Disons-le d'emblée, le film The Others [1], du cinéaste espagnol Alejandro Amenábar, représente pour nous un cas fort intéressant d'amalgame cognitif. Amalgame parce qu'empruntant, tant dans le fond que dans la forme, à maintes œuvres marquantes, aussi bien passées que contemporaines; cognitif puisque cet amalgame, que nous nous emploierons dans un premier temps à mettre en lumière, a des incidences très concrètes sur la spectature (comprendre la façon dont le spectateur appréhendera l'œuvre, la décodera, l'anticipera…). L'activité cérébrale occasionnée par la reconnaissance des signes connotés (emprunts) renvoie à un second niveau de lecture que nous nous proposons ensuite d'approfondir. Le film, et il s'agit-là du troisième et dernier aspect auquel nous nous intéresserons, bien qu'il relève d'une construction basée sur la référence/récupération pouvant jouer contre la narration, réussi, c'est du moins notre avis, un joli coup de bluff.

" Are you comfortable children ? Then I shall begin…" Ainsi s'ouvre le récit. Nous sommes d'entrée de jeu plongés dans l'univers du conte, univers régi par des codes affichant une certaine souplesse vis-à-vis la vraisemblance. Ce point, très important, sera approfondi ultérieurement. Par souci de cohésion, nous ne nous bornons maintenant qu'à identifier les schémas, les emprunts, les signes connotés parmi lesquels on peut placer l'objet "conte". Fondu enchaîné sur un manoir de type néogothique très XIXe siècle. La brume, l'humidité presque palpable, l'isolement, on nage en plein Henry James. Or voilà, une inscription extra-diégétique nous apprend que nous sommes plutôt en 1945… Ne prenez rien pour acquis, semble-t-on nous dire d'emblée. Nous y reviendrons également, patience. Quoi d'autre ? La première impression du lieu n'est finalement pas si trompeuse : Grace (Nicole Kidman) apprend aux domestiques qu'il n'y a pas d'électricité, de radio, de trace de technologie en fait. On pourrait très bien être quelque part à la fin du XIXe. Plus que l'époque, la référence majeure à Henry James est la présence d'archétypes fort connus : une femme se sentant isolée, excessivement nerveuse; deux enfants, une fille et un garçon, prétendant voir des fantômes ; le manoir devenant progressivement inhospitalier… Ça vous rappelle quelque chose ? The Turn of the Screw nous vient tout de suite à l'esprit. Le roman, mais surtout le film qu'en tira Jack Clayton en 1961 [2]. L'atmosphère et le setting - outre le manoir, les nombreux plans de l'arbre mort qu'on imaginerait davantage dans un marécage est un exemple de set analogue - sont les mêmes, la notion d'ambiguïté dans le rapport au réel que vit l'héroïne aussi, sans oublier le fait que les deux femmes mettrons en danger la vie des enfants à un moment du récit, ajoutons l'histoire de fantômes … Deuxième signe connoté : la gouvernante, figure ambivalente s'il en est, devient de plus en plus inquiétante, ancrée qu'elle semble être dans un passé révolu malgré elle. On pense évidemment à Mrs Danvers [3], personnage clé du Rebecca d'Alfred Hitchcock, atmosphère, lieu et époque aidant. On n'est pas très loin de Manderley. Cette maison, on la verra sous bien des angles, tant de l'intérieur que de l'extérieur. Elle est un personnage en soit comme le fait remarquer Mrs Mills (Fionnula Flanagan) en énumérant les bruits, craquements et autres attributs des vieilles demeures (0:36:07). Ce manoir immense, recelant nombre de surprises et conservant des traces tangibles de chaque époque - voir la scène de la fouille où Grace trouvera des albums et où nous est montré un assortiment très hétéroclite d'objets -, se révélera de plus en plus menaçant à mesure que les phénomènes surnaturels s'intensifient. La référence est ici The Haunting, réalisé en 1963 par Robert Wise, d'après le roman de Shirley Jackson. Lieu, style, contenu dramatique. On pourrait ajouter The Changeling [4] à la liste, non seulement pour la maison hanté - encore une fois très semblable -, mais aussi à cause de la fausse piste représentée par le petit garçon fantôme, Victor, dont Grace en viendra à croire qu'il s'agit d'un revenant ayant des comptes à régler en ces lieux (0:52:26). Le lien est certes plus ténu mais néanmoins pertinent dans la mesure où le film de Peter Medak avait à l'époque connu un certain succès - il mettait en vedette George C. Scott - et qu'il fait depuis figure de référence dans le genre. En grattant un peu plus le vernis, on peut également s'interroger sur cette figure paternelle qu'on évoque beaucoup, qu'on espère et qui fait finalement son apparition quand on ne l'attend plus, "[surgissant] de l'ombre, comme si l'ombre l'avait enfanté" [5], tel un Harry Lime [6]. À l'instar de ce dernier, sa présence, portant la promesse de réponses, ne fera qu'obscurcir un peu plus le récit. Voilà pour l'annotation d'emprunts qui sont, dans une large proportion, aisément démontrables. Déterminer s'ils sont voulus ou non, conscients ou inconscients, accidentels ou relevant du plagia, tel n'est pas notre mandat. Nous nous intéressons à l'archétype en nous appuyant simplement sur l'idée que la notion d'originalité n'existe plus guère en création. Ce qui est par contre unique, c'est l'amalgame que fera l'artiste d'une matière x constituée de souvenirs, d'influences, de flash abstraits… de tout ce qu'on amasse au cours d'une vie et qui devient un savoir antérieur, un prior knowledge tel que défini par Bordwell. Revenons donc à l'analyse elle-même, désormais éclairée sous un jour nouveau.

