En
attendant le messie... Le cinéma québécois, quoi qu'on
en dise, ne va pas bien. Si certains de ses plus gros morceaux s'attirent un public
considérable, des voix s'élèvent pour dire qu'il ne fait toujours pas d'argent.
L'arrivée des «enveloppes à la performance» a favorisé l'émergence
d'un cinéma artificiel, puisant dans un fond de commerce folklorique pour fabriquer
des aberrations (Aurore, Séraphin) dignes de la « grande noirceur
». Présentés comme des chantres de la « résistance à l'envahisseur
» (celui qui, par les diktats interposés des distributeurs, fait du cinéaste
un employé au service d'une efficacité hollywoodienne appliquée à des films crassement
démagogiques), les « auteurs » qui se laissent attribuer la portion
congrue de l'enveloppe, sont encore condamnés à la fabrication de films dont l'«
intimisme » est davantage un fait de nécéssité que de vision.
Aussi, la critique, rompue à l'exténuant exercice d'avoir à chercher quelque chose
à dire sur des oeuvres pourtant dépourvues de propos, cherche désespérément à
défendre quelque chose, à pointer unanimement du doigt un messie attendu, déblayeur
d'une voie « alternative », d'une « autre » façon de faire
du cinéma qui renouerait avec la pureté et l'audace créatrice de ses origines.
Les apparences sont pourtant trompeuses. La vieille dichotomie,
un peu manichéenne, qui oppose le « cinéma d'auteur » (terme suranné)
au « cinéma de performance », craque de partout. Dans les faits, on
peut faire du cinéma «commercial » avec une évidente sincérité, quitte
à emballer adroitement nombre d'idées reçues et de lieux communs (cf. Jean-Marc
Vallée et CRAZY). Mais on peut aussi s'autoproclamer « auteur-cinéaste
», et faire avaler à la critique la couleuvre d'un film dont les prétentions
à l'exigence, au dépouillement et à la contemplation, dissimulent un « film
» consternant d'indigence et de maladresse. Preuve
vivante de cette mystification nouveau-genre : Les États nordiques de Denis
Côté, un « film » (si on peut appeler ainsi cette « oeuvre »
qui semble parfois davantage tenir de la vidéo de cégep ou du Kino de débutant)
qui a fait l'objet de critiques plus que polies, souvent flatteuses ou même enthousiastes,
malgré le fait qu'il s'en dégage une impression d'amateurisme, de prétention et
de vide incommensurable; malgré, encore, qu'on y chercherait en vain un personnage
digne de ce nom ou quelque chose ressemblant à une histoire, un moment de vérité,
un regard sur le monde, ou quelques fulgurances qui témoigneraient de la présence,
derrière la caméra, de quelque chose qui commencerait à ressembler à un esprit
synthétique. Comment s'expliquer que cette dérive, ce brouillon
aux prétentions de manifeste, ce discours à la recherche d'un film, ait pu à ce
point berner la critique (ou du moins l'amener à taire et même nier publiquement
des réserves parfois formulées en privé)? Que s'est-il passé pour que personne
ne s'écrie que le roi était nu, que la prétendue filiation du film à l'école du
« direct » comme à celle du cinéma distancié - asiatique et européen
- n'étaient que les grimaces d'un « poseur » que personne ne pensa
à remettre en doute? Pourquoi cette complaisance autour d'un film dont personne
n'a osé dire ce qui est pourtant évident - soit qu'au-delà du discours qui l'entoure
(et qui a été repris tel quel par la critique), on peine à y trouver une seule
idée ou un seul moment de cinéma; bref, que son auteur n'a ni le talent de ses
ambitions, ni l'intelligence de ses prétentions; que son film n'a rien, en fait,
qui soit capable de retenir l'intérêt de qui que ce soit, sinon celui d'une critique
désespérément prête à prendre ses vessies pour des lanternes? D'où vient toute
cette complaisance? La Critique comme entreprise de relations publiques
ou genèse d'une idole instantanée Pour qui se serait contenté
de suivre l'affaire distraitement, cet aval spontané de la critique, cette couverture
généreuse et fort favorable du film (quand on parle après tout d'une vidéo dont
la diffusion s'est avérée quasi-confidentielle) pourrait sembler on ne peut plus
spontanée et de bonne foi. Pourtant, n'importe quel analyste des médias vous dira
que ce genre de phénomène d'aval concerté n'est jamais le fait de la génération
spontanée. Autrement, nos plus gros distributeurs n'accorderaient pas autant d'importance
aux stratégies de lancement qu'ils déploient à grands frais pour lancer les films
dont ils attendent un succès retentissant. Or, ce qui semble
ahurissant, ici, c'est que le consensus semble avoir été obtenu grâce à une autre
stratégie, le nerf de la guerre étant, en fait, la complicité que Denis Côté avait
entretenue avec le milieu de la critique et du journalisme cinématographiques
pendant qu'il dirigeait la section cinéma de l'hebdomadaire ICI. Or c'est un petit
milieu que celui-là, entretenant des relations assez cordiales au-delà des rivalités
qui peuvent surgir ici et là quand on se dispute l'exclusivité de quelque chose.
