L'ennui, l'immobilité, la rupture communicationnelle, la perte de plaisir, l'étiolement de la capacité de se souvenir et de projeter, de rêver, de désirer et d'imaginer-la dépression. Ces traits ne font pas que caractériser le sujet dépressif, ils structurent également un pan significatif de l'art contemporain. Transposée au niveau des énonciations artistiques, la dépression se manifeste symptomatiquement dans les sujets mis en scène dans le champ de l'art actuel, spécialement dans celui des arts médiatiques et cinématographiques. Une forme de dépressivité est aussi en jeu dans la structure formelle de l'image, notamment dans le ralentissement, l'opacification et la répétition en boucle de l'image-son, par laquelle s'élabore une perte du sens du temps et une brisure intersubjective, deux caractéristiques clé des désordres dépressifs. Que la dépression soit devenue un motif récurrent des arts médiatiques n'est pas vraiment surprenant. Comme l'a observé le sociologue Alain Ehrenberg, la dépression est une maladie du temps et d'insuffisance qui révèle les mutations de l'individualité contemporaine : le trouble affectif le plus courant des dernières décennies, la dépression est au sujet de la fin du siècle ce que la névrose représentait pour le sujet freudien du début et de la mi-vingtième siècle. [1] Les désordres dépressifs - ce que la perspective psychodynamique désigne comme la perte de soi -sont de plus en plus perçus comme la fatigue qui résulte de la l'impératif néo-libéral de recréer le soi pour en assurer son autonomie, laquelle ne cesse de se mesurer en termes d'initiative, de jouissance-à-tout-prix et de responsabilité. [2] La psychiatrie, la psychologie cognitive et la neurobiologie ont désigné ce désordre comme une pathologie, une dysfonction. Ce dossier cherche à voir au contraire comment les arts médiatiques énoncent la dépression comme une dysfonction performative, non seulement comme un état qui articule l'entremêlement de la subjectivité et de la dépression mais aussi comme un moyen de repenser l'identité, l'embodiment, la perception, la vie psychique, la temporalité et la communication. L'art explore la dépression non simplement comme une maladie, un déficit, une distorsion ou un comportement inadapté mais également comme une forme potentielle de créativité et d'adaptation.

La dépression est considérée ici comme une question posée aux nouveaux media. Elle fut le sujet d'un séminaire de 2e cycle au Département d'histoire de l'art et d'études cinématographiques de l'Université de Montréal pendant l'automne 2002. Nous avons réuni dans ce dossier quelques essais d'étudiants produits dans le cadre de ce séminaire. Ces textes partagent tous une même préoccupation pour la représentation du sujet contemporain dont la subjectivité est devenue indissociable d'une certaine dépressivité. Comme vous le constaterez, ils s'intéressent également à la structure dépressive des images actuelles. Ces essais ne cherchent ni à psychologiser les nouveaux médias ni à psychanalyser l'artiste ou le spectateur. Ils ne cherchent pas non plus à appliquer les théories de la dépression pour expliquer les développements récents de l'esthétique. Aborder les arts médiatiques et cinématographiques comme une simple illustration d'une notion prédéfinie dans le discours scientifique serait une dénégation de l'art en tant que champ signifiant à part entière; ce serait réduire également la notion même de dépression. Il ne s'agit pas non plus de s'inscrire dans une tradition qui associe art et folie - cette association ne réussit trop souvent qu'à pathologiser l'esthétique ou à défendre les troubles mentaux comme une force subversive anti-sociale tout en niant ses aspects aliénants et auto-destructeurs. Ce dossier suggère plutôt que si les arts médiatiques ne sauraient être isolés du discours scientifique, ils traduisent la notion de dépression et la questionnent de façon significative. La contribution originale de l'art au débat contemporain sur la dépression se situe fondamentalement dans sa préoccupation pour le sujet, lequel est ici mis en scène et interpellé suivant un paradigme de dépressivité et dont les symptômes dépressifs sont examinés comme faisant partie de la constitution même de l'image. Un des apports critiques les plus importants des textes regroupés se situe dans leur capacité à démontrer comment cette symptomatologie ébranle les fonctions de relation [3], de communication, de représentation et de temporalité de l'esthétique.


Christine Ross
Montréal - mai 2003

 

1 - Alain Ehrenberg, La fatigue de soi : dépression et société, Paris, Éditions Odile Jacob, 1998 ; Ehrenberg et Anne M. Lovell, «Pourquoi avons-nous besoin d'une réflexion sur la psychiatrie ?», in Ehrenberg, et Lovell, dir., La Maladie mentale en mutation: Psychiatrie et société, Paris, Éditions Odile Jacob, 2001, p.13-14. Pour des statistiques récentes concernant le pourcentage d'individus vivant avec la dépression, voir, entre autres, http://www.nimh.nih.gov/publicat/invisible.cfm.; T. Bedirhan Üstün, «The Worldwide Burden of Depression in the 21st Century», in Myrna M. Weissman, Treating Depression: Bridging the 21st Century, Washington, DC, American Psychiatric Press, 2001, p.35-45; Kenneth B. Wells et al., Caring for Depression, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1996, p.30-31; Michael Thase, «Relapse and Recurrence of Depression: An Updated Practical Approach for Prevention», in Katherine J. Palmer, dir., Drug Treatment Issues in Depression, Auckland, Adis International, 2000, p.35-36; Caroline Carney Doebbeling, «Epidemiology, Risk Factors, and Prevention», in James L. Levenson, dir., Depression, Philadelphie, Pennsylvanie, American College of Physicians, 2000, p.23-27; et Philippe Pignarre, «Comment passer de la 'dépression' à la société ?», in Pierre Fédida and Dominique Lecourt, dir., La dépression est-elle passée de mode ?, Paris, Presses Universitaires de France, 2000, p.37. Sur la dépression comme une pathologie du temps, voir aussi Pierre Fédida, Des bienfaits de la dépression : éloge de la psychothérapie, Paris, Éditions Odile Jacob, 2001.

2 - Ehrenberg, «Des troubles du désir au malaise identitaire», Magazine littéraire, no.411, juillet-août 2002, p.24.

3 - Sur la propriété de relation de l'esthétique, voir Jean-Marie Schaeffer, Adieu à l'esthétique, Paris, Presses Universitaires de France, 2000.