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Une ou deux idées sur le montage cinématographiqueEn guise d’introduction : fouillis total Suit ici un fouillis total. Difficile de voir en quoi du réalisme on peut passer sans prévenir au rythme et à la musicalité, je n’ai voulu que faire l’inventaire des quelques idées qui me sont passées par la tête en me questionnant sur le montage. La structure est à revoir, montage expérimental. Du réalisme L’invisibilité du montage classique s’expliquerait, selon Yannick Mouren, par le fait qu’on ne le voit plus « parce qu’il est devenu la norme » [1]. Le pragmatisme voudrait que l’on renverse cette affirmation : le montage classique n’est-il pas devenu la norme justement parce qu’invisible ? Cette invisibilité ne sert-elle pas à la perfection les tenanciers du cinédivertissement ? L’adoption univoque du montage classique par le cinéma populaire ne repose sur aucun autre facteur, son efficacité est redevable de sa transparence (on imagine plutôt mal un George Lucas hésitant longuement à l’utilisation d’un montage rythmique devant la table de Eisenstein). Comme le dit lui-même Mouren : « Le spectateur d’un film narratif, comme le lecteur du roman classique, se jette plus facilement dans l’univers narré s’il ne perçoit pas l’univers narrant. Le montage classique ne se ‘‘veut’’ pas invisible, il veut éviter d’être un obstacle à l’immersion du spectateur dans la diégèse » [2]. Griffith a révolutionné le montage et le langage cinématographique, mais ses innovations n’ont pas mis des années avant d’être comprises par le public. Déjà, la construction de l’espace était compréhensible et n’occasionnait pas de choc chez le spectateur, ce qui aurait été le cas si le montage classique était devenu par la suite invisible parce que la norme. Il n’y aurait pas eu de norme à ce point radicale si le montage classique n’avait pas offert, dès le départ, la transparence nécessaire au cinéma narratif afin de faire croire à sa magie et à son spectacle (tel un prestidigitateur, le cinéma narratif classique refuse de dévoiler ses trucs). C’est justement sur le truc, sur le montage que repose le spectacle cinématographique. Le spectacle est tout d’abord monté (préparé, organisé), puis il est montré et encore monté [3] (arrangé, avec le « gars des vues » ou un autre). Repensons à Mathilde, la danseuse exotique de Les trois couronnes du matelot de Ruiz. Montée comme un film (elle retire son pubis et ses mamelons), elle ne renvoie, comme un film, à aucune réalité. Elle n’est que spectacle, sa magie repose sur un truc que Ruiz s’amuse à dévoiler. Le danger que représente pour plusieurs le cinéma narratif est celui d’être perçu comme la (ou une) réalité. Le spectateur veut croire en ce qu’il voit, il a le réflexe de le faire, réflexe que le montage classique cherche à ne pas ébranler. [Anecdote : Anthony Edwards, comédien de l’émission ER, prend l’avion, une hôtesse l’aborde et lui dit : « Dommage que vous n’ayez pas été là hier, un homme a fait une crise cardiaque. » [4]] Probablement par soif de connaissances (accessibles) et d’expériences, le spectateur moyen demande, encore plus que de se faire raconter une bonne histoire, de se faire raconter l’Histoire (la grande, la vraie, ou celle qui pourrait l’être). Aussi, Hollywood s’est fait maître de la récupération historique. De la seconde guerre mondiale jusqu’au fait divers le plus insignifiant, on ne compte plus les histoires vraies que nous propose le cinéma narratif classique (remarquons que cette tendance est quasi - sinon tout à fait - absente des cinémas modernes). Raconter l’Histoire (ou raconter une histoire, si on ne cherche pas à faire davantage), demande un traitement réaliste. Le montage [5] ne doit pas rappeler au spectateur que c’est un film (et donc, une création) qu’il regarde, il doit se faire absent, invisible. Le spectateur de Saving Private Ryan n’aurait (probablement) plus l’impression d’assister au débarquement de Normandie si la séquence était parsemée de faux-raccords ou si on y insérait au beau milieu un plan n’y ayant pas sa place. Deux éléments du précédent énoncé méritent approfondissement : · l’impression d’assister De là découle tout le danger de la fiction. Les gens voient Saving Private Ryan, la gueule leur tombe devant la shaky-cam de Spielberg et, du coup, ils croient connaître. Titanic et son introduction semi-documentaire fonctionne de la même façon. La représentation tend à remplacer l’événement et Hollywood fait dans la leçon d’histoire, chose délicate venant d’une institution. Plusieurs cinéastes modernes et postmodernes utilisent la distanciation pour désamorcer ce réflexe qu’a le spectateur de croire en ce qu’il voit [comme Antonioni en fait la démonstration dans son Blow Up : l’homme a de la difficulté à remettre en question ce qu’il voit (ou croit voir), même s’il fait nuit dans un parc, même sur une photographie et, si on étire le raisonnement, même sur un écran de cinéma ; aussi, comme Thomas (qui croit ce qu’il voit), peu de spectateurs remettront en doute le meurtre après avoir vu le cadavre sur l’écran]. Cette distanciation est souvent générée par le montage, qu’on pense aux fameux faux-raccords de Godard ou à ce gros plan d’une bouche prononçant d’autres mots que ceux qui en sortent dans Les trois couronnes du matelot ou à l’insert d’un long plan noir dans Golden Boat, le montage, peut-être parce qu’il fut la première arme de la construction d’un réel cinématographique, est bien souvent le premier moyen qu’utilise les cinéastes afin de déconstruire ce réel. · (probablement) Pourquoi probablement ? Simplement parce que le spectateur ne décroche pas aisément de ce que l’écran lui présente. Bonitzer écrit, au sujet des expérimentations de Koulechov : « Il ressort de ces expériences, de façon frappante, une passion de la continuité et de l’unité du champ, chez le spectateur » [6]. Cette passion permet de se questionner à savoir si quelques exceptions aux règles du montage classique réussiraient à elles seules à faire décrocher le spectateur. « Le cinématographe utilise directement la vie immédiate, mais n’en est aucunement la reproduction ; il la brise, la transforme par les processus cinématographiques de la création » [7], le montage classique n’est en rien une continuité, chaque coupe devrait avoir un effet distanciatoire puisqu’elle brise la linéarité réelle. Il n’en est pourtant rien et, puisque le spectateur accepte sans broncher ces écarts irréalistes, il est permis de se demander à quel moment l’écart devient trop grand pour la tolérance du spectateur. Par exemple, dans Rien sur Robert, à la suite d’un champ/contrechamp particulièrement banal, Bonitzer fait sauter l’axe à sa caméra sans pour autant créer de choc notable chez le spectateur. La faute n’apparaît comme telle que pour celui connaissant la règle, elle est aussi invisible pour les autres que le champ/contrechamp la précédant. Il y a bien sûr un juste milieu entre cet exemple et la discontinuité narrative de Un chien Andalou (ou, plus récemment, du Voyage à la lune de Ammat), discontinuité spatiale et temporelle (tout de même créée par le montage, même s’il ne s’agit pas dans tous les cas de faux-raccords) ne laissant pas le spectateur être absorbé par la diégèse. Mais où se trouve ce juste milieu et à quel moment le spectateur décroche-t-il ? Il est douteux de croire que le spectateur d’un film comme À bout de souffle (dans lequel se multiplient les faux-raccords - on peut aussi penser à l’esthétique de Wong Kar-Wai) décroche du récit qui lui est présenté. Plus probable qu’il s’habitue au langage utilisé (puisque celui-ci est constant) et qu’il se laisse prendre au piège de la même façon, ou presque, que devant un film narratif classique. Mais encore, dans une situation où l’écart vis-à-vis du montage classique n’est pas constant, voire même involontaire, le spectateur, bien souvent, aura le réflexe de passer outre la faute et de replonger dans la réalité qui lui est présentée. Prenons le récent Fight Club de Fincher, même après avoir subi plusieurs effets distanciatoires [8], même après l’insert d’un plan de sexe masculin à la fin du film (renvoyant à l’idée de montage précédemment expliquée dans le film), le spectateur moyen quitte la salle en se questionnant sur la logique du dédoublement Pitt/Norton (Fincher aurait pu lui même se présenter dans la salle et gueuler : « Ce n’est qu’un film ! » Le résultat aurait été le même). Le spectateur a de la difficulté à accepter que l’écran lui mente [9] et, bien souvent, si ce n’est pas « réaliste », ce n’est pas « bon », ceci n’ayant que très peu à voir avec le choix d’un montage transparent ou non. Pour ce qui est de l’exemple où l’écart est involontaire, prenons le Terminator II : Judgment Day de Cameron. Ce film contenant environ une trentaine de faux-raccords involontaires [10] de continuité passe malgré tout très bien auprès du public. Le spectateur serait-il à ce point passionné de la continuité qu’il pardonnerait toute faute à ce chapitre n’affectant pas le récit du film ? Il serait très intéressant de comparer les réactions du spectateur face à un faux-raccord isolé (et détecté) n’affectant pas le récit et face à un bris de la linéarité du film (tel un banal flash-back). Je ne serais pas surpris que le second ébranle davantage l’absorption du spectateur que le premier. Je crois qu’il serait grand temps d’étudier le faux-raccord comme écart technique à un langage n’étant peut-être pas aussi incontournable que nous aurions pu le penser [ceci par rapport à son effet (ou son absence d’effet) sur l’absorption diégétique du spectateur], de l’étudier en le séparant