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Tout d'abord, avant de voir comment les deux uvres traduisent la mélancolie, il est important de clairement définir celle-ci. La mélancolie étant difficile à cerner, une multitude de modèles ont été développés par les psychologues. D'Aristote à Hubertus Tellenbach, en passant par Robert Burton, la conception de cette affection a beaucoup changé, mais les symptômes sont restés constants, prouvant la réalité de la maladie. Mais de toutes les définitions, nous avons choisi de retenir celle de Sigmund Freud telle qu'élaborée dans son article Deuil et mélancolie, paru dans le recueil Métapsychologie, au début du 20e siècle. Lorsque Freud commence à écrire, vers 1915, il se dirige dans la même direction que Karl Abraham qui prétend que l'obsession et la mélancolie sont des affections «ayant leur source dans la même formation réactionnelle du caractère» [3]. Pour Freud, la mélancolie est bien évidemment liée de près à la névrose obsessionnelle, mais encore plus à l'affect du deuil :
Ce rapide portrait que l'auteur nous dresse de la mélancolie nous montre bien qu'il tente de la comprendre en la comparant à l'affect normal du deuil, qui, en plus d'être déclenché par les mêmes sources, présente en général les mêmes symptômes. Nous allons, ici, résumer la théorie de Freud en reprenant les trois conditions nécessaires à la mélancolie, soit : la perte de l'objet, l'ambivalence à l'égard de l'objet perdu et la régression de la libido dans le moi. La première étape de la mélancolie, comme du deuil, est bien évidemment la perte de l'objet d'amour ou de la Chose pour reprendre le terme plus actuel de Julia Kristeva. Le deuil normal survient en réaction à la perte réelle d'une personne aimée ou une chose immatérielle comme la richesse, la liberté, le statut social, etc. Le deuil qui suit ces pertes est déclenché par le regret amer de ces Choses perdues pour toujours qui ont laissé un immense vide dans l'âme du sujet. Si la plupart des gens passent par le processus normal de la désolation, suivie de l'acceptation, puis finalement par le retrait de la libido pour l'objet d'amour, certaines personnes ayant une certaine «prédisposition morbide» [5] pour la mélancolie seraient incapables de franchir la première phase du deuil, restant ainsi en relation étroite avec l'objet perdu. Dans la mélancolie, contrairement au deuil, l'objet n'est que très rarement réellement mort, celui-ci est plutôt perdu en tant qu'objet d'amour sur lequel le mélancolique pouvait projeter sa libido. Freud affirme très clairement que toute situation entraînant une relation d'opposition amour-haine [6] peut être la cause d'une mélancolie. Ainsi, une humiliation, une injustice ou une grande déception peuvent inciter le sujet à retirer sa libido de la Chose tout en étant incapable de la rejeter sur une autre. De plus, selon René Ebtinger, une faute non avouée à soi-même peut aussi entraîner la mélancolie :
Ici, bien qu'Ebtinger sorte du modèle du deuil, l'analogie demeure intéressante puisque c'est la réticence du sujet à accepter la réalité qui empêche la libido d'être projetée sur un objet d'amour et d'ainsi faire le deuil de la faute commise en investissant autre chose que celle-ci. La multitude de sources possibles, à l'affection mélancolique, rend l'identification de la Chose perdue plutôt difficile. Ainsi, la mélancolie apparaît chez plusieurs personnes sans qu'on ne puisse l'expliquer à cause de l'incapacité du sujet à définir avec certitude l'identité de la Chose perdue. Dans d'autres cas, le patient reconnaît clairement qui ou quoi il a perdu, mais par contre, sans pouvoir dire ce qu'il a perdu de cette Chose. À la différence du deuil normal, la mélancolie est donc la perte d'une Chose qui est soustraite à la conscience. La mélancolie est en quelque sorte un deuil qui n'a pas accompli son travail, c'est-à-dire que la conscience n'a pas accepté la réalité douloureuse de l'objet disparu, elle n'a pas non plus retiré toute la libido qu'elle investissait dans cet objet d'amour déchu. La perte d'un objet d'amour est le moment le plus propice à faire apparaître l'ambivalence des relations