Cet article s'inspire de plusieurs études empiriques et de théories provenant majoritairement des disciplines des nouveaux médias et du jeu vidéo pour tenter de faire lumière sur la question de l'immersion. Un modèle de l'immersion est proposé, dans lequel le phénomène est subdivisé en trois types et mesuré en trois degrés différents. Il est également question d'identifier les facteurs qui peuvent contribuer ou nuire au développement de l'effet immersif. Le modèle conceptuel amené dans l'article, quoique particulièrement approprié à l'étude du jeu vidéo, peut être appliqué à tout objet médiatique.

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Le mot « immersion » revient constamment lorsque l'on parle de jeux vidéo, et particulièrement si l'on consulte les critiques de jeux de la presse spécialisée. Le terme est cependant problématique en raison de son aspect très peu défini; en guise d'exemples, considérons ces trois usages typiques du terme :

         ● « J'ai trouvé ce jeu très immersif : le son et les effets d'éclairage m'ont vraiment fait sentir comme si j'étais sur le terrain. »
         ● « Je suis complètement immergé dans l'histoire, je dois absolument voir la suite. »
         ● « Ça fait si longtemps que je joue que je suis immergé dans le jeu; je ne remarque plus les graphismes, je ne vois que des motifs de jeu. »

Ces trois exemples ont quelque chose en commun que nous pouvons appeler l'immersion si nous utilisons la définition générale qu'en donne Janet Murray dans Hamlet on the Holodeck :

Immersion is a metaphorical term derived from the physical experience of being submerged in water. We seek the same feeling from a psychologically immersive experience that we do from a plunge in the ocean or swimming pool: the sensation of being surrounded by a completely other reality […] that takes over all of our attention, our whole perceptual apparatus. [1]

Cependant, les trois exemples ci-haut, bien que renvoyant à un même concept, fonctionnent sur des mécanismes différents. C'est pourquoi je vais examiner le travail fait par plusieurs autres avant moi et bâtir un nouveau modèle qui saura nous donner une meilleure compréhension de ce concept « excessivement vague et tout-inclusif », selon Alison McMahan [2].

TROIS TYPES D'IMMERSION

Laura Ermi et Frans Mäyrä, dans leur article « Fundamental Components of the Gameplay Experience: Analysing Immersion » [3], ont mis sur pied un modèle de l'expérience de gameplay qu'ils appellent le SCI-model. Ils divisent l'immersion en trois types : Sensory (Sensorielle), Challenge-based (basée sur le défi), et Imaginative. Ces distinctions semblent suffisamment adéquates pour utiliser leur classification comme structure principale pour l'étude du phénomène.

L'immersion sensorielle, comme son nom l'indique, tente d'accaparer les sens :

Large screens close to [the] player's face and powerful sounds easily overpower the sensory information coming from the real world, and the player becomes entirely focused on the game world and its stimuli.

L'immersion Challenge-based se produit « when one is able to achieve a satisfying balance of challenges and abilities ». Enfin, l'immersion Imaginative est décrite ainsi: « one becomes absorbed with the stories and the world, or begins to feel for or identify with a game character ». Les auteurs poursuivent avec quelques exemples pour mieux situer leurs concepts :

For example, multi-sensory virtual reality environments, [..] or just a simple screensaver, could provide the purest form of sensory immersion, while the experience of imaginative immersion would be most prominent when one becomes absorbed into a good novel. Movies would combine both of these. But challenge-based immersion has an essential role in digital games since the gameplay requires active participation: players are constantly faced with both mental and physical challenges that keep them playing.

La proposition d'Ermi et Mäyrä semble tenir la route à prime abord, surtout en ce qui concerne l'immersion sensorielle. J'ai cependant deux modifications à proposer pour améliorer leur modèle.