du bris de linéarité qui lui tend à faire décrocher le spectateur (à amoindrir le coefficient de réalisme du film). « Je ne sais pas si c’est vrai, mais un ami me racontait qu’il avait vu travailler des monteurs américains qui ne regardaient pas l’image mais qui comptaient simplement l’arrivée des plans. On leur dit que la tête est dans cette position et dans le plan suivant dans une autre et ils répondent que ça ne fait rien ». [11] Encore du réalisme Au cinéma, on ne regarde pas la caméra, cela correspondrait « à une sorte de transgression des lois du spectacle » [12]. Alors qu’en photographie et en télévision il est accepté de le faire, en cinéma le regard-caméra est une atteinte au réalisme du film (Bonitzer). Pourquoi ? Tout simplement à cause du montage, parce que le changement de plan (et d’emplacement de la caméra) rend le regard-caméra totalement distanciatoire. Le personnage de film peut sans problème regarder une caméra fixe (une caméra de surveillance par exemple), se rendre compte qu’il est filmé, sans entraver au réalisme du récit. Le personnage qui regarderait la caméra dans plusieurs plans consécutifs ne peut avoir qu’un résultat douteux. Oui, le personnage semble prendre conscience qu’il est filmé, mais il ne devient au changement de plan qu’un acteur, un modèle. Ceci parce que le changement de plan dévoilé force le spectateur à repenser le film en fonction du tournage et que la temporalité du premier fait place à celle du second. Du rythme Peut-être plus important pour l’absorption diégétique que le respect des règles du montage classique, le rythme se présente comme étant l’élément de base du montage cinématographique.
L’idée de « rythme » n’a évidemment pas le sens de « vitesse », les films de Ozu, comme ceux de Michael Snow [qui « détient la particularité d’être aussi (et d’abord) musicien » [14]] possèdent un rythme très travaillé, cela malgré leur lenteur. Selon Marcel Martin, le rythme « naît de la succession des plans selon leurs rapports de longueur [...] et de grosseur » [15] et « la notion de rythme est intimement liée à celle de montage, [...] elle en est en quelque sorte la résultante musicale sur le plan esthétique » [16]. De la musique ? Lorsque l’on parle de rythme, il est difficile de ne pas penser, comme Martin, à la musique. Le montage, comme assemblage visant à susciter émotions, réactions et/ou compréhension chez le spectateur de cinéma, rejoint sur plusieurs points la composition musicale. « Il y a deux sortes de musiques, dit Abel Gance : la musique des sons et la musique de la lumière qui n’est autre que le cinéma ; et celle-ci est plus haute dans l’échelle des vibrations que celle-là » [17]. Mais y a-t-il un réel rapprochement à faire entre la composition musicale et le montage cinématographique ? Le film lui-même n’a bien sûr que très peu à voir avec la musique, cela malgré le rythme et malgré un certain rapprochement dans les stimulations sensorielles générées par les deux arts. La notation pose problème pour identifier le cinéma comme musique visuelle, mais l’étape isolée du montage présente tant qu’à elle des affinités non négligeables avec la composition musicale. Comme la musique, « le montage [...] n’est-il pas une opération proprement allographique » [18] ? Reste un problème, quoi faire de la figuration (choix des cadres, des actions, etc.) ? Comment la noter ? Eisenstein s’y est appliqué, mais sans vraiment convaincre. « Ils [les diagrammes de Eisenstein] sont plus proches des ‘‘graphismes musicaux’’ que de la notation précise, plus proches de l’esquisse que de la partition » [19]. N’y a-t-il pas d’autres possibilité musicale au cinéma que le Arnulf Rainer de Kubelka ? En guise de conclusion : et la spécificité, bordel ? Plusieurs voudraient voir dans le montage la spécificité du 7ème art, « son élément le plus spécifique » [20] écrit Martin, « si l’art cinématographique n’apparaît pas dans le processus de tournage des différents fragments, il ne reste plus qu’à le chercher ailleurs, dans la succession des fragments filmés » [21] lance tant qu’à lui Koulechov, prenant soin auparavant de souligner que le jeu est art dramatique, le récit art littéraire et ainsi de suite. Bien sûr que non, le montage n’est pas spécifiquement cinématographique, on le retrouve en photographie (en profondeur comme en juxtaposition et en superposition) et en littérature (en structuration). Le texte est le meilleur exemple puisque, comme le film, il est remontable à volonté [Anecdote : Rosie O’Donnell prend l’avion et retire son pubis et ses mamelons - gratuit et superflu]. La spécificité du cinéma, selon moi, est plus à chercher dans son rapport aux autres arts (dans la multiplication des possibilités), dans le rapport à la réalité (et à sa re-création) et/ou ailleurs, peut-être dans le rapport au rêve (voir Metz).