Les emprunts deviennent des références pouvant aider le spectateur perspicace à dénouer l'intrigue. Les indices, tant intra qu'extra-diégétiques, sont-ils ici trop nombreux ? Nous verrons. Mais tout d'abord, clarifions un aspect important concernant cette analyse : elle prend pour acquis que le spectateur auquel elle réfère connaît ses classiques. Autrement dit, elle s'adresse au cinéphile. Loin de se vouloir élitiste, la démarche s'ancre dans un niveau de lecture présent dans l'œuvre mais ne s'adressant qu'à une partie du public, ne privant néanmoins pas l'autre partie d'une intrigue primaire autonome relevant du divertissement. Ce point clarifié, poursuivons. Une fois les "schémas récupérés" identifiés, le spectateur commence le travail de construction d'hypothèses qu'il confrontera à la narration. David Bordwell renvoyant à Roland Barthes: « To read a narrative continuum is in fact to arrange it - at the quick pace set by the reading material - in a variety of structures, to strive for concepts or labels which more or less sum up the profuse sequence of observations.» [7] Nous construisons des structures à l'aide des références connotées en tenant compte des leçons qu'elles nous ont données dans le passé. The Others appelle donc une utilisation accrue du mode de perception top-down :

"Because top-down processes are active in watching a film, a spectator's cognitive activity is not restricted to the particular moment being viewed in a film. Instead the spectator is able to move forward and backward through screen data in order to experiment with a variety of syntatical, semantic, and referential hypotheses;…" [8]

Vous aurez notez la notion d'hypothèses référentielles… elle nous semble fort à propos, d'où la pertinence du modèle sémio-cognitif qui accorde une importance fondamentale aux théories contructivistes reconnaissant au spectateur l'utilisation active de son cerveau. La présence de références connotées stimule grandement le mode top-down qui permettra en retour au spectateur de formuler des assertions probantes puisque résultant de déductions étayées. Il importe aussi, d'autre part, de tenir compte des informations diégétiques questionnant souvent les apparences dans le film : les nombreux plans présentant le reflet de Grace dans une fenêtre ; le visage menaçant s'avérant n'être qu'un tableau [9] (0:38:05), les jeux de miroir, notamment dans la scène de la robe de communiante (1:43:41). Le début même du film où la voix off de Nicole Kidman commence à raconter une histoire - celle de la Création (!) - avec pour image des gravures apparemment tirées d'un livre de contes. Nous le précisions plus tôt, la vraisemblance est une notion bien flexible dans l'univers des contes. Le générique d'ouverture se termine sur la représentation d'un manoir ; le fondu enchaîné nous le révèle dans le monde tangible. Vraiment? Ce fondu enchaîné ne serait-il pas plutôt un indice de la nature du récit qui va nous être - ou qui nous est - raconté ? Les dessins précédents sont-ils aussi la représentation de scènes qui nous seront ultérieurement présentées ? Bref, le bottom-up n'est pas avare d'informations. Ainsi armé, le processus de résolution du spectateur peut prendre de court la narration, aussi, cette dernière se doit de brouiller les pistes.

Le rapport homologique établi avec The Innocents est le plus marqué, tant sur le plan formel qu'au niveau des archétypes représentés. Le personnage de Nicole Kidman est très semblable à celui de Deborah Kerr ; leurs actions, devenant progressivement irrationnelles, ne nous surprennent pas vraiment et on se questionne constamment sur leur état mental ; une ambiguïté se développe. Leurs destins ne seront pourtant pas les mêmes. Il s'avérera que seule comptait la donnée "peut-être est-elle folle/peut-être que ça arrive vraiment" [10] et peut-être aussi un refus de montrer l'horreur, tout le reste ne constituant qu'un set up analogique propre à noyer le poisson. C'est le cas de la fausse piste du petit garçon fantôme ayant peut-être vécu là auparavant (The Changeling) ; c'est le cas de la maison/personnage hantée (The Haunting) qui est certes hantée, mais par les vivants. Pour ce qui est de la gouvernante (Rebecca), elle est finalement la bonté incarnée. La démarche semblant d'abord risquée s'avère finalement brillante puisque chaque référence évidente se verra réfutée en temps opportun. L'amalgame annonçant a priori un truc remâché débouche finalement sur une œuvre touffue, se contredisant certes parfois, mais dont la roublardise assumée force le respect. Le succès du film réside sans doute dans le fait qu'il pige dans des œuvres (déjà mentionnées) qui fonctionnent, y compris la fin à la Sixth Sense [11] - quoique sur le principe, le crédit légitime revient peut-être à Hitchcock et à son Psycho [12] - que beaucoup lui reprochent. Mais ne perdons pas de vue une chose : une œuvre construite sur l'emprunt, jouant sur des références, et parvenant, dans une certaine mesure, à déjouer le cinéphile, à faire fonctionner la matière grise de ce dernier à fond la caisse sans se dévoiler… c'est déjà quelque chose. Les références sont là et pourtant, rythme aidant, on se surprend à ne plus savoir où donner du top-down.

