Version considérablement remaniée, augmentée ici, amputée là-bas, de trois
emails échangés récemment et de considérations supplémentaires et inédites.


20-22 juillet 2005

Bon, bon, bon, bon.

C'est non, non, non et non!

Je refuse complètement de me prêter aux amputations que vous proposez pour ce texte. Dans l'état quelque peu échauffé dans lequel je me trouve en ce moment, je peux tout de même voir assez clairement pour constater que lesdites coupes sont moins là pour élaguer simplement ce qui tiendrait du « règlement de comptes » ou des « histoires de coulisses », que d'élaguer tout ce qui consiste, en fait, à déconstruire la rhétorique qu'a employée Denis Côté pour positionner son film auprès des médias.

[...] L'affaire des « billets doux », à la limite, j'aurais pu couper si le reste était demeuré relativement intact, mais [...] quand un critique trouve une connerie dans un dossier de presse, une déclaration péremptoire qui lui semble n'avoir rien de commun avec le produit offert, je ne vois pas pourquoi il lui serait interdit de les contester, d'autant plus que ce n'est pas des « coulisses » dont on les a tirées, mais d'extraits d'entrevues depuis longtemps mises à la disposition du public et, qui, par le fait même, prêtent le flanc à la lecture, à l'analyse, voire à la déconstruction, comme tout le reste.

Parce que j'ai déjà travaillé avec Côté, vous confondez « règlement de comptes » avec « déconstruction d'un discours », [...] comme s'il était permis d'attaquer le film et d'attaquer (et de citer) les critiques dans leur défense du film, mais qu'il m'était interdit d'interroger le discours que Côté a tenu publiquement sur son travail, sur la critique et sur lui-même - bref, sa « persona médiatique ». Cet aspect est pourtant d'une grande importance, I.e., comme Chomsky aurait dit, c'est une question de savoir comment on « fabrique un consentement ». Or je relis un peu vos notes, et vous parlez, enfin, d'« automystification » de la critique. Je reconnais qu'elle est bien souvent disposée à « s'automystifier », la critique, qu'elle ne semble demander que ça. Voyez les tas de critiques, français de préférence, qui jugent un film « intéressant « ou « valable » à partir du seul fait qu'ils en « pensent quelque chose », comme dans les Cahiers souvent. C'est peut-être déjà mieux que l'absence de réflexion qui est ici pratique courante, mais ça ne veut quand même pas dire que ça pète bien haut ! Or, dans le cas du film de Côté, je regrette : aussi disposée à s'« automystifier » qu'elle soit, la critique a, dans ce cas-ci, reçu un bon coup de pouce de la part du principal intéressé et, apparemment, tout le monde y a trouvé son compte, tantôt pour des raisons personnelles, tantôt pour des raisons politiques, ou encore pour de simples raisons de paresse intellectuelle. De fait, en me demandant de couper tout ce qui tient de la déconstruction du discours de Côté dans le texte, vous me demandez en somme d'écrire quelque chose d'équivalent à « 1+1 = 3 », et c'est irrecevable.

Par ailleurs, entre nous, qu'est-ce qui pousse quelqu'un à écrire un texte, une critique ou une analyse, qu'est-ce qui le pousse à faire un film, même ? La frustration, la haine ou l'amour, le goût de baiser des actrices, de déshabiller des acteurs ? De se payer de la coke, de se payer un tatou de la tête de Pasolini sur les fesses, de voyager tous frais payés sur le circuit des festivals ? De prouver son intelligence, ou encore de s'offrir la satisfaction que d'autres personnes nous croient intelligents et talentueux de manière à ce qu'on puisse se consoler d'être une sorte de roi borgne chez les aveugles ? Pour faire chier le peuple ? Pour faire chier quelqu'un en particulier? Pour se payer le fantasme (comme Pasolini) de (mal) filmer (habillés ou tout nus) des paysans aux pieds sales ? Pour épater la galerie ? Pour mieux supporter la tête de ghoule que le miroir nous crache au visage tous les matins ? Pour s'empêcher de commettre un meurtre ? Pour payer le loyer, le beurre de pinottes, le condo à Malibu, ou son passeport pour l'éternité ? ... à mon avis, toutes ces raisons sont bonnes pourvu que, de ces petites pulsions ridicules et personnelles, il en sorte quelque chose qui se tienne. Or il faut jouer ce jeu-là honnêtement, tout de même. Il faut être fair-play. Le film de Côté, son discours et le discours de la critique ne se tiennent pas là-dessus et j'ose modestement penser que mon discours à moi, lui, tient parfaitement debout, à un tel point que je me fiche pas mal que certaines personnes s'obstinent malgré tout à penser que mon texte ne soit qu'un règlement de comptes; cela me paraîtrait simplement réducteur, et pas très surprenant. Croyez-moi bien que si j'avais été assez maso pour laver mon linge sale en public et régler des comptes perso/professionnels avec Côté, j'aurais raconté une tout autre histoire, bien plus vaseuse et, sans doute moins intéressante et plus inutile que celle-là. De même que, si une seule voix s'était élevée pour recracher la couleuvre, publiquement, ne serait-ce qu'avec le dixième de mon obstination ici, je n'aurais pas écrit ce texte, justement pour la simple et bonne raison que ma situation d'« ancien collaborateur » auprès de Côté m'expose plus que jamais à ce type de malentendu.