amour-haine. L'investissement que le mélancolique a mis dans la Chose est si fort qu'il ne peut pas se résigner à cesser de l'aimer, bien qu'il sache qu'elle soit morte ou qu'elle l'ait profondément blessé. Dans Deuil et mélancolie, Freud identifie deux types d'ambivalence : «la relation n'est pas simple dans son cas [le mélancolique], mais compliquée par le conflit ambivalentiel. L'ambivalence peut être constitutionnelle, c'est-à-dire s'attacher à toutes les relations d'amour de ce moi particulier, ou bien découler précisément des expériences vécues qui entraînent la menace de la perte de l'objet» [8]. Le malade ne peut donc pas se résigner à haïr une chose qu'il a tant aimée, malgré la souffrance réelle qu'elle lui a causée et qui l'a amené à l'abandonner. D'un autre côté, dans l'ambivalence constitutionnelle, le deuil tente de dévaloriser l'objet d'amour en le rabaissant en «le frappant à mort» [9] pour que le moi retire sa libido de celui-ci. De cette action haineuse du deuil naît, en contrepartie, un système de défense dirigé par l'amour qui tente de protéger les liens libidinaux avec l'objet des attaques répétées qui visent à les détruire. De ces combats ambivalents, il peut surgir deux dénouements complètement opposés. Soit la haine et la fureur qu'elle entraîne s'épuisent et que le mélancolique ne se détache jamais de l'objet perdu ou soit que la Chose finisse par être considérée comme sans valeur à force de critiques haineuses et ainsi abandonnée par le moi au profit d'une autre. La troisième et plus importante partie de la mélancolie est le retrait de la libido de l'objet et son retour sur le moi. Toute relation débute par le choix de l'objet et l'investissement de la libido dans celui-ci. Par contre, lorsque la relation à l'objet d'amour est ébranlée, soit par la mort ou par une profonde déception, la libido est retirée de l'objet pour se déposer sur un autre. L'affection mélancolique est justement une impossibilité à déplacer sa libido sur un nouvel objet d'amour. En effet, après le deuil, le moi est censé redevenir libre et sans inhibition, mais pour le mélancolique, il est impossible de retirer sa libido de l'objet perdu et de lui trouver une application positive. Puisque l'investissement de l'objet est supprimé, la libido est libérée et doit trouver un nouvel emplacement. Mais ne pouvant se résigner à investir une nouvelle Chose, le malade retire sa libido dans le moi. Ce processus sert à créer une identification du moi à la Chose pour combler le vide de la perte et trouver un nouveau lieu d'investissement. Ainsi, pour Freud : «l'ombre de l'objet tomba sur le moi qui put alors être jugé par une instance particulière comme un objet, comme objet abandonné. De cette façon, la perte de l'objet s'était transformée en une perte du moi et le conflit entre le moi et la personne aimée en une scission entre la critique du moi et le moi modifié par l'identification» [10]. Donc, si nous reprenons le concept d'ambivalence, les hostilités des sentiments haineux sont donc dirigées contre le moi, qui a remplacé l'objet d'amour. Les critiques qui devaient normalement s'adresser au monde extérieur sont maintenant adressées à soi-même. Freud est convaincu que c'est cet aspect de l'autocritique qui mène au sadisme responsable du suicide chez le mélancolique : «le moi ne peut se tuer que lorsqu'il peut, de par le retour de l'investissement d'objet, se traiter lui-même comme un objet, lorsqu'il est loisible de diriger contre lui-même l'hostilité qui vise un objet et qui représente la réaction originaire du moi contre des objets du monde extérieur» [11]. Nous pouvons donc conclure que chez le mélancolique, l'objet d'amour est toujours supérieur au moi, car que ce soit par un amour excessif de la Chose ou une haine profonde de l'objet absorbé jusqu'au suicide, le moi demeure toujours dominé par les pulsions libidinales. Le retrait de la libido dans le moi et la partie haineuse de l'ambivalence entraînent donc chez le mélancolique une perte d'estime de soi, qui se traduit par une auto-dépréciation marquée. Il est important d'insister un peu plus sur cet aspect de la maladie qui est fondamental. Comme nous venons de le dire, l'aversion du malade à l'égard de sa propre personne est due au déplacement de la libido dans le moi. Par contre, il faut bien comprendre que les plaintes et reproches du mélancolique ne s'adressent que très rarement à lui-même, ils visent plutôt la Chose perdue, ce sont des reproches contre un élément extérieur qui sont retournés contre le moi. La personne visée n'étant pas le mélancolique lui-même, ce dernier n'éprouve aucune honte, malgré l'image qu'il a de lui-même. En effet, le malade a plutôt tendance à s'exposer à autrui de façon compulsive, croyant en fait vitupérer la Chose perdue. Dans son traité, Freud relève l'incapacité du mélancolique à comprendre qu'il n'est pas celui contre qui les reproches devraient être portés :
Bien que ces plaintes ne soient pas totalement fondées, Freud croit qu'il y a toujours une partie de vérité dans les reproches exprimés par le malade. En effet, il affirme que l'important n'est pas de savoir ou non si le mélancolique a raison dans son autocritique, mais plutôt de comprendre que ses propos décrivent sa situation psychologique. Comme nous venons de le voir, la mélancolie est une affection qui s'apparente énormément au deuil, que ce soit par les éléments déclencheurs ou les symptômes du patient. Par contre, contrairement au processus normal du deuil, la mélancolie empêche le sujet de retirer sa libido de l'objet qu'il a perdu. Mais la Chose aimée ayant disparu, le mélancolique se doit d'investir une nouvelle Chose, c'est pourquoi il y a un retour de la libido sur le moi. De plus, l'ambivalence des sentiments, qui d'une part, tente de retirer la libido de l'objet d'amour et d'autre part, tente de la maintenir en place, entraîne une auto-dépréciation majeure du moi qui a remplacé l'objet. Si nous avons établi un modèle de la mélancolie, c'est pour comprendre comment elle peut se traduire dans les uvres de certains artistes contemporains. Nous avons relevé les causes de la maladie et son fonctionnement afin de mieux comprendre les actions mélancoliques mises en scène dans les uvres d'art. Le thème de la mélancolie a été repris par les artistes depuis la nuit des temps. Des représentations de Saturne et Kronos dans l'art du Moyen Âge aux personnages dépressifs de la cinématographie contemporaine en passant par les gravures d'Albrecht Durër, la mystérieuse affection de la mélancolie a toujours intrigué les artistes. Aujourd'hui, ce sont surtout les arts médiatiques qui investissent le champ de la psychologie humaine et en particulier de la dépression. Nous allons voir ici comment deux vidéastes de générations différentes ont traduit en images et en sons la mélancolie et la rupture de l'intersubjectivité qu'elle entraîne. Nous allons débuter avec la présentation des deux vidéogrammes et de leurs auteurs. Ensuite, nous allons aborder trois thèmes récurrents dans chacune des uvres, à savoir l'inhibition, la conception du temps et les difficultés du langage. Nous verrons comment ces trois symptômes engendrés par la mélancolie sont représentés dans chacune des uvres de façon à accentuer l'incapacité des personnages à entrer en relation avec la réalité d'un monde qui n'est pas le leur. Les deux uvres vidéo que nous allons analyser ici sont Le Train de François Girard datant de 1985 et la toute récente Catarina de Jocelyn Robert de 2002. Ces deux vidéogrammes québécois traitent chacun à leur façon de la mélancolie et de l'influence qu'elle a sur le comportement humain. Tout d'abord,
situons les auteurs pour mieux comprendre leur démarche artistique.
François Girard est né à Saint-Félicien en
1963. Il débute sa carrière à Montréal au
début des années 1980 dans la sphère de l'art vidéo
et expérimental. À l'âge de vingt et un ans, il fonde
la compagnie Zone Production ce qui lui permet de réaliser plusieurs
vidéogrammes avec une grande liberté artistique. C'est dans
cette même compagnie qu'il réalise aussi de nombreux courts-métrages,
films d'architecture, films de danse et vidéos musicales. À
partir de 1989, il se dirige plus sérieusement vers le cinéma
avec des réalisations comme Cargo (1990), Thirty Two
Short Films About Glenn Gould (1993) et The Red Violin (1998).
Il a aussi touché au théâtre avec la co-écriture,
la réalisation et l'adaptation de la pièce Le Dortoir
(1991) de Gilles Maheu, en plus de faire la mise en scène des opéras
Symphonie des paumes et Oedipus Rex d'Igor Stravinski et
de Jean Cocteau. Le vidéogramme
Le Train de Girard présente un homme âgé assis
dans un fauteuil face à une fenêtre. Le décor est
minimal et très artificiel ne présentant que des parties
d'architecture et une table avec une photographie de voie ferrée
se perdant dans l'horizon. L'homme revit son passé de cheminot
en regardant par la fenêtre où des images nébuleuses,
qui se situent entre la mémoire et le rêve, nous montrent
sa jeunesse. Les premières images nous présentent le jeune
homme aux commandes de la locomotive. Par la suite, il sort de la cabine
de pilotage pour aller s'installer à l'avant du train faisant corps
avec l'engin. Puis, il finit par devoir tirer la locomotive qui refuse
d'avancer après s'être immobilisée. L'uvre se
termine avec la fenêtre qui tombe et se fracasse sur le sol. Notons
que le vidéogramme est en couleur et qu'il est totalement dépourvu
de musique et de paroles. L'un des
motifs majeurs des deux vidéogrammes est l'inhibition des personnages.
L'homme du Train a le visage étiré et fatigué
ce qui nous fait croire qu'il souffre d'insomnie, ce qui accompagne généralement
l'inhibition dépressive comme le souligne Freud : «L'insomnie
de la mélancolie nous montre bien que cet état est figé,
qu'il est impossible d'accomplir le retrait général des
investissements nécessaires au sommeil» [14].
L'inhibition est en effet causée par le retour de la libido sur
le moi qui entraîne un renfermement narcissique qui pousse le malade
à couper tout lien avec l'extérieur pour se concentrer sur
lui-même. De plus, les combats internes causés par l'ambivalence
occupent toutes les énergies du mélancolique coupant toute
possibilité de s'adonner à d'autres projets, pas même
le sommeil ou la consommation de nourriture. Le personnage de Girard reste
donc toute la journée assis à regarder par la fenêtre
et à attendre le train qui représente l'objet d'amour perdu
et qui semble aussi être un élément de fétichisme.
Selon Julia Kristeva, les perversions sexuelles comme le fétichisme
seraient le seul moyen pour le mélancolique de catalyser ses énergies
ailleurs que sur le moi et ainsi éviter la douleur morale [15].
Le sujet mélancolique inhibé n'a aucun intérêt
dans le travail, les loisirs ou les contacts sociaux. Il y a donc rupture
de l'intersubjectivité dans Le Train puisque le personnage
n'accepte de communiquer qu'avec son moi objet. Si dans l'uvre de
Girard l'inhibition est psychomotrice, ce n'est pas le cas chez Robert.
En effet, Catarina met en scène une inhibition psychique
telle que décrite par Fred Frisch : «l'inhibition psychique
qui se caractérise par une diminution tant des processus intellectuels
que des pulsions instinctuelles [
] l'on peut [y] trouver trois composantes
: la difficulté d'évocation des souvenirs emmagasinés
[
] ; un fléchissement des capacités d'attention et
de concentration ; une scotomisation des souvenirs. L'idéation
est lente, appauvrie, remplacée par la rumination morne et pessimiste»
[16]. La narratrice de Catarina a un discours
totalement inhibé malgré sa volubilité. Le personnage
parle beaucoup, mais au bout du compte ne dit absolument rien. Le discours
vide de sens nous montre l'absence d'intersubjectivité, car la
femme ne parle en fait qu'avec elle-même. De plus, les phrases dites
dans la vidéo de Robert ne sont jamais complétées
par le personnage, les idées restent toujours en suspens comme
si les souvenirs s'évaporaient avant même qu'ils aient été
totalement retrouvés démontrant ainsi la friabilité
de la mémoire. Dans un autre ordre d'idées, le rapport au temps est aussi très présent dans les deux vidéogrammes. La présence d'un train dans chacune des uvres symbolise la fuite du temps et la vanité des choses terrestres ainsi que la mélancolie du départ qui est une métaphore de l'objet perdu. L'incapacité du mélancolique à accepter la disparition de la Chose le force à vivre dans le passé en maintenant l'objet artificiellement en vie dans sa psyché. Dans le cas du Train, le personnage va même jusqu'à maintenir la Chose en place par une «psychose hallucinatoire de désir» [17] qui fait renaître les pulsions libidinales. Nous pouvons comparer cet aspect de la mélancolie à la notion de nostalgie chez Kant qui affirmait «le nostalgique ne désire pas l'endroit de sa jeunesse, mais sa jeunesse même, [ ] son désir est en quête du temps et non pas de la chose à retrouver» [18]. Ainsi, les personnages de Girard et de Robert ne cherchent pas vraiment à retrouver l'objet d'amour, mais le confort psychologique qu'entraînait l'investissement de la libido. C'est pourquoi dans Catarina, la femme tente de faire revivre chacun des souvenirs qui liaient la libido à la Chose. La psyché du personnage est totalement occupée par un passé exagérément gonflé. Le mélancolique n'envisage aucunement l'avenir et fait abstraction du présent en se réfugiant dans le passé. L'une des premières images du Train montre les mains du personnage qui remontent le mécanisme d'une horloge comme pour remonter le temps. De plus, à chaque fois que le train passe, il entraîne l'homme dans une poursuite du temps disparu, mêlant les images de la mémoire et du rêve. Au début de son périple, l'homme contrôle la locomotive avec assurance, mais celle-ci a tôt fait de s'immobiliser. Malgré la tentative du personnage de tirer la locomotive à l'aide de chaînes, celle-ci refuse d'aller plus loin. L'homme se retrouve donc seul sur la voie ferrée qui disparaît à l'horizon. Cette scène illustre la tendance du mélancolique à revivre le passé et à tenter de le ramener à la réalité en le tirant dans le présent comme l'homme tente de tirer la locomotive. Le mélancolique tout comme le personnage de Girard se retrouve au milieu de la voie ferrée dans un présent qu'il n'accepte pas, voyant derrière lui les rails qui disparaissent comme son passé et devant un horizon sans fin qui semble tout aussi inaccessible que le futur. Dans l'uvre de Robert, c'est le discours qui traduit le malaise face au temps. La femme ne sait plus trop où elle se situe par rapport à ses souvenirs. Kristeva décrit très bien le rapport ambigu au temps, présent dans la mélancolie et chez le personnage de Catarina :
De plus, Girard et Robert mettent en scène des souvenirs troubles dans lesquels rêve et réalité semblent se mélanger. Ce phénomène que les deux auteurs relèvent est dû à la présence de plus en plus grande des médias dans la société. En effet, radio, cinéma et télévision sont tellement présents dans la vie des gens qu'ils finissent par mélanger leurs propres souvenirs et le souvenir des images qu'ils ont vues dans les médias [20]. En terminant, nous nous devons effectivement d'aborder l'aspect du langage. La rupture de l'intersubjectivité causée par une communication verbale absente ou incongrue est marquante dans l'affection mélancolique. Le processus normal du deuil utilise la dénégation pour pallier à la disparition de l'objet d'amour. Dans ce processus, le malade accepte qu'un signe langagier arbitraire remplace la chose. Ainsi, il peut la retrouver, voire même la faire revivre par le langage. Par contre, le mélancolique, lui, dénie toute dénégation [21], il refuse de quitter l'objet réel pour se replier sur une simple abstraction. Le mélancolique reste douloureusement rivé à la Chose rendant le deuil impossible. De plus, le déni de la dénégation ne vise pas seulement la représentation de l'objet perdu, mais tout le langage. Pour le malade, les signifiants ne font aucun sens, ils sont perçus comme vides et sans valeur. Ce refus de communiquer avec le langage normal de signifiant/signifié rend difficile les interactions avec le mélancolique qui est incapable de donner un sens à nos propos, tout comme nous avons de la difficulté à voir une quelconque logique dans le discours de Catarina. Pour Kristeva, le langage du mélancolique est arbitraire par rapport au nôtre, c'est-à-dire qu'il est évasif, incertain et sans rigueur en ce qui a trait au sens des mots. En fait, la femme de Catarina nous parle sans croire au langage, elle s'adresse à nous «déjà persuadé que la parole est fausse» [22] et donc nous parle avec négligence. Le déni de la dénégation peut prendre deux formes bien différentes, à savoir un langage incongru et volubile ou un mutisme total. La mélancolique de Robert trahit son état psychologique par ses tentatives infructueuses à combler le vide de la perte par la parole. En effet, puisque celle-ci n'accepte pas la perte de la Chose, elle dénie la dénégation et donc tout le langage verbal. C'est pourquoi son discours nous semble totalement incongru, les idées ne sont jamais développées et les phrases rarement terminées. Kristeva décrit le langage du mélancolique comme répétitif et monotone. Dans Catarina, c'est effectivement la monotonie et l'incertitude du discours qui nous marque le plus : le débit est lent et entrecoupé de silences fréquents, les intonations sont neutres, la personne a une énorme difficulté à enchaîner ses idées, les phrases s'épuisent sans terminer l'idée et plusieurs suppressions de mots rendent impossible la compréhension de l'énoncé. De plus, la voix est asexuée et alourdie d'un accent prononcé, ce qui augmente la difficulté à comprendre les propos. Robert aime bien jouer sur la nationalité de ses personnages. Pour lui, faire parler les gens dans une langue étrangère entraîne toujours un malaise causé par l'incertitude qu'ils ont face à l'exactitude de leurs propos. La réalité grandissante des villes cosmopolites oblige les gens à utiliser des langues secondes, les plaçant ainsi dans une position semblable à celle du mélancolique qui ne comprend plus très bien les rapports abstraits entre signifiants et signifiés. Tout à
l'opposé, le personnage du Train, lui, reste dans un mutisme
complet. Le déni de la dénégation est total dans
son cas. Son inhibition physique s'est étendue jusqu'au langage
et maintenant, sa seule activité possible est le combat ambivalent
de sa psyché face à l'objet perdu. Kristeva voit le mutisme
comme la dernière phase de la mélancolie : «la mélancolie
s'achève alors dans l'asymbolie, la perte de sens : si je ne suis
plus capable de traduire ou de métaphoriser, je me tais et je meurs»
[23]. Les deux dernières images du Train
montrent bien cette finalité du déni de la dénégation.
L'homme dénonce le leurre que représente le langage signifiant/signifié
en plongeant sa main dans de l'eau, qui reflétait des fenêtres,
brisant ainsi l'illusion. Finalement, la dernière image nous montre
la fenêtre qui se fracasse sur le sol à l'intérieur
de la pièce, symbolisant la rupture de toute intersubjectivité
et le repli total sur soi. Nous pourrions même aller encore plus
loin en affirmant que le personnage de Girard qui a détruit tout
lien intersubjectif finit par détruire sa propre subjectivité.
En effet, la fixation à l'objet ayant complètement détruit
sa vie, la partie haineuse de l'ambivalence finit par prendre le dessus
et anéantir l'objet d'amour. Cette destruction se traduit bien
évidemment par un suicide puisque le moi a depuis longtemps remplacé
l'objet d'amour. La dernière image du vidéogramme qui nous
montre la fenêtre qui se brise sur le sol pourrait être vue
comme une métaphore de la mort, symbolisant la destruction de l'objet
- le train vu par la fenêtre - et de surcroît celle du moi. En conclusion,
cette analyse a voulu démontrer que la mélancolie est une
maladie complexe qui a intéressé toutes les sphères
intellectuelles de toutes les époques. Nous avons tout d'abord
voulu identifier la conception de la mélancolie que nous trouvions
la plus pertinente à appliquer aux arts médiatiques. C'est
le modèle de Freud, se basant sur l'affect normal du deuil, qui
a été retenu pour expliquer la mélancolie. Nous avons
expliqué les trois éléments essentiels de la maladie,