Bien construite, une œuvre patchwork telle que The Others peut s'avérer être un exercice de style très stimulant - et beau à regarder, ce qui ne gâte rien - d'un point de vue sémio-cognitif: "Quand le choix de ce qui marche est limité, on a des films maniéristes, de série, ou même des films kitsch. Mais quand on prend vraiment tout ce qui marche, on a une architecture genre Sagrada Familia de Gaudi. C'est vertigineux et on frôle le génie." [13] Le film semble fixer des règles que nous sommes finalement seuls à établir, l'œuvre se laissant toute marge de manœuvre en introduisant d'emblée la notion de conte, The Greatest Story Ever Told en l'occurrence. Et on en rajoute : l'action ne commence-t-elle pas par une Nicole Kidman sortant d'un cauchemar ? Au conte, on ajoute l'idée de rêve… Les repères extra-diégétiques - renvoyant ici au symbolisme - s'avéreront souvent, à l'instar de l'homme du tableau, relever du trompe-l'œil. Tous les indices étaient là, et même plus, parcourant le film. Roland Barthes a formulé la chose ainsi (c'est plus beau) : "Le sens n'est pas 'au bout du récit', il le traverse;…" [14] Le début (le générique) et la fin (le reflet de la petite famille disparaissant dans la fenêtre) sont d'une belle cohérence : on passe par le fondu enchaîné de l'univers tangible d'un livre au monde parallèle des fantômes. À la fin, on quitte l'univers fantastique lorsque leur reflet se dissout ; retour dans le monde réel avec la famille vivante d'intrus qui quitte la maison. Une simple histoire de revenants, mais inversée. On revient à notre point de départ en suivant un parcours qui nous donnera finalement une réponse claire, bien qu'elle ait été énoncée dès le début.

François Lévesque
2004 - Montréal


1 - The Others, de Alejandro Amenábar. Miramax Films, 2001. Résumé apparaissant sur la jaquette arrière du film: "Dans l'attente de son mari parti au front durant la guerre, Grace (Nicole Kidman) et ses deux enfants vivent une existence isolée derrière des portes closes et des rideaux fermés d'un manoir érigé sur une île recluse. À l'arrivée de trois mystérieux domestiques, il devient évident que la maison possède des pouvoirs mystérieux. Grace protège ses enfants atteints d'une maladie rare, mais les forces surnaturelles s'intensifient et l'affrontement est inévitable."

2 - The Innocents, de Jack Clayton. Colombia, 1961.

3 - Rebecca, de Alfred Hitchcock. United Artist, 1940.

4 - The Changeling, de Peter Medak. Polygram/HBO, 1979.

5 - Mary Reilly, de Stephen Frears. Colombia, 1996.

6 - The Third Man, de Carol Reed, Warner, 1949.

7 - BORDWELL, David. Narration in Fiction Film, p. 35-36. Madison: The University of Wisconsin Press, 1985.

8 - BRANIGAN, Edward. Narrative Comprehension and Film, p. 37-38. London and New York: Routledge, 1992.

9 - Il s'agit ici d'un emprunt visuel, un clin d'œil technique, au film The Ghost and Mrs. Muir de Joseph L. Mankiewicz [20th Century Fox, 1947]. Amusante, la citation suggère aussi qu'Amenábar a fait ses devoirs.

10 - Roman Polanski poussa ce concept à un paroxysme dans Rosemary's Baby en 1968.

11 - The Sixth Sense, de M. Night Shayalaman. Hollywood Pictures, 1999.

12 - Psycho, de Alfred Hitchcock. Universal/Paramount, 1960. Sauf erreur, il s'agissait d'une première narrative: la clé de l'énigme n'est pas celle que l'on croit et le punch final repose sur l'habileté du réalisateur à bluffer le spectateur avec une focalisation externe passant pour zéro. Bruce Willis-fantôme serait donc un descendant de Mrs Bates.

13 - ECO, Umberto. La guerre du faux, p. 206. Paris: Grasset, 1985.

14 - BARTHES, Roland. Introduction à l'analyse structurale des récits, Paris: Seuil, 1966. (extrait tiré du collectif Poétique du récit, sous la direction de Gérard Genette et Tzvetan Todorov, p. 15. Paris: Seuil, 1977.)

BIBLIOGRAPHIE

PASSEK, Jean-Loup. Dictionnaire du Cinéma. Paris : Éditions Larousse, 1998.

PINEL, Vincent. École, genres et mouvements au cinéma. Paris : Éditions Larousse, 2000.

TULARD, Jean. Dictionnaire du Cinéma tome un : les réalisateurs. Paris : Robert Laffont, (1982) 1999.