Et pourtant, il y en a d'autres, croyez-moi, qui n'« avalent » pas « Tout Côté ». Et il y en a aussi - je le sais de source sûre - qui ont été tout aussi sinon plus abasourdis par la nullité crasse des États Merdiques, comme du « package » infect qui l'a entouré, tant les fellations consentantes de la critique (qui, décidément, n'use de sa bouche que pour avaler, préférant user d'un autre orifice pour exprimer ce qui lui tient lieu de discours), que les allégations délirantes de Côté qui, voyant la voie libre, y est allé à fond car, enfin, pourquoi demander à l'assistance si la place est libre alors que personne ne la dispute ? Tous les moyens sont bons.

Quant à moi, l'expérience que j'ai de l'exercice de la critique m'a toujours démontré qu'il était dangereux, au critique, de fréquenter tant ses semblables que les « gens du milieu », de crainte de voir, dans son carnet d'adresses, croître dangereusement la liste des « susceptibilités à ménager » de part et d'autre dans l'exercice de sa profession. Certes, mon texte en est peut-être l'illustration, si l'on souscrit, comme vous l'avez fait, à la thèse de mon inimitié envers cet ancien collaborateur. Mais puis-je à mon tour vous demander quelle aurait été votre réaction, par exemple, si un autre critique, brillant, de ma connaissance, mais qui n'écrit presque plus, vous avait envoyé un texte semblable et uniquement en réaction contre le consensus de la critique, la nullité du film, et l'opportunisme sans scrupule de son « auteur » ? Et qu'auriez-vous fait, encore, s'il ne s'était pas trouvé des gens parmi vous qui fréquentassent Côté et devisassent avec lui?

Au bout du compte, il m'a toujours semblé que l'exercice de la critique, analytique ou autre, exigeait toujours une bonne part d'abnégation, notamment par la mise au rancart de considérations personnelles telles que le souhait de vouloir briller par son style, ou encore de ménager ses copains. Évidemment, la « pureté » n'est pas de ce monde et il n'est pas écrit nulle part que la critique soit un travail d'ascète. Encore faut-il savoir éviter autant que possible les occasions qui nous suggèrent de faire tout ça avec des ménagements qui n'ont pas lieu d'être. C'est un monde petit et hostile que celui-là; il ne faut pas grand'chose pour se convaincre qu'à exercer cette mystérieuse activité qu'est la critique, on se berce rapidement de l'illusion d'avoir construit des « acquis » qui se révèlent, en fait, autant d'obstacles à l'exercice d'une certaine liberté et indépendance de pensée. Les menaces viennent de partout, évidemment, mais aussi de soi-même, et j'en ai vu des brillants qui, malgré la force iconoclaste de leurs opinions, n'auraient souhaité rien de mieux que se faire tendre une paire de ciseaux par la censure pour en user de manière « éclairée » afin, par exemple, de décider du droit de vie ou de mort d'un film à la programmation d'un festival...

Le fait est que la critique irait beaucoup mieux si elle écrivait, chaque fois, comme si elle avait quelque chose à défendre, mais quelque chose qui vaille suffisamment la peine d'être défendue, justement, pour qu'on écrive à son sujet comme si on n'avait rien à perdre. Et, à défaut de ça, qu'elle réduise au moins à un strict minimum le lot de ses pusillanimités! Surtout, en passant, si elle prétend faire partie de la « critique indépendante », celle qui, en principe, crève la faim; celle qui s'exerce moins par « métier » que par l'effet de la passion.

Alors, où en êtes-vous, entre cette volonté de ruer dans les brancards et ce que la critique « spécialisée » menace constamment de devenir (car je ne parlerai pas de la critique généraliste), soit une sorte de « show de chaises » où des problématiques concrètes s'évaporent trop souvent tantôt dans un verbiage frustré qui arrive toujours trop tard - à l'image d'un bataillon de cavalerie -, tantôt dans les verbigérations opiacées auxquelles les diverses écoles d'esthétique prêtent leur langage?

Allez, ce sont de bien grandes questions pour un si petit monde et une pareille activité. Sachez seulement que je vous remercie quand même d'avoir porté aussi sérieusement attention à toute cette affaire et que je vous souhaite malgré tout une bonne continuation.

À la prochaine,


Jean-Philippe Gravel