouvant se réaliser deux fois de la même manière. Mais hors du discours effectif, le pronom n'est qu'une forme vide, qui ne peut être attachée ni à un objet ni à un concept. Il reçoit sa réalité et sa substance du discours seul. L'incarnation virtuelle du joueur, communément désignée par « avatar », possède plusieurs des traits ici mentionnés. Elle constitue le degré zéro de l'appropriation offerte par le jeu, et par conséquent, prend également tout son sens au moment de la performance. Cette performance, manipulation toujours minimalement différente d'un joueur à l'autre, constitue la pierre d'assise des prétentions interactives du jeu vidéo ; l'actualisation à chaque fois autre de la performance témoigne d'un certain potentiel d'adaptabilité de la part du système. L'avatar s'intégrerait ainsi à cette catégorie de signes vides, « toujours disponibles, et qui deviennent 'pleins' dès qu'un locuteur les assume dans chaque instance de son discours » .
Le système de références ne se limite pas, bien entendu, aux pronoms personnels. Il est complété par la classe des déictiques, « démonstratifs, adverbes, adjectifs, qui organisent les relations spatiales et temporelles autour du 'sujet' pris comme repère » . Les adverbes « ici » et « maintenant » constituent les exemples archétypaux de ces deux catégories, au devant d'un grand nombre de mots et de locutions procédant d'une relation coextensive et contemporaine avec l'instance de discours.
[Les déictiques spatiales] ordonnent l'espace à partir d'un point central, qui est Ego, selon des catégories variables : l'objet est près ou loin de moi ou de toi, il est ainsi orienté (devant ou derrière moi, en haut ou en bas), visible ou invisible, connu ou inconnu, etc. Le système des coordonnées spatiales se prêtent ainsi à localiser tout objet en n'importe quel champ, une fois que celui qui l'ordonne s'est lui-même désigné comme centre et repère. Dans une certaine mesure, la représentation audiovisuelle vidéoludique semblent occuper des fonctions similaires. Bien sûr, elle n'est pas composée d'unités discursives que le joueur pourrait convoquer à loisir, mais son caractère typiquement figuratif est tout de même inféodé aux déplacements et manipulations effectués par ce dernier. Les moteurs 3D exacerbent les rapports spatiaux (visuellement, mais aussi au niveau du son) entre l'avatar du joueur (Ego, centre, repère), le monde virtuel et ses habitants. Même si elles ne pouvaient rendre compte d'une aussi grande variété de rapports et créer des effets en jouant sur l'angle de la prise de vue, les techniques bidimensionnelles occupaient (et occupent encore) fondamentalement les mêmes fonctions : adapter l'univers représenté en fonction du point central qu'est l'avatar du joueur.
Cette parenté naïve avec le modèle énonciatif du discours, bien entendu, ne devrait pas être avancée plus longuement. Nous avons tout de même cru bon de la présenter, dans la mesure où elle cadre très bien avec la rhétorique déployée par les commentateurs du phénomène vidéoludique, à savoir cette conception du joueur-roi, qui peut faire ce qui lui plait avec, toujours, des conséquences significatives pour chaque geste, qui vit sa propre aventure comme il l'entend, différente de celle des autres joueurs, unique. C'est indéniable, l'avatar, comme le je, s'apparente à un signe pragmatique, incluant celui qui en fait usage. Mais il n'est pas un signe vide, sans attache à un objet ou à un concept, pour reprendre la formulation précédemment citée. De l'avatar, seule l'actualisation dépend du joueur ; par définition, le jeu ne s'exécute pas de lui-même. Les modalités de cette actualisation varient d'un genre et d'un jeu à l'autre : parfois limitées au contrôle des mouvements, admettant tantôt divers degrés de personnalisation (cosmétique, sélection de pouvoirs/ressources parmi un bassin plus ou moins extensif), il s'agit bien ici, pour reprendre l'expression de Maude Bonnenfant, d'espaces d'appropriation plus ou moins larges. Mais la strate sous-jacente ne doit pas être occultée pour autant : en deçà de ces espaces, en évoluent d'autres qui les conditionnent absolument. Il s'agit, grosso modo, de l'espace de la fiction. Celui-ci, dans le jeu vidéo, ne se limite pas à l'habillage générique et iconographique de l'univers représenté ou à la caractérisation des personnages tels qu'on les conçoit d'usage. Ultimement, tout l'outillage algorithmique, tout le contenu procédural mis en branle par les programmes participent également de la fiction ; ils en constituent les règles d'actualisation. L'avatar du joueur, ainsi, est déterminé par un ensemble de possibles assez restreint, le plus souvent réduit aux modalités de mouvements et de combat . Ses origines, sa destinée, elles, ont été énoncées de façon péremptoire très tôt dans la conception du jeu. Si, à travers ces règles de manipulation, le joueur « parle », il est clair qu'il ne dispose pas d'un répertoire complexe organisé sur deux axes, comme dans la langue.
Au plan discursif, Benveniste oppose le plan de l'histoire. Le je ramène inévitablement à l' « ici-maintenant » de l'énonciation, et ce même lorsqu'il exprime une temporalité révolue (j'allais, je faisais, etc.) ; par contre, la troisième personne, en conjonction avec certaines formes de l'expression temporelle du passé, engage pour Benveniste le plan historique, et par extension, le plan privilégié de la fiction écrite. Il définit le récit historique comme « le mode d'énonciation qui exclut toute forme linguistique 'autobiographique'. L'historien ne dira jamais je ni tu, ni ici, ni maintenant, parce qu'il n'empruntera jamais l'appareil formel du discours » . À ce stade, il nous apparaît fécond de caractériser la configuration énonciative du jeu par un système mixte, je-il. L'interactivité offerte au joueur s'amorce inévitablement par une manipulation concrète et actuelle sur l'une des prothèses canoniques (clavier, souris, manette de jeu), plus ou moins instantanément transposée sur l'axe imaginaire de la fiction, par la manipulation virtuelle, présentée audiovisuellement, qu'effectue l'avatar. Pour le dire du point de vue de joueur : « quand j'appuie sur x, il effectue y ». Nous l'avons souligné plus haut, l'autre pôle énonciatif de ce modèle, le dispositif vidéoludique, exerce une pression encore plus forte sur ce il ; de manière générale, nous pouvons dire de cette configuration qu'elle implique conjointement (mais non symétriquement) les pôles du discours dans l'actualisation d'une fiction. Ce modèle souligne ainsi le caractère éminemment partiel de l'incarnation proposée au joueur. Sans doute le terme « incarnation » participe de la rhétorique ici critiquée ; on devrait lui préférer une expression plus modérée.
Ces considérations nous amènent, enfin, à la dimension temporelle que nous avions mise de côté jusqu'à maintenant. L'interactivité renvoie inévitablement à l'ici-maintenant de la manipulation. À ce présent actuel s'oppose le temps de la fiction qui, dans le modèle narratif tout au moins, suppose un décalage par rapport au temps du récit. Cette caractéristique en soi, nous l'avons déjà souligné, amène les ludologues à refuser au jeu le statut narratif. Mais cette concomitance assumée des temporalités discursives et fictives au sein du jeu, correspond-t-elle assurément à l'expérience du temps par le joueur ? Derrière ce questionnement se cache un enjeu fondamental : au delà d'une reproduction approfondie de notre rapport au réel (du présent audiovisuellement figé introduit par le cinéma, nous passons au présent interactif du jeu vidéo), c'est le gain immersif supposé par ce présent « comme dans la vraie vie » qui suscite l'émoi ou l'appréhension . Un premier élément de réponse consiste à nuancer les assises de la question : même lorsqu'il y a décalage entre le temps du récit et le temps de la fiction, comme dans un roman, les effets de présentification abondent. Exécuté selon les règles de l'art mises de l'avant par Benveniste, le plan historique parviendrait à rabattre complètement les deux temporalités : « il n'y a même plus alors de narrateur. Les événements sont posés comme ils apparaissent à l'horizon de l'histoire » . L'histoire semble se raconter d'elle-même, pour reprendre sa célèbre formulation. Mieux, ces effets ne se limitent pas à l'utilisation de l'aoriste en conjonction avec la troisième personne. Du parfait à la première personne, forme autobiographique par excellence dont l'exemple canonique n'est autre que L'Étranger de Camus, Benveniste déclare :
Le parfait établit un lien vivant entre l'événement passé et le présent où son évocation trouve place. C'est le temps de celui qui relate les faits en témoin, en participant ; c'est donc aussi le temps que choisira quiconque veut faire retentir jusqu'à nous l'événement rapporté et le rattaché à notre présent. Quiconque, y compris le romancier, qui ne se sera pas limité au dispositif historique classique pour nous faire vivre ses histoires. Les personnes et temps de verbe associés au plan du discours par Benveniste peuvent très aisément être « ravalé » par l'effet fiction.
Les effets de présentification, ainsi, constituent l'une des assises fondamentales de la fiction et sont convoqués différemment par l'ensemble des médias narratifs. Dès lors, comment devrait-on caractériser ces effets tels que modalisés par le médium vidéoludique ? Le présent est-il ressenti de manière plus viscérale, plus « réelle », au sein du jeu ? Nous avons souligné deux niveaux jusqu'à maintenant : la manipulation actuelle et la transposition sur l'axe imaginaire. Il serait facile de surévaluer le caractère disruptif du premier niveau ; l'« ici-maintenant » de la manipulation, si l'utilisateur a eu l'occasion de se familiariser avec cette dernière, ne joue pas contre l'immersion . On ne peut donc affirmer que le joueur est sans cesse aspiré dans une temporalité autre que celle du jeu. La transposition sur l'axe imaginaire survient quasi-instantanément, mais cette imbrication apparente des deux niveaux ne pourrait être assimilée à l'expérience du temps physique immédiat. La différence réside bien entendu au niveau de la densité de l'expérience. Les manipulations effectuées par le joueur, déjà, ne correspondent que très rarement aux véritables gestes supposés par le contexte du jeu ; certaines prothèses reproduisent minimalement la détente d'un fusil, ou encore les commandes d'une automobile. De manière générale, cette manipulation première suppose donc une distance par rapport au réel. L'intégration des commandes du joueur au second niveau, celui-là fictif, se traduit par une manipulation plus complexe, effectuée par l'avatar, mais l'espacement de qualité demeure toujours. De par et d'autre de ce couple interactif qui, à la manière du discours, constitue l'axe référentiel d'un présent en constante évolution, évoluent également deux autres références temporelles : « le moment où l'événement n'est plus contemporain du discours, est sorti du présent et doit être évoqué par rappel mémoriel, et le moment où l'événement n'est pas encore présent, va le devenir et surgit en prospection » . L'activité cognitive, hypothético-déductive est modalisée par les règles d'actualisation du jeu ; l'interaction présente, la prospection ou la réminiscence de ces possibles, bref, l'expérience du jeu, ne s'apparente pas plus à l'expérience première du joueur avec le réel sous prétexte qu'elle convoque certains schémas actantiels que le cinéma et la littérature laissent endormis. La « propension à voir dans la langue le calque de la réalité » établit, enfin, une parenté claire avec le jeu. L'expérience du jeu, comme de la langue, est d'une densité fondamentalement autre que celle du réel.
STRUCTURES DU RÉCIT
Ayant précisé sommairement la configuration énonciative du jeu et l'expérience du temps qui en découle, nous entamons enfin notre discussion sur les fonctions du récit. Propp, à l'origine, cherchait à dégager une série de structures fonctionnelles globales qui auraient pu résumer la totalité des contes populaires russes à l'étude. Les résultats de ses travaux excèdent même ses propres aspirations ; en isolant les fonctions du récit, qu'il définit comme actions cardinales effectuées par un personnage, il finira par dégager une séquence unique. Lors de cette première phase, la narratologie s'affaire à comprendre la structure globale et délaisse quelque peu l'étude de la narration elle-même. Les acteurs qui l'intéressent sont intra-diégétiques , et les rapports entretenus par ces derniers avec un narrateur premier et extérieur constituent une avenue à explorer ultérieurement. Cette avenue fera d'ailleurs la notoriété d'un Genette. Le cadre restreint de ce travail ne nous permettra pas de nous y engager ; notons simplement que contrairement à l'idée reçu, le jeu vidéo intègre nombre de procédés s'apparentant au travail du narrateur, notamment de type elliptique. Il s'agira ici de se demander en quoi l'intégration du joueur à ce schéma actantiel affecte (ou non) la structure du récit et, en amont, de quelle manière la condition vidéoludique altère cette structure.
Considérant la spécificité des 31 fonctions dégagée par Propp, l'universalité de la séquence semble défier l'entendement. « L'action de tous les contes de notre corpus, sans exception, et celle de très nombreux contes originaires des nations les plus diverses, se déroule dans les limites de ces fonctions » . Aussi faut-il préciser brièvement les termes de cette « universalité ». Les 31 fonctions, dont plusieurs sont couplées, se regroupent aussi en épisodes. Suivant l'exposition d'une situation initiale, les sept premières fonctions constituent le segment préparatoire (Propp les isole d'ailleurs du lot en les identifiant par des lettres grecques). Suivent quatre fonctions qui forment le noeud du récit : méfait, médiation (appel au secours destiné au héros), début de l'action contraire (le héros accepte), départ. Ensuite, la mise à l'épreuve du héros se déroule sur trois fonctions : première fonction du donateur (épreuve, questionnaire, attaque...), réaction du héros, réception de l'objet magique. L'épisode suivant s'articule autour de la confrontation de l'agresseur et la réparation du méfait. Après quoi émerge un premier écart potentiel : certains contes introduiront un nouveau méfait et feront ainsi se répéter une partie du noeud et la mise à l'épreuve. La succession « toujours identique », l'axe « unique » mis de l'avant par Propp se complexifie encore un peu : l'épisode de la tâche difficile est lui aussi facultatif. Le conte pourrait ainsi s'engager sur une voie intégrant le couple fonctionnel combat/victoire (épisode de la confrontation), ou alors sur une voie définie par le couple tâche difficile/accomplissement de la tâche, ou même les intégrer toutes deux ; dans tous les cas, ces voies mènent à la reconnaissance du héros, au châtiment de l'agresseur et au mariage, bref, à la résolution du récit. Ces variations ne modifient pas, au sens de Propp, la structure fondamentale du conte, pourtant fondée sur l'ordre relatif des fonctions. Il ira même jusqu'à s'accommoder du déplacement et des inversions de ces dernières, promptement imputés à la maladresse des conteurs. L'absence de certaines fonctions constitue de son propre aveu la norme plus que l'exception . On comprend mieux, dès lors, le caractère universel de la structure dégagée.
Les récits proposés par le jeu vidéo, et ce dans une multitude de genres, incorporent plusieurs de ces fonctions. La prolifération d'univers merveilleux (notamment la lignée heroic fantasy animée par l'oeuvre de Tolkien) renchérit cette proximité apparente avec la structure du conte. Mais il ne faudrait pas s'engager dans un repérage simpliste des points de similitude. Le noeud se retrouve, souvent intact, dans une grande majorité de jeux. Il subsume fréquemment la séquence d'introduction (jouée ou présentée en mode cinématique) ; l'épisode préparatoire est évacué au profit d'une mise en conflit directe des principaux acteurs. Naturellement, la mise à l'épreuve du héros constitue aussi un élément essentiel du jeu vidéo. Mais la nature de cette mise à l'épreuve, dans le jeu, est évoquée plus directement par le redoublement potentiel de la série que par les fonctions qui composent cette dernière. Au coeur de la performance exigée du joueur, sujet par procuration intégré au système actantiel, se trouve l'expérience de la répétition. Bien sûr, cette dernière s'inscrit dans le conte à plusieurs niveaux. Ajoutons au redoublement susmentionné l'exemple du triplement : « certains détails particuliers de caractère attributif peuvent être triplés (les trois têtes du dragon), aussi bien que certaines fonctions, couples de fonctions (poursuite-secours), groupes de fonctions ou séquences entières. » . Mais par rapport au conte, le jeu vidéo intègre plusieurs restrictions, de nature technique ou imposées par la structure de production, qui exacerbent la répétition.
RÉPÉTITION VS. DIVERSITÉ
Depuis les premiers temps, la machinerie vidéoludique intègre des capacités de stockage à peine suffisante pour entretenir les ambitions toujours plus cinématographiques de ses artisans. L'accroissement de la mémoire vive (mémoire de travail qui détermine la quantité d'information pouvant être traitée, et donc la complexité de n'importe quelle « scène ») et du support matériel (qui contient l'ensemble des données du jeu) aura servi avant tout au perfectionnement de l'illusion audiovisuelle. Ce projet exige bien entendu de s'attaquer à une certaine répétition d'ordre cosmétique ; aux niveaux quasi identiques des premières aventures du plombier Mario, aux textures répétées ad nauseum sur toutes les surfaces des premiers univers 3D, les concepteurs ont vite fait de substituer une promiscuité de formes, de couleurs et d'ambiances, et ce au sein d'un même jeu. Mais le caractère répétitif des gestes effectués/représentés s'impose, encore aujourd'hui, de manière impérieuse. Des multiples genres et sous-genres vidéoludiques, on pourrait dégager à peine quelques paradigmes de l'action représentée : le combat et la fuite, l'aventure et la gestion stratégique de ressources recouvrent déjà un pourcentage élevé de la production actuelle. Malgré un engouement certain pour la fusion des jouabilités associées aux divers genres au sein d'un même paradigme (le jeu de tir et le jeu de course, par exemple), jusqu'au mariage d'éléments issus de paradigmes distincts, la répétition définit toujours l'expérience vidéoludique. Au-delà des contraintes normatives que nous avons exposées, c'est le caractère ludique du phénomène qui valorise la répétition. Le joueur accepte la mise à l'épreuve tant et aussi longtemps que celle-ci s'inscrit dans la promesse de gratification qui constitue la raison première de n'importe quel jeu. Les modèles de manipulation doivent être assimilés, et chacune des actions qui définissent l'avatar du joueur, mises en relations avec les éléments appropriés au sein de l'univers ludique. À travers la répétition de ces possibles limités, cette assimilation s'effectue rapidement, et l'exécution à chaque fois un peu plus parfaite procure au joueur l'essentiel de son plaisir. Typiquement, afin de faire durer le plaisir sur plusieurs heures, le jeu introduira quelques raffinements ou de nouvelles dynamiques dans son système. La mise à l'épreuve du héros, comme dans le conte, aboutit ultimement sur l'acquisition de nouveaux pouvoirs. Plusieurs genres, de nos jours, intègrent cette dynamique, ce qui confère à l'ensemble une certaine variété. Mais typiquement, l'acquisition survient beaucoup plus fréquemment que dans un conte, et participe elle aussi, ultimement, de l'expérience répétitive offerte par le jeu.
Un des facteurs qui favorise la répétition, nous venons de le souligner, repose sur la régulation (et donc la réduction) des liaisons possibles entre le registre d'action offert au joueur et les objets/acteurs virtuels susceptibles d'être affectés par ces actions. À la manière d'un noyau sémique qui réalise ses possibilités de signification en associant l'un des sèmes contextuels qu'il contient avec un sème compatible sur la chaîne syntagmatique, la manipulation effectuée par le joueur ne fera sens dans l'univers du jeu que si l'objet visé contient des modèles procéduraux susceptibles d'actualiser cette manipulation. L'utilisation de la terminologie greimassienne, un peu forcée, se révèle pourtant à propos ; afin de réduire les fonctions de Propp à une structure plus essentielle, Greimas se sera fondé sur la répétition d'éléments sémiques analogues au coeur des 31 fonctions dégagées initialement. Mettant à profit les premiers échelons de son modèle sémantique, articulés autour des sèmes (propriétés de termes-objets) qui s'organisent en catégories sémiques binaires (grand, petit ; garçon, fille), Greimas s'attaque à la structure du récit en reconnaissant l'importance des travaux initiés par Propp. Il remarque d'abord que plusieurs des fonctions couplées par ce dernier peuvent s'articuler en catégorie sémique, notamment le couple du segment préparatoire prohibition/violation. Mis en relation avec d'autres fonctions, ces termes correspondent chacun à une autre catégorie : « la prohibition est la forme négative du mandement, [...] la violation est la négation de l'acception » . Ce système sémique à quatre termes permet à Greimas d'établir un premier élément essentiel de sa révision : l'établissement du contrat (mandement/acceptation) et sa rupture (prohibition/violation).
Plusieurs des fonctions isolées par Propp se rapportent à la notion d'épreuve. Greimas dégage, au sein de la séquence originale, trois grandes confrontations qui obéissent au même schéma fonctionnel. La mise à l'épreuve du héros par le donateur (épreuve qualifiante), la tâche difficile (épreuve glorifiante) et l'épreuve principale s'amorcent toutes par l'établissement d'un contrat, articulé chez Propp par une fonction d'injonction et une fonction d'acceptation, sauf dans le cas de l'épreuve glorifiante. Chaque épreuve implique bien entendu une confrontation dont le héros sortira gagnant . Les conséquences de chacun des affrontements, élément qui vient clore le schéma proposé par Greimas, correspondent toutes à une fonction de la séquence originale : la réception de l'adjuvant (objet magique), la reconnaissance du héros, et la liquidation du manque. Le schéma de l'épreuve (contrat/affrontement/conséquence) ouvre ainsi sur la dynamique centrale du modèle greimassien : l'aliénation et la réintégration. L'auteur s'attarde sur trois couples du segment préparatoire : enquête/renseignement, déception/soumission, traîtrise/manque. « On remarquera d'abord que toute cette séquence apparaît comme une succession de malheurs, se présentant à la suite de la violation de l'ordre établi, qu'elle apparaît donc comme une série négative, à laquelle devrait correspondre [...] une série positive » . Greimas établit cette série positive à partir des trois épreuves ; les conséquences relevées précédemment viennent combler, respectivement, le déficit introduit par chacun des couples de la série négative. Plus avant, il associe chaque paire aliénation/réintégration aux modalisations du processus communicationnel, qui sont définies par la nature de l'objet-message symbolique transmis. Ainsi, la réception de l'adjuvant répond à la soumission initiale du héros (modalité du pouvoir), la reconnaissance renvoie à l'extorsion de renseignements (modalité du savoir), et la conséquence de l'épreuve principale liquide le manque engendré par le méfait (modalité du vouloir). Ultimement, la structure du récit prend chez Greimas la forme d'un carré sémiotique, aisément temporalisé : la rupture initiale du contrat ouvre sur la série aliénante, et la réintégration des valeurs (qui constitue le domaine fonctionnel du héros) est la conséquence de contrats menés à terme. La portée axiologique du conte étant relativement transparente, nous n'y porterons pas attention ici.
Déjà, la séquence originale de Propp dégage une certaine variété dont s'accommode difficilement une majorité de genres vidéoludiques. Au sein du jeu, l'utilisation des pouvoirs innées ou acquis de l'avatar prend toute la place. L'épisode de la tâche difficile convoque un registre d'action autre que celui ouvert par la réception de l'adjuvant, et par conséquent, implique un répertoire représentationnel étendu. Nous l'avons souligné plus haut, malgré l'accroissement des ressources financières et technologiques, un tel répertoire ne caractérise qu'une proportion restreinte de la production actuelle. Le modèle greimassien, pourtant fondé sur un travail de réduction qui exprime le caractère relatif de la variété exhibée par le conte, se rattache beaucoup plus facilement au jeu vidéo ; les variations introduites se rangent la plupart du temps sous une même catégorie (acquisition d'une arme/d'un pouvoir magique). Par définition, la structure minimale dégagée par Greimas élargit le domaine d'applicabilité de l'étude du récit ; les partisans d'une narratologie vidéoludique ne peuvent que se réjouir de cette nature inclusive. Ceux qui souhaitent l'essor de la fiction interactive, par contre, ne trouveront par leur compte dans cette structure minimale. Plus avant, la diversité de l'action représentée ne constitue qu'un objectif secondaire de cet idéal ; la répétition caractéristique du jeu endigue un élément encore plus fondamental du récit.
RÉPÉTITION VS. CONSÉQUENTIALITÉ
Au sein du jeu, la réintégration du capital héroïque se transforme sous l'impératif de la gratification du joueur. Cette transformation souligne à nouveau la fracture entre le joueur et son avatar : chaque nouvelle habileté acquise par l'avatar se traduit par une diminution de la maîtrise du joueur, elle convoque un apprentissage, une réévaluation des possibles gérés par l'univers virtuel . Afin de faciliter cet apprentissage, le jeu vidéo favorise d'emblée un registre d'action à court terme. Qu'il exerce un contrôle direct, quasi instantané sur son avatar, ou qu'il soit confronté à une interface de manipulation indirecte (sélection parmi une liste d'actions possibles avec un pointeur-écran), le joueur est en mesure de constater rapidement les conséquences des manipulations effectuées. Sa performance relève ainsi le plus souvent du micro-événement, constamment réitéré pour faciliter l'assimilation des règles qui gouvernent l'univers virtuel, et plus particulièrement de celles qui concernent les possibilités d'action de son avatar au sein de cet univers. Voilà sans doute l'un des principaux facteurs qui incitent les ludologues (et une large part de la communauté académique concernée) à exclure le jeu du domaine narratif. Il constitue également le nerf de la guerre pour les artisans de la fiction interactive ; parvenue à maturité, cette forme nouvelle permettrait au joueur d'affecter significativement l'évolution de l'univers fictif. Le dernier aspect du récit qui retiendra notre attention dans le cadre de ce travail, incidemment, a tout à voir avec la conséquentialité.
Les travaux convoqués jusqu'à maintenant mettent à profit la notion de conséquence à différents niveaux. Chez Propp, l'identité d'une fonction donnée (en proie au processus d'assimilation) peut être déterminée par les fonctions subséquences, c'est-à-dire par les conséquences des actions représentées. La notion occupe également une place importante dans le modèle greimassien. Mais c'est sans doute Roland Barthes qui aura accordé le plus d'importance à l'enchaînement conséquent. Son analyse du récit repose en grande partie sur l'étude de la fonction, qu'il subdivise en deux catégories : la fonction cardinale (ou noyau) et la catalyse. De façon surprenante, Barthes définit les noyaux comme « moments de risque du récit » , un ensemble de points d'alternative qui garantit, à ses yeux, une certaine liberté de sens ; à chacun de ces points, le récit pourrait devenir tout autre. Cette formulation étonne dans la mesure où elle correspond aux aspirations de la fiction interactive, et que les artisans de cette nouvelle forme ont longuement insisté sur le caractère figé du récit traditionnel. Chaque fonction cardinale correspond, pour Barthes, à un choix délibéré du récit entre plusieurs possibilités, et le regroupement des noyaux en séquences engendre une « logique énergétique » qui se répercute inévitablement sur les personnages de la fiction, « puisqu'elle saisit [ces derniers] au moment où ils choisissent d'agir » . Dans un autre article, il évoque plutôt le code proaïrétique, qui réfère chez Aristote à la « faculté humaine de délibérer à l'avance l'issue d'un acte, de choisir » . Ne nous y méprenons pas : Barthes insiste sur la liberté du récit pour mieux souligner le caractère irréversible des choix effectués, la conséquentialité des actions : « qu'une conséquence soit positive ou négative, et tout le sort de l'histoire en est changé » . L'enchaînement des fonctions-charnières, pour Barthes, est l'expression même de la causalité sur laquelle repose le récit .
La progression d'un noyau à l'autre implique une fonctionnalité double, chronologique, mais aussi purement logique. À l'opposée, les catalyses relèvent de la stricte succession, s'agrègent à un noyau fonctionnel sans modifier fondamentalement l'histoire ; elles constituent, pour reprendre l'expression de Barthes, le domaine des menues actions. Ce faisant, les catalyses pourront acquérir une certaine valeur indexicale, c'est-à-dire qu'elles ajouteront au caractère d'un personnage ou à l'ambiance d'une scène. Elles correspondent alors à la seconde grande classe d'unités narratives fondamentales : les indices. La bipartition effectuée par Barthes épouse nombre de distinctions classiques, issues de la linguistique : Le noyau est une unité distributionnelle, qui opère sur le plan métonymique, et correspond à une logique pragmatique, une fonctionnalité du faire ; l'indice est une unité intégrative, qui opère sur le plan métaphorique, et nourrit, par accumulation, une logique psychologique, une fonctionnalité de l'être. Cette seconde grande classe est elle aussi subdivisée en deux catégories : l'indice et l'informant. La première invite le lecteur à déchiffrer progressivement les caractères et les atmosphères, tandis que les informants proposent une connaissance immédiate, relative à l'espace et au temps. La fonctionnalité des informants, comme celle des catalyses, est réduite aux yeux de Barthes, mais non négligeable. L'informant « sert à authentifier la réalité du référent, à enraciner la fiction dans le réel » , tandis que la catalyse accélère, retarde, exacerbe la tension sémantique du discours, la promesse de sens. Contrairement aux noyaux, les catalyses, indices et informants constituent des facteurs d'expansion et relèvent avant tout de la narration.
Nous retrouvons, au sein du jeu, la plupart des unités qui composent la typologie de Barthes. La classe des indices y est bien entendu modalisée audiovisuellement ; les détails visuels ou sonores des univers virtuels indexent une ambiance particulière, ajoutent à la caractérisation des acteurs qui peuplent ces univers. La classe des fonctions doit composer, évidemment, avec le caractère interactif du jeu. Si l'informant, dans le récit romanesque, tient pour rôle d'ancrer la fiction dans le réel, la catalyse semble devenir l'opérateur réaliste par excellence des univers ludiques. Alors qu'il ne peut même pas réaliser un grand nombre des scénarios logiquement impliqués par les moyens mis à sa disposition (tout l'arsenal militaire, réel ou fantasmé, ne réussit pas toujours à abattre une porte en bois), le joueur peut fréquemment déclencher de menues actions qui n'ont aucune incidence sur le déroulement de la partie (exemple classique : les robinets et chasses d'eau des salles de bain virtuelles, le plus souvent « fonctionnelles »). Ces actions parasitaires, complètement facultatives, ont sans doute pour fonction d'arracher momentanément le jeu au noyau fonctionnel répétitif qui le définit. Trop fréquentes, elles mineraient potentiellement le principe de gratification, en brouillant les hypothèses du joueur quant aux actions qui, elles, porteront véritablement le récit en avant. Barthes évoque la délibération effectuée à chaque noyau par le récit en terme de survie ; « le récit ne choisit jamais que le terme qui lui est le plus profitable » . Cet instinct de conservation, au sein du jeu, est complètement inféodé au bon vouloir du joueur, mais de façon paradoxale, dans la mesure où le récit vidéoludique détermine à l'avance la séquence complète ; le choix offert au joueur se résume véritablement à cette modalité : vouloir progresser dans une récit clairement baliser, ou mourir.
Une fiction interactive achevée, au fond, accorderait au joueur le même pouvoir de délibération que Barthes attribue au récit. Les noyaux deviendraient de véritables fonction-charnières, ouvrant sur plusieurs alternatives, orientant le récit sur un réseau de conséquences logiques à partir des actions du joueur. Mais la réalisation concrète d'une arborescence extensive ne constitue qu'un jalon temporaire vers l'idéal de la fiction interactive. Ultimement, celui-ci se confond en partie avec une simulation extensive du réel : l'utilisateur y pourrait aller n'importe où, y interagir comme bon lui semble avec l'ensemble des éléments et personnages peuplant l'univers fictif. Peu importe son itinéraire, cet univers évoluerait en conséquence ; les modèles sous-jacents parviendraient à générer pour chacun une série de développements tout à fait inédits. Un univers d'une telle extensibilité enfin répondrait à l'interactivité dans son acception radicale. Il nécessiterait en quelque sorte une version procédurale du modèle proposé par Greimas ; le système devrait pouvoir générer un ensemble de situations mises en relation sous les modalités du contrat et du couple aliénation/réintégration. Il intègrerait l'interactivité au sein des grands modèles romanesques évoqués par Barthes . Bien entendu, les implications d'un tel projet sont complètement démesurées. Ironiquement, la variabilité qui caractérise la séquence universelle de Propp correspond aux tentatives de fiction interactive les plus achevées : la structure du réseau dirigé propose au joueur de s'engager sur certains épisodes facultatifs/alternatifs qui rejoindront éventuellement le même embranchement. Ces voies alternatives auront été prévues à l'avance, dans les moindres détails, par l'équipe de production, mais le réseau dirigé constitue, au sens de Marie-Laure Ryan, « la meilleure façon de réconcilier une histoire suffisamment dramatique avec un certain degré d'interactivité » .
L'idéal de la fiction interactive repose bien entendu sur des critères pré-établis quant à la singularité et la profondeur dramatique des lignes alternatives. Nous avons référé à ces aspects en terme de diversité et de conséquentialité ; la nature répétitive de jeu, et plus précisément de l'interactivité proposée au joueur, semble a priori incompatible avec la richesse du récit. Mais ces critères témoignent avant tout de la niche académique littéraire ou cinématographique des commentateurs. Devrait-on, dans une poétique de la fiction interactive, développer une vision moins étroite de ce qui pourrait constituer une ligne alternative, jusqu'à inclure les menues variations engendrées par la performance du joueur ? Cette conséquentialité triviale empêchera sans doute le jeu vidéo d'accéder au statut de fiction interactive. L'étude du jeu devrait-elle pour autant rejeter le versant narratologique qui se développe actuellement ? Une analyse des processus proprement narratifs au sein du jeu vidéo, travail qui reste encore largement à faire, démontrera la nécessité d'une telle approche, même si elle convoque inévitablement les mêmes critères quant à la richesse du récit et fausse ainsi potentiellement l'étude du phénomène. Plus avant, la discipline se renouvelle actuellement en incorporant des éléments de psychologie cognitive ; l'analyse des schémas narratifs convoqués dans l'expérience d'une fiction permettra sans doute de jeter des ponts entre les médias traditionnels et interactifs. Même si nous nous sommes limités, tout au long de ce travail, à des modèles théoriques antérieurs, issus du versant initial de la narratologie, ces modèles auront tout de même été utiles à une description moins naïve du phénomène vidéoludique, de sa configuration énonciative jusqu'aux éléments structuraux élémentaires. Il faudra sans doute, au cours de recherches subséquentes, palier au caractère immanentiste de ces analyses, comme nous avons tenté de le faire à quelques reprises, en portant attention à l'expérience vécue du jeu vidéo.
Carl Therrien
1 - Un déictique comme « nouveau » deviendra particulièrement problématique pour le futur historien. Le collectif responsable de l'anthologie Cinéma et dernières technologies propose plutôt l'expression « derniers médias » afin d'insister sur le caractère temporaire de cette nouveauté. BIBLIOGRAPHIE
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