Et c'est donc dans ce climat convivial qu'« il » est arrivé, un peu
dérouté tout d'abord, puis de plus en plus à l'aise, avec sa conception bien particulière
de la critique, du cinéma et de ses activités de court-métragiste; bref, la conception
qu'il avait déjà de lui-même. Aucune des personnalités du milieu ne démentira,
par exemple, le fait qu'à l'instant où, comme critique, Denis Côté ne se prenait
pas encore exactement pour « Denis Côté », on l'entendait déjà pester
contre Téléfilm et contre la Sodec, qui ne lui avait toujours pas encore
donné de financement; contre les Rendez-Vous du Cinéma Québécois enfin, qui n'avait
pas encore sélectionné ses films (ne choisissaient-ils pas leurs films
n'importe comment?), comme si l'État lui devait déjà quelque chose.
Mais bon, il travaillait, enfilait deux ou trois courts-métrages par année; il
fallait lui reconnaître ce « dur désir de faire du cinéma ». C'est
peut-être pour ça que, moi, et, sans doute, d'autres confrères et consoeurs, lui
envoyèrent, à un moment ou l'autre, une « critique » d'un ou de plusieurs
de ses films. Non pas une « critique » à publier, mais une critique
pour s'amuser, où l'on parlerait de lui à la troisième personne, comme on aurait
parlé d'un autre. Deux ou trois mises en questions, un peu d'exégèse polie, rien
de méchant, jamais, et à peine quelques doutes parce qu'à quoi bon? On gardait
pour soi le pire de nos réserves : ce n'était pas le but du jeu, qui pouvait sans
doute continuer aussi longtemps qu'il demeurerait confidentiel. Grave
erreur. En fait, Côté aimait parler de lui
et semblait désespérément en quête d'interlocuteurs. Il suffisait qu'on manifeste
un intérêt poli pour ses films (« j'ai aimé l'idée de... etc. »,
« qu'as-tu voulu dire par cette scène... etc. ») pour qu'il
renchérisse à toute vapeur. Des parti pris esthétiques étaient précisés. Des réponses
étaient apportées, des corrections, même. On n'en demandait pas tant, mais il
paraît clair qu'à défaut d'être reconnu par les institutions, Côté, gentiment,
se ralliait déjà la critique avec un appétit qui lui faisait même prêter l'oreille
à l'éloge des plumes dont il affectait souvent de mépriser la complaisance et
le suivisme, à commencer par Séquences qui, la première, consacrerait une de ses
pages à Denis Côté et ses courts-métrages, puis une carte blanche à l'auteur lui-même,
qui en profiterait pour pester à nouveau contre les institutions qui ne reconnaissaient
pas son travail. Puis, quand ses courts commencèrent à passer dans les festivals
d'ici, Côté demanda, à moi ou un autre, un petit encadré ou une mention sur ses
films dans les pages du ICI. Ça pouvait aller, se disait-on : ce n'était
pas encore la convergence... Or il suffit parfois d'un
service de trop pour qu'on finisse par sentir une odeur d'abus monter au nez,
planer dans l'air du temps. Quand la cinémathèque lui accorda, un week-end autour
de novembre 2002, la salle Fernand-Séguin pour une rétrospective de ses films,
le « communiqué » de Côté annonçant l'événement par email fut plutôt
impérieux, débutant par le mot IMPORTANT! en très gros caractères rouges.
Wow les moteurs... Important pour qui, tout d'abord?... Plus tard, Côté, alors
vice-président de l'Association québécoise des critiques de cinéma (AQCC), utilisa
le site Web de l'organisation pour faire paraître une grosse pub de son dernier
court-métrage, La Sphatte. Contrariétés dans les coulisses, peut-être,
mais personne pour s'opposer vraiment. Un cinéaste autoproclamé Maintenant,
dire que la critique était au faîte que Côté s'apprêtait à lancer son premier
long-métrage tiendrait de l'euphémisme. Car non seulement un email laconique avait-il
invité les « collègues » à assister à une projection de presse («
collègues-journalistes, le moment est venu [pour qui?] de dangereusement
prêter le flanc... [à quoi?] »), mais Côté s'était aussi empressé, en
automne 2004, de s'attribuer une colonne dans le ICI au sujet du tournage des
États Nordiques dont il revenait. Et, comme si ce n'était pas assez, Ségolène
Roederer, à la conférence de presse du lancement des derniers Rendez-vous du cinéma
québécois, en remit en annonçant non pas à une, mais à deux reprises
que Les États Nordiques y serait présenté.