Sébastian Sipat
1 - MOUREN, Yannick. « Le montage classique », Cinémaction (Les conceptions du montage), dirigé par Pierre Maillot et Valérie Mouroux, No 72, 1994, p. 140 2 - Ibid., p.141 3 - Monter le coup à quelqu’un, c’est le tromper, l’induire en erreur. 4 - Cette merveilleuse anecdote est tirée de la non-moins-merveilleuse émission The Rosie O’Donnell Show. 5 - Tout comme les autres éléments cinématographiques (la mise en scène, le jeu, les éclairages, etc.) 6 - BONITZER, Pascal. « Le champ aveugle », Le champ aveugle : essais sur le réalisme au cinéma. Éditions Cahiers du cinéma, 1999, p. 70 7 - KOULECHOV, Lev. « La bannière du cinématographe », L’art du cinéma et autres écrits. L’âge d’homme, Lausanne, 1994, p. 48 8 - Dont la déconcertante explication du changement de bobine, l’un des effets distanciatoires les plus efficaces qu’il m’ait été donné de voir (le film s’avère malheureusement très mince - opinion personnelle gratuite et superflue). 9 - L’exemple classique : l’accueil très froid réservé au Stage Fright de Hitchcock, film présentant en images un meurtre s’avérant être un mensonge 10 - Faux-raccords aisément perceptibles, tel un pare-brise de camion qui disparaît et réapparaît à quelques reprises (encore une leçon de cinéma de maître Cameron - gratuit et superflu). 11 - BONITZER, Pascal et TOUBIANA, Serge. « Entretien (Cahiers du cinéma, 1983)», Raoul Ruiz - Entretiens, dirigé par Gilles A.Tiberghien, Éditions Hoëbeke, Paris, 1999, p. 38 12 - BONITZER, Pascal. « Le champ aveugle », Le champ aveugle : essais sur le réalisme au cinéma. Éditions Cahiers du cinéma, 1999, p. 69 13 - METTLER, Peter. « Music in Film : Film as Music », Cinémas : Cinéma et Musicalité, dirigé par François Jost et Réal La Rochelle, Vol. 3, No 1, automne 1992, p. 36 14 - LA ROCHELLE, Réal. « Parcours québécois et canadiens en cinéphonographie », Cinémas : Cinéma et Musicalité, dirigé par François Jost et Réal La Rochelle, Vol. 3, No 1, automne 1992, p. 99 15 - MARTIN, Marcel. « Le montage », Le langage cinématographique, Éditions du Cerf, Paris, 1985, p.165 16 - Ibid., p.184 17 - GANCE, Abel. Cité dans CHION, Michel. « La musique comme sujet, métaphore, modèle », La musique au cinéma, Fayard, 1995, p.287 18 - JOST, François. « De la musicalité avant toute chose... », Cinémas : Cinéma et Musicalité, dirigé par François Jost et Réal La Rochelle, Vol. 3, No 1, automne 1992, p. 11 19 - Ibid., p. 13 20 - MARTIN, Marcel. « Le montage », Le langage cinématographique, Éditions du Cerf, Paris, 1985, p.184 21 - KOULECHOV, Lev. « La bannière du cinématographe », L’art du cinéma et autres écrits. L’âge d’homme, Lausanne, 1994, p. 40
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