L'IMMERSION FICTIONNELLE

Le premier amendement que je suggère est de remplacer la notion d'immersion Imaginative par celle d'immersion fictionnelle. Les théoriciens cognitivistes du cinéma (Borwell et Branigan, notamment) ont démontré que l'acte de réception d'un objet médiatique n'est jamais complètement passif : les lecteurs et spectateurs appliquent constamment des schémas mentaux pour construire du sens à partir de ce qu'on leur présente, former des hypothèses sur la progression de l'histoire, rapiécer les différents espaces diégétiques invoqués en un monde cohérent, et exercer d'autres façons similaires leur " active creation of belief " avancée par Murray pour atteindre une immersion satisfaisante. Cependant, dire qu'il s'agit là d'utiliser son imagination, c'est rendre le concept d'immersion Imaginative « excessivement vague et tout-inclusif », pour citer McMahan, puisque nous sommes constamment en processus d'évaluation des situations selon nos schémas mentaux. Si l'on ne prend pas en considération le critère de la fictionnalité, le concept d'immersion devient si large qu'il perd tout intérêt : planifier un séjour en campagne, manœuvrer sur l'autoroute à l'heure de pointe, ou les simples rêveries d'après-midi pourront tous être considérés comme « s'immerger dans son imaginaire ». Pour éviter ce cul-de-sac théorique, il faut distinguer entre « utiliser son imagination » et « immersion ». On peut considérer l'acte d'utiliser son imaginaire comme une mesure prise parmi d'autres pour entrer en immersion fictionnelle. De plus, la définition d'Ermi et Mäyrä de l'immersion Imaginativeone becomes absorbed with the stories and the world, or begins to feel for or identify with a game character ») suppose implicitement le concept de fictionnalité.

Le meilleur moyen de décrire cette forme d'immersion est de prendre la définition du réalisme selon la conception illusoire que présente Marie-Laure Ryan dans Narrative as Virtual Reality : ce type d'immersion vise à nous faire croire que « there is more to this [the fictional, represented] world than what the text displays of it: a backside to objects, a mind to characters, and time and space extending beyond the display » [4]. Le terme « immersion fictionnelle » est suffisamment étroit pour éviter les tares de l'immersion Imaginative, mais assez large pour inclure toutes les formes de fiction, comme la narration ou la représentation.

L'IMMERSION SYSTÉMIQUE

Le second amendement que je propose est de remplacer l'immersion Challenge-based par l'immersion systémique. Bien que l'argument d'Ermi et Mäyrä est juste quand ils affirment que le jeu vidéo, parce qu'il est un médium qui requiert une participation active de l'utilisateur, pose nécessairement des défis, il ne faut pas pour autant se leurrer : dans les médiums « traditionnels », ou dits « passifs », comme la littérature, le cinéma ou la télévision, le lecteur/spectateur peut aussi tenter de relever un défi de plusieurs façons; ainsi le spectateur d'une série policière tentera d'identifier le coupable avant que le récit ne le lui révèle. Baser le phénomène d'immersion sur la notion de défi, c'est ouvrir la porte au subjectivisme à outrance: seront alors considérés comme immersifs, pour le cinéphile ou le lecteur chevronné, les films ou romans qui, de par leur dissemblance à toute autre oeuvre, deviendront un défi, alors que pour le lecteur/spectateur innocent, ce pourraient être des romans ou films dits « faciles ». Enfin, un autre problème se pose: le spectateur qui revoit un même film « difficile » pour la énième fois est-il toujours défié ?

Il y a, cependant, un parallèle certain à établir entre le « cinéphile savant » qui, au troisième visionnement d'un Kubrick, ne voit plus l'intrigue comme telle mais se voit entièrement absorbé à étudier la composition de l'image, les raccords et la facture générale du film, et le maître d'échecs qui ne voit que des ouvertures et des plans de match plutôt que les pièces. Si l'on prend la métaphore de Murray et que l'on en extrait son essence, il est possible de parvenir à une définition satisfaisante de l'immersion : c'est un phénomène qui se produit chez un sujet lorsqu'une couche de données médiatisée recouvre une autre couche de données de façon à en empêcher la perception.

La réalité quotidienne nous parvient sous forme de données qui sont interprétées par les sens. Nous entrons dans une situation d'immersion lorsque l'écran de télévision (ou de cinéma) nous empêche de percevoir les images en périphérie de notre champ de vision, lorsque le monde fictionnel dépeint dans un roman nous fait momentanément perdre conscience du nôtre, ou lorsque nous adoptons un ensemble de règles (un système) pour décrire une situation, indépendamment du système qui régit une situation similaire dans d'autres cas. Le jeu vidéo s'appuie énormément sur l'adoption par le joueur de son système; celui-ci doit accepter qu'en appuyant sur le bouton A, le personnage qu'il contrôle effectuera un saut de 6 mètres, mais qu'il ne pourra pas, par exemple, grimper aux arbres ou escalader un rocher. Si le joueur est immergé systémiquement, les règles du jeu lui feront oublier les règles du « vrai monde », qui stipulent qu'un rocher devrait aisément être franchissable pour qui peut sauter à 6 mètres de haut. L'immersion systémique se retrouve aussi lorsque l'on tente d'apprendre une nouvelle langue, comme en atteste l'expression « immersion linguistique » (ou, toujours dans la métaphore de l'eau, « bain linguistique »).

En terminant, il semble bon de préciser un aspect de la définition donnée en citant une remarque d'Elena Gorfinkel : « Immersion is not a property of a game or media text but is an effect that a text produces » [5]. Lorsque nous disons que tel objet est immersif, il est sous-entendu qu'en fait, l'objet est un vecteur d'immersion, qu'il favorise l'apparition du phénomène chez la personne qui en fait l'expérience. Mais l'immersion peut également se produire à un niveau plus ou moins fort : c'est pourquoi il faut maintenant intégrer la notion de degrés.

TROIS DEGRÉS D'IMMERSION

Une étude réalisée par Emily Brown et Paul Cairns [6] nous fournit une échelle de trois niveaux d'immersion chez les amateurs de jeux vidéo : l'intérêt, l'absorption, et l'immersion totale. Le joueur peut progresser à travers les différents niveaux à la condition qu'aucune barrière ne se dresse.

L'intérêt (engagement) nécessite un investissement (de temps, d'effort, et de concentration) de la part du sujet, et une accessibilité (intelligibilité, règles de manipulation et interface intuitives, etc.) de la part de l'objet. Une fois ce niveau atteint, le sujet est intéressé; il veut continuer à jouer.

L'absorption (engrossment) fait suite à l'intérêt si le jeu est bien construit (ce qui se définit, selon Brown et Cairns, par plusieurs facteurs, comme les graphismes, les tâches à accomplir par le joueur, et le scénario). Une fois ce niveau atteint, le sujet s'est investi émotionnellement dans l'objet: « The game becomes the most important part of the gamers' attention and their emotions are directly affected by the game »

L'immersion totale (total immersion) est, toujours selon Brown et Cairns, un synonyme du concept de « présence » employé par d'autres chercheurs (Nunez, par exemple), et se produit lorsque le sujet peut s'identifier aux personnages et ressentir l'atmosphère du jeu. Pour qu'un jeu puisse avoir une atmosphère adéquate, « il faut que ses caractéristiques soient liées aux actions et aux emplacements des personnages ». Lorsque le joueur atteint ce niveau, il est coupé de la réalité et le jeu devient la seule chose qui l'affecte.

Quoique bonne, cette classification souffre d'une confusion entre les différents types d'immersion que j'ai présentés plus haut. L'une des barrières données par les auteurs qui peut empêcher un joueur d'atteindre l'immersion totale est l'impossibilité pour le joueur de s'identifier aux personnages d'un jeu. Pourtant, il est tout à fait possible d'expérimenter une immersion sensorielle totale en jouant à Doom (Id Software, 1993) ou Battlezone (Atari, 1980), deux jeux notoires pour leur absence d'histoire ou de personnages. « L'immersion totale » n'est pas exclusive aux jeux « à scénario », comme en témoigne l'évaluation, par Ermi et Mäyrä, des différents types d'immersion chez un certain nombre de sujets. Le système de barrières doit être révisé pour pouvoir être appliqué aux trois types d'immersion; il faut également identifier, en plus des obstacles, les facteurs qui favorisent l'immersion. Par exemple, le concept d' « active creation of belief » de Murray peut être vu comme un processus effectué pour atteindre une meilleure immersion fictionnelle. Il y a tout un travail à faire pour identifier des facteurs qui favorisent chaque type d'immersion dans chaque médium; mais pour le moment, et en guise d'exemple, je n'en citerai qu'un : la charge de données.

CHARGE DE DONNÉES ET ATTENTES

Les recherches de David Nunez [7] ont démontré que l'immersion est tributaire de deux choses: les attentes et la charge de données. Selon des études en psychologie cognitive auxquelles Nunez fait référence, nous percevrons quelque chose comme étant « réaliste » si cette chose est conforme à nos attentes dans le contexte. Ainsi, que le protagoniste, dans un film d'action, puisse courir à découvert sans être atteint par les balles de ses ennemis ne brisera pas notre contact avec le film; cependant, il en sera tout autrement si la même scène survient dans un drame sentimental. Ce sont donc les attentes du sujet qui déterminent ce qui est acceptable, et ce qui consistera une incohérence susceptible de briser l'effet d'immersion.

La charge de données, quant à elle, constitue le véritable fer de lance de l'immersion. Essentiellement, pour créer l'apparition du phénomène, il suffit d'envoyer au sujet une surcharge de données : beaucoup d'images par seconde et de détails visuels pour l'immersion sensorielle, une quantité effarante d'informations sur le monde diégétique, de dialogues, et de revirements dans l'histoire pour l'immersion fictionnelle, et une mécanique complexe de vocabulaire stylistique, de métaphores, de plans, de montage, de règles de jeu ou de stratégies pour l'immersion systémique en littérature, au cinéma ou en jeu vidéo. Il faut cependant que la charge de données puisse être appréhendée par le sujet : de la même façon qu'un spectateur de cinéma « ordinaire » perdrait rapidement tout intérêt en visionnant un long métrage sans personnages ni récit portant sur les théories de Deleuze, l'octogénaire moyen serait vraisemblablement incapable d'assimiler un jeu vidéo complexe comme Halo 2 (Bungie Software, 2004). La charge de données est donc un facteur favorisant l'immersion uniquement tant et aussi longtemps qu'elle peut être assimilée par le sujet.

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« L'immersion » est un phénomène aux multiples facettes, ici regroupées en trois types, et qui peut se mesurer en trois degrés. Les différents types ne sont pas exclusifs, mais travaillent plutôt en concomitance pour créer une expérience capable de garder un sujet intéressé, absorbé ou immergé durant une longue période de temps. La prochaine étape dans l'élaboration d'un modèle de l'immersion serait d'intégrer les catégorisations d'autres théoriciens en tant que subdivisions; par exemple, les immersions temporelle, spatiale et émotionnelle évoquées par Marie-Laure Ryan pourraient être trois facettes de l'immersion fictionnelle, ou les immersions stratégique et tactique d'Ernest Adams [8], des distinctions à effectuer à l'intérieur de l'immersion systémique. Il faut continuer à faire lumière sur le phénomène de l'immersion pour ne plus avoir à nager en eau trouble.


Dominic Arsenault
Montréal, Février 2006

1 - MURRAY, Janet. «Immersion» in Hamlet on the Holodeck: The Future of Narrative in Cyberspace, MIT Press, Cambridge, 1997.

2 - MCMAHAN, Alison. «Immersion, Engagement, and Presence» in The Video Game Theory Reader (sous la direction de Mark J.P. Wolf et Bernard Perron), Routledge, New York, 2003, pp. 67-86.

3 - ERMI, Laura et Frans MÄYRÄ. «Fundamental Components of the Gameplay Experience: Analysing Immersion.» in Proceedings of DiGRA 2005 Conference: Changing Views - Worlds in Play, 2005. Disponible en ligne sur GamesConference.Org

4 - RYAN, Marie.-Laure. Narrative as Virtual Reality: Immersion and Interactivity in Literature and Electronic Media, Johns Hopkins University Press, Baltimore, 2001. P. 158

5 - Remarque énoncée dans une conversation sur l'immersion citée dans SALEN, Katie et Eric ZIMMERMAN, Rules of Play: Game Design Fundamentals, MIT Press, Cambridge, 2004, p. 452.

6 - BROWN, Emily et Paul CAIRNS. «A Grounded Investigation of Game Immersion.» in CHI 2004 Proceedings, ACM Press, 2004, pp. 1297-1300.

7 - NUNEZ, David. «How is presence in non-immersive, non-realistic environments possible?» in Proceedings of the 3rd international conference on Computer graphics, virtual reality, visualisation and interaction in Africa, Stellenbosch, 2004.

8 - ADAMS, Ernest. « Postmodernism and the Three Types of Immersion », in The Designer's Notebook. Colonne publiée en ligne sur GamaSutra.Com (avec inscription sans frais au site).


BIBLIOGRAPHIE

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