Pourtant, quand un « cinéaste » s'apprête à lancer un film, on est
en droit de s'attendre à ce que la critique fasse son travail. Plus de billets
doux qui tiennent : ce n'est plus au cinéaste que la critique doit quelque chose,
mais à son lecteur, qui se demande si le « produit » vaut la peine
qu'on y investisse dix dollars. Au lieu de cela, on a eu droit au rabâchage du
même discours, assurant un accueil homogène et docile face à la « chose
», tant de la part de la critique spécialisée que de la critique grand public.
En fait, on peut même avancer que c'est en partie la critique spécialisée qui
a ouvert le bal des idées reçues, puisqu'à l'aube des Rendez-vous, quelques
mois avant la sortie du film, 24 images (no.121, pp.36-41) faisait paraître
un entretien, une « rencontre au sommet » des plus hallucinantes entre
Denis Côté et Michel Brault, qui sèmerait toutes les graines du consensus à venir
(Il faut reconnaître quand même que l'entretien n'est pas flatteur puisque truffé
d'allusions négatives de la part de Brault sur le film).
On sent pourtant d'emblée, dans cet article, une évidente volonté de tordage;
on va même jusqu'à faire côtoyer, dans le même paragraphe (soit l'introduction
du début), L'hypoténuse et L'Acadie l'Acadie ?!?, Kamouraska
et La Sphatte. L'article annonce la couleur et mentionne tous les thèmes
majeurs du discours qui suivrait dans la presse écrite. Le tournage risqué, la
caméra à la découverte de lieux et de gens nouveaux, la petite légende d'être
parti au loin avec 80 000 dollars, une équipe réduite et un scénario de deux pages
et le rabâchage, enfin, d'une supposée « filiation au direct » dans
le caractère aventurier de toute l'affaire... furent servies sur un plateau d'argent,
de concert avec des considérations sur la place précaire du cinéaste dans la société,
son dur combat pour l'accomplissement de sa vocation. Aucun « grand sujet
» ne manquait à l'appel. Mais il y en avait d'autres,
aussi, plus souterrains et tout aussi révélateurs. Quand Côté confiait que «
-Être cinéaste aujourd'hui, ce n'est pas amusant, c'est frustrant. [Et
que] depuis qu'on a les minicaméras DV, tout le monde se veut cinéaste
», on pouvait entendre que s'il y a bien quelque chose qu'il savait de lui-même,
Denis, c'est qu'il en était un, lui, cinéaste; il ne faisait certainement plus
partie des simples prétendants! Beaucoup d'appelés, peu d'élus, et Côté d'enchaîner
en ridiculisant les « opportunités » et concours qui attirent les
soupirants qui rêvent de gagner quelques galons eux aussi : « Pensez au
concours de Radio-Canada : "Écrivez un scénario d'une minute et demie, et courez
la chance de le voir sur grand écran !" »... La ligne n'aurait pu être mieux
marquée, le ton plus proche du dénigrement. Et nous, on lit ça et on s'interroge.
Et on n'a pas fini de s'interroger. « Je suis devenu critique de cinéma
par accident, et je ne ferais pas une maladie si je perdais ce boulot demain.
Malgré la frustration, ce qui m'intéresse, c'est de faire des films »
ajoute Côté. Plus tard encore, sur le site d'Infoculture, même chanson, entonnée
cette fois avec plus d'assurance et de prétention, l'auteur commençant à parler
de lui à la troisième personne : « Le Côté critique, c'est un emploi, qui
me pèse de plus en plus. Ça ne m'intéresse pas un film de Wes Craven mais c'est
mon travail, c'est ma subjectivité et si les gens aiment ma façon de regarder
ces produits, tant mieux. Le Côté cinéaste, c'est réellement moi. Les deux Côté(s)
se nourrissent mais au bout de l'équation, une sorte de schizophrénie perverse
s'installe. Faisons avec. » Détermination et fausse candeur mêlées car en
évoquant avec tant d'à-propos la « schizophrénie » pour parler de
son cas, Côté semble vouloir marquer l'autonomie et l'imperméabilité des deux
pratiques. S'il avait voulu prétendre qu'en tant que cinéaste, il demeurait un
« self-made man » qui, critique ou pas, aurait suivi à peu
près le même cheminement, il n'aurait pas mieux réussi. Car si Denis Côté reconnaîtra
plus d'une fois l'influence de sa culture cinéphilique sur son « oeuvre
», il ne mentionnera jamais comment son travail de critique, en lui ouvrant
non seulement les portes du milieu journalistique, mais aussi en lui faisant occuper
une place que d'aucuns (organisateurs de festivals, programmateurs, cinéastes
et autres fonctionnaires bornés des institutions) avaient de bonnes raisons de
trouver menaçante, avait pu le propulser et attirer envers ses efforts, aussi
médiocres soient-ils, une attention qu'il aurait été autrement voué à disputer
à la horde de courts-métragistes, étudiants, et autres «aspirants à la «
cinéastitude » dont il prétend se démarquer. Les
États Nordiques face à la critique, ou la conjuration des imbéciles
Malgré toutes ces questions que la critique avait amplement eu le loisir de méditer
à la sortie du film, rien ne se produisit et aucune confrontation n'eut lieu.
L'emprunt d'un ton officiel, parfois élogieux, en tout cas toujours sérieux, primait
: effort de lecture et de pensée autour d'un objet pourtant inqualifiable. Tout
se déroulait, en somme, comme si Denis Côté était encore l'un des nôtres, à quémander
nos billets doux confidentiels, tant et si bien que, si Denis Côté, au fond, ne
faisait ici que proposer une vidéo prétentieusement qualifiée de « film
», il était déjà traité, dans les pages des quotidiens et des hebdomadaires,
comme un auteur presque entièrement formé, incontesté en tout cas, tant dans
le détail que dans l'ensemble. Certes, il y eut des avis
prudents, on se chargea d'avertir le spectateur qu'il aurait affaire à un film
« bancal », « un brin hermétique », voire « inhospitalier
» (l'euphémisme est de Martin Bilodeau, du Devoir). Cela ne l'empêcha
pas de récolter des notes très honorables (« 4 » - pour « bon
» - chez ceux que Côté appelait « Médiafrime », et une
excellente note - trois étoiles et demie sur cinq - dans La Presse). Et
puis, aussi, on ne le contredirait jamais. Pourquoi faire! L'auteur, en entrevue,
avait lui-même désigné l'endroit où l'on pourrait exprimer des doutes sur le côté
« bancal et brouillon » de l'affaire, notamment la rencontre documentaire-fiction
: « Je sais que le film est brouillon, que l'arrimage ne se fait pas
toujours entre fiction, doc. Les tons se chevauchent, c'est cru, c'est imprévisible.
Bien sûr, j'adore ce chaos, mais quelqu'un qui voudra reprocher la facture un
peu bancale de tout ça aura raison ». De fait, l'une des seules divisions
marquées dans le discours critique concernera ce point d'objection - le seul,
que Côté leur avait servi sur un plateau d'argent, et que certains choisirent
d'utiliser. D'un côté, on exprima des doutes sur ce « chevauchement »,
cet « arrimage » (dans Séquences, Carlo Mandolini n'était pas
épaté du tout); de l'autre, on usa, au contraire, les ressources de son esprit
pour cautionner ce qui fût présenté comme une audacieuse proposition esthétique.
Dans le courant de la chose, le Voir s'en tirait avec une pirouette spectaculaire
- et c'est Richard Bégin, qui écrivit : « Dans une cinématographie contemporaine
de plus en plus éclatée et globalisante qui n'a que faire des clivages [on
parlait pourtant tout à l'heure de schizophrénie, NDA], ce choix [de la
fusion des genres] s'inscrit dans une certaine modernité qui déplace l'hybridité
de la pseudo postmodernité dans une véritable esthétique de l'agencement.
» Élémentaire, mon cher Watson... La réaction, en
vérité, s'avère hallucinante. D'autant plus que l'on parle ici du film d'un cinéaste
qui a lui-même passé pas mal de temps libre dans ses colonnes et beaucoup dans
les emails qu'il envoyait à gauche et à droite, accusant la complaisance de la
critique québécoise. Si bien que le consensus mou qu'il a obtenu apparaît, en
quelque sorte, comme l'oeuvre d'un orchestrateur à la fois cynique et servile,
un individu qui est arrivé à utiliser la complaisance, si honnie pourtant, de
notre indigent milieu critique à ses propres fins, quitte à se révéler complètement
dépendant de l'opinion favorable de cette « engeance » qu'il affectait
pourtant de mépriser. Car, soyons sérieux, Les États nordiques, au bout
du compte, a été porté au pinacle exactement avec le même aveuglement que tous
les Séraphins et autres Invasions barbares de ce monde. À cette
exception près que cette fois-ci, même l'intelligentsia répondit à l'appel. André
Roy dans 24 Images et Robert Lévesque dans ICI, régurgitèrent les
mêmes salades que tout le monde, ajoutant au concert de l'éloge la finesse de
leur rhétorique qu'ils pouvaient au moins se vanter de ne pas avoir vendue au
plus offrant, mais offerte gratuitement au « fauché » : ça donne meilleure
conscience, et puis, qu'est-ce qu'une petite branlette entre frères dans cette
province où l'inceste est une seconde nature ? Merde
à la Politique des Auteurs ! Qu'on me comprenne bien
: ce n'est pas tellement, finalement, l'opportunisme éhonté (et singulièrement
forclos de son discours) de Denis Côté qui semble en cause ici, que l'incroyable
incapacité dont a fait preuve la critique à pouvoir reconnaître un bon film d'un
mauvais, de développer un discours qui soit autre chose que le mince écho de ce
qu'on voulait bien lui faire dire; à savoir distinguer, enfin, l'émulation du
plagiat pur et simple. Est-il bien nécessaire, en effet, de rappeler combien cette
totale absence de débat n'était souhaitable ni pour la presse écrite, ni pour
Denis Côté ? L'infaillibilité que ces arguments tirèrent de leur unanimité est-elle
arrivée à un point où l'esquisse même de l'ombre d'un bâillement d'ennui soit
devenue impossible? Il nous semble pourtant que la rhétorique
utilisée pour « positionner » Les États nordiques pouvait facilement
être démontée. Mais encore fallait-il s'exercer à dépouiller le film de tout le
discours qu'on y avait mis à l'avance, de le défaire des oripeaux de cette fameuse
« politique des auteurs » dont on use et abuse pour remplir des amphores
trouées, bref, de confronter l'objet à tout ce qu'on en a dit, quitte à laisser
de côté ses Cahiers du cinéma chéris pour ressortir Roland Barthes et sa
« mort de l'auteur » de la caisse de recyclage. Bref, tenter
de voir le film en dehors du discours qu'il a généré d'avance; de faire précéder,
en somme, le film sur ce discours et non le discours sur le film, comme c'était
jusqu'ici le cas. Examinons pour voir. Passons tout de
suite les premiers plans (scènes d'un spectacle de combat extrême), utiles simplement
pour affirmer la pseudo-filiation au direct, spécialement à La lutte de
Brault, Carrière, Fournier et Jutra. Ce qui nous intéresse, c'est Christian
(Christian LeBlanc), ce livide spécimen d'humanité sur qui le film repose. Dans
son appartement, Christian se traîne dans les couloirs du décor comme s'il portait
le poids du monde sur ses épaules. D'évidence, la vie lui semble aussi lourde
et accablante que dans un film de cégep, et pour cause : dans l'embrasure d'une
pièce, un pied nu émerge, tendineux, inerte : c'est sa vieille mère, dont le coma
fatal est ponctué par l'oppressant « bip » d'une machine de soutien
des fonctions vitales. Après avoir consacré un peu de temps-écran à l'apparente
tergiversation du personnage, Denis Côté fait passer Christian aux actes et le
fait étouffer sa mère avec un oreiller. Le dossier de presse du film et les critiques
parlent d'un « geste posé par compassion », motif qui n'est pourtant
pas si visible à l'écran (car ça peut aussi bien être un moyen de se débarrasser
du « bip » oppressant et du pied monstrueux), mais qu'importe. Le
meurtre demeure hors-champ, la caméra reste dans l'embrasure de la porte; on est
loin du « dernier plan » qu'accordait Tsai-Ming Liang au personnage
du « père » dans Et là-bas, quelle heure est-il ? (avant que
l'on apprenne, au bout d'une ellipse, la nouvelle de sa mort), mais la référence
est marquée. Le deuxième fil référentiel, après celui qui s'est tendu vers le
cinéma direct, vient de s'installer en direction d'un cinéma distancié, «
antipsychologique », à tendance européenne ou asiatique.
Après avoir accompli son geste, Christian prend sa voiture et parcourt une route
qui paraît sans fin. Le plan de la route qui défile semble durer plusieurs minutes,
aussi expressif et fascinant à regarder que les yeux d'un homard. Éventuellement,
des caractères incrustés sur l'écran livre quelques informations sur la petite
communauté de Radisson : « là où la route asphaltée se termine » et
où le chemin de Christian s'arrête. Christian se loue une chambre dans l'hôtel
de la place où il n'y a personne; son installation et son exploration des lieux
commence. S'ensuit alors un bric-à-brac de scènes où Christian semble changer
de fonction et de statut selon les nécessités du moment. Comme personnage venu
« réparer son enveloppe affective » (comme on l'a dit dans les entrevues),
on le verra se dépenser physiquement, nageant de longues minutes dans une piscine,
pour oublier, comme le fait Juliette Binoche dans Bleu. On le verra aussi raconter
spontanément à une fillette que l'argent pousse dans les arbres, scène qui correspond
peut-être à l'idée que se fait le personnage (ou le cinéaste) d'une bonne blague
ou d'une « idée poétique », mais qui nous semble surtout navrante
et complètement inepte, d'autant plus qu'on en fait l'objet d'une sorte de «
running gag ». On le verra incinérer le corps de sa mère (il était
dans le coffre : surprise) près d'une carrière au son d'une musique lancinante
qui, malgré le mépris de Denis Côté pour les facilités du « chantage à l'émotion
», interpelle une lecture de la scène à son premier degré avec toute l'éloquence
d'une musique qu'on aurait piquée d'un documentaire de CLSC sur le suicide chez
les jeunes. Cherchez le « Direct »
Mais Christian, en fait, n'est pas seulement qu'un « personnage ».
Nombre de scènes font de lui une sorte de relais, un médiateur, entre le spectateur
et la communauté de Radisson sur laquelle on tente de jeter un regard «
documentaire ». En somme, l'« arrimage » entre fiction et documentaire
repose beaucoup sur ce touriste et n'est donc pas seulement marqué par l'insertion
ici et là de scènes d'entrevues effectuées dans une classe d'enfants. Aussi, Christian,
déambulant sans but d'un lieu à l'autre, aborde les occupants de l'endroit. Curé,
éboueur, français errant, opérateur de centrale : au début de chaque rencontre,
Christian apparaît avec un sourire vaguement niais, sans doute par touchant besoin
d'être accepté et de paraître sympathique et déploie envers eux l'intérêt un peu
feint, un peu gaga, d'un reporter amateur destiné à le rester.
- Salut, ça va? - Ça va. - Qu'est-ce que tu fais? - Je...
[insérer l'activité de votre choix]. - Ah ouais? Wow. - Ma femme
est à Montréal. léger silence suit. - Ouais c'est beau ici, hein? J'aime
ben ça. Je pense que je vas rester. -Ça te tente-tu de caller l'orignal,
mon p'tit jeune? -Ah ouais, j'veux ben... ' ORIGNAAAAAAAAAL ! '
Date historique : le « cinéma direct
» a maintenant son Jar-Jar Binks, compensant l'inutilité de sa présence
à grand renfort de facéties douteuses. Est-il donc besoin d'avancer que le film,
bien qu'il ait été réalisé avec peu de moyens et une équipe réduite; et bien qu'il
entreprenne d'explorer, de découvrir, un coin de géographie inhabituel, n'a pas
grand'chose à voir avec le « cinéma direct » avec lequel on n'a cessé
de l'associer? Il suffit, en effet, de revoir un film comme L'acadie, L'acadie?!?
ou Pour la suite du monde, ou n'importe quel film de Gilles Groulx, d'apprécier
leur regard sur la petite et la grande histoire, la force de leur engagement et
des perspectives identitaires qu'ils ouvraient pour voir tout de suite combien
leur approche et leur ampleur détonne avec l'indigence et le désengagement, à
ce niveau, des États nordiques. Christian, en effet, a beau être un « personnage
de terrain », comme le précise Côté dans l'entrevue du site d'Infoculture,
c'est tout de même un bien piètre terrain - « intérieur » ou géographique
- que le sien, tant il se caractérise par ce que Côté n'a pas voulu en faire sans
pouvoir offrir autre chose que ce déni-là. « Christian agit, c'est un 'concret',
un souverain, il ne consulte personne, il avance, avance, avance, loin des lois
du monde, des constats sociaux, des débats d'idées. Oui, c'est un personnage 'de
terrain'. Ni les dialogues ni la psychologie n'apporteraient quelque chose à sa
quête, très physique, très instinctive. » Des
perspectives de lecture qui ne tiennent pas debout
Or, parlons-en donc de cet instinct et de ce dédain pour l'approche psychologique.
Dans la même entrevue, Denis Côté admet d'emblée que « L'euthanasie [sic:
c'est plutôt du meurtre de la mère comateuse qu'il s'agit] est un prétexte au
voyage initiatique du personnage. », ajoutant, en citant presque littéralement
(bien qu'en dissimulant sa source) Philippe Grandrieux, l'auteur de Sombre
et de La vie nouvelle : « J'adore dépsychologiser les situations
et me rapprocher des pulsions ». Pourtant, en
fait de psychologie ou de pulsions, les choses ne sont pas si tranchées. Éviter
la psychologie? On est plutôt mal parti quand on fait reposer toute l'affaire
sur un motif freudien perverti : l'histoire d'un gars qui tue sa mère. D'ailleurs,
et contrairement à ses prétentions, le film suivra même le schéma d'une évolution
psychologique ultra-classique : traumatisme, fuite, isolement, puis, finalement,
renaissance au monde. Bien sûr ces étapes s'avèrent ici à peine esquissées, vidées
de leur substance et de toute idée (ou de tout intérêt) dramatique, mais elles
n'en sont pas moins reconnaissables et opérantes, tant elles semblent obéir, en
fait, à une vision on ne peut plus stéréotypée de l'évolution psychologique...
D'autant plus que le meurtre de la mère y sert non seulement de prétexte narratif,
mais de « signifiant fondamental » dont la fonction serait de donner
un appui, une sorte de poids existentiel à ce personnage aussi opaque qu'inerte,
vide là où on le voudrait habité - si on peut se permettre un mot aussi dynamique
pour parler d'un être aussi mou - par une quête de sens qui reste, du début à
la fin, d'une rare insignifiance. Dans le droit fil de
cette « psychologie » qui s'impose d'autant plus qu'on prétend lui
tourner le dos, Christian se fera également désigner des buts, buts qui, dans
les 2 pages de scénario dont DC se vante d'avoir disposé lors de son tournage,
devait tenir en une phrase : « Christian commence à aimer ça ici et finit
par séduire la fille. » Christian, donc, commencera à aimer ça ici : il
le dira souvent; il pense même y rester, prenant une brosse au bar du coin pour
sortir en chantant, euphorique et niaiseux - en un moment qui, encore une fois,
accuse un navrant manque d'originalité. Quant à la fille à séduire, les raisons
pour lesquelles elle sera, en effet, séduite, n'importent évidemment pas pour
un film qui affecte de ne s'embarrasser d'aucune psychologie. Mais elle n'en sert
pas moins un objectif précis, soit signifier la « normalité » de Christian
(entendons son hétérosexualité) et laisser poindre l'espoir de son incrustation
future à Radisson. Mais point n'est besoin, pour ce faire,
de faire exprimer, de signifier, quelque part, un désir! Il suffit d'enchaîner
une scène de baiser à la suite d'un dialogue improvisé et vide, laissant au spectateur
tout le loisir de soupçonner que le « courant passe ». Or, s'il y
a un « courant » qui passe dans une des scènes du film, ce n'est certainement
pas celle là, mais plutôt celle où, dans une certaine tension homosexuelle (involontaire?),
un employé de la ville, venu « prêter » à Christian la maison d'un
habitant parti pour quelque temps, lui révèle être conscient de ce que c'est que
d'avoir le désir de « tout quitter ». Pour une rare fois, entre ces
corps mis à distance, une subjectivité en rencontre une autre.
Or cette tension demeure sans suite et finalement on se demande bien où sont ces
« pulsions » que Côté aimerait bien approcher ici. Au contraire, il
semble sciemment tenir ses distances et reculer dès qu'on effleure cette zone-là.
Où sont les pulsions dans Les États Nordiques ? Où est le désir ? Chez
Philippe Grandrieux, pourtant, on baise sur des lits de cailloux, on se tape dessus,
on se jette aux chiens, on s'entredévore, on danse jusqu'à tomber d'épuisement...
Ce n'est peut-être pas plus intéressant, mais là, au moins, on peut dire qu'on
en a pour son argent ! En comparaison, Les États Nordiques est un film
où il y a peu de désir, peu d'« instinct » (qu'on ne me fasse pas
avaler la mine abrutie de Christian pour de l'instinct!), peu de contacts entre
les corps (même furtifs, même non-avenus). Mais pour ce qui est d'affecter des
« poses », d'emprunter à gauche et à droite, de piller les manières
et les effets d'auteurs qu'on croirait choisis exprès pour donner un lustre d'exigence
à cette chose pathétique et inviter toute la critique à « réfléchir »
quelque chose à partir de ce grand Rien, Denis Côté sait faire, et Les États Nordiques,
eux, passeront sans doute à l'histoire comme la preuve vivante que, dans un climat
favorable - c'est à dire favorablement pauvre -, on peut facilement, en dix jours
de tournage, deux pages de synopsis et 80 000 dollars, faire preuve d'une prétention
qui, elle, est sans limites. Cela dit, est-ce une raison
pour s'abandonner définitivement au cynisme? Rien n'est moins sûr... Comment
fabriquer une « Nihil Production » en quelques étapes faciles Vous
voulez faire des films? N'écoutez pas Denis Côté quand il dit combien c'est frustrant.
Jugez-le par ses actes et non par ses paroles. Vous verrez que c'est, au contraire,
très facile. D'abord, mettre la caméra à « on ».
Très important. Ensuite, laisser rouler la caméra, aussi longtemps que possible,
car le « plan-séquence » est très prisé chez les Cinéphiles supérieurs.
Qu'il se passe ou non quelque chose n'a pas d'importance, plus les plans seront
longs, plus vous travaillerez dans « la durée » : bon pour vous. Inutile
d'avoir de bons dialogues, rien... Dites-vous que si votre personnage n'a rien
à dire, vous pourrez vous en tirer en prétendant qu'il est « un corps qui
se déplace dans l'espace du plan ». Il vient de tuer sa mère lors d'une
scène de façon éhontée prise à Tsai Ming Liang dans Et là-bas, quelle heure
est-il? (vu dans un festival, la critique ne s'en rappelle pas bien), il parcourt
l'autoroute comme le héros de Yes Sir! Madame... (qui au moins avait la
politesse (pour le spectateur) de faire ça en accéléré, avec voix-off pour meubler?),
il nage pour oublier comme Binoche dans Bleu, et prend sa douche tout nu
comme dans un documentaire chinois de neuf heures sur la fin des usines (et aussi
parce qu'un film ne saurait être entièrement sérieux sans sa scène de nudité frontale?).
Tout cela est excellent, car plus vos références seront obscures, plus vos plans
paraîtront chargés de sens et d'ambition esthétique. Quant
au reste, il vous suffira d'enfiler un plan après l'autre (ça s'appelle le montage)
pour environ une heure et demie (et d'arrêter aussitôt que vous commencerez à
risquer de dire accidentellement quelque chose, car c'est au spectateur de réfléchir,
pas à vous), de bien « briefer » les relations (amis, ennemis,
pas d'importance) que vous vous êtes faits en décrochant une colonne dans un hebdo
culturel (colonne qui vous aura entre-temps permis de faire la pluie et le beau
temps parmi les gens du milieu, sans jamais faire de réel journalisme, sans jamais
traquer les faits sous vos allégations controversées, sans jamais assurer autre
chose que votre autopromotion entre les lignes de vos articles...), et, bon, vous
aurez votre film, et même une critique absolument disposée à le présenter comme
une oeuvre audacieuse, que dis-je, un antidote à l'indigence du cinéma formaté
commercial qu'elle déteste tant et qui, en effet, nous afflige.
Dites-vous bien que les époques où le climat intellectuel est des plus médiocres
regorge d'opportunités pour vous car, en effet, dans un climat intellectuel médiocre,
où le débat soit tourne à vide inutilement, soit passe pour de la colère, de l'envie,
ou du règlement de compte, bien des choses médiocres peuvent fameusement passer
inaperçues et spécialement quand elles adoptent la posture d'un « film d'auteur
». Car, vous le savez, vous devriez le savoir, chers
lecteurs, que le « film d'auteur », ça aussi, ça peut être une posture
comme une autre, une « pose de poseur ». Tout comme il existe dans
la nature des espèces qui imitent la couleur et les appâts d'une espèce différente
pour l'attirer et la bouffer toute crue. Et c'est le cas ici, avec ce simulacre
de film, pour ne pas dire ce simulacre d'« Auteur », qui se prétend
irréductible là où il est servile, affirme une filiation « noble »
alors qu'il pille ses sources (et profite de leur aura de respectabilité pour
confondre les critiques de chapelles), bref, qui croit être un « Auteur
», et pourquoi pas « un gigantesque dieu Omnipotent » (et c'est
dire combien l'exergue de Maïakovski au début des États Nordiques mord
la queue de cette couleuvre de film!), alors qu'il n'est peut-être « qu'un
petit raté, un dieusaillon minime ». Il y en a d'autres dans ce lot-là,
assez pour dire que la relève est assurée... Mais sans doute y a-t-il encore un
peu de place pour vous. Cultivez votre goût des films d'auteur asiatiques ou d'ailleurs
(comme d'autres cultivent leur goût du film dégueulasse), ne cherchez pas à les
comprendre; honorez-les plutôt. Vous vous démarquerez déjà. Et bonne chance.
Quant à Côté, allez savoir. Réussite? Échec? Qui se casse le mieux la gueule dans
cette histoire? Lui? Ce roi nu qui se croit peut-être à l'abri de la nudité sous
ses tatoos notoires? Ou est-ce la critique, qu'il est arrivé à mystifier,
et qu'il a su utiliser pour plaquer, sur le vide de son film, un discours déjà
tout fait, et singulièrement étranger à son objet? Ces notions-là ne tiennent
plus. Car, comme la beauté, échec ou réussite sont dans l'oeil de celui qui (se)
regarde. Alors, sachez cultiver une haute opinion de vous-mêmes, quoi que vous
fassiez. Après tout, c'est payant et vous ne pouvez pas savoir combien d'adeptes
vous entraînerez comme ça pour vous aider, à vous voir si motivé, talent ou pas.
Trop de gens se découragent avant de passer à l'acte. Et voyez donc à quel genre
de monstre ce genre de découragement ouvre grande la porte!
En l'occurrence, c'est peut-être bien la seule leçon positive qu'il y a à retenir
de cette affaire incroyable qui ne saurait arriver ailleurs qu'en cette fâcheuse
terre de Québec; cette accablante histoire dont nous parlons encore alors qu'elle
n'aurait dû, quand il le fallait, n'inspirer qu'un silence poli. Mea
Culpa Jean-Philippe Gravel Montréal
- Juillet 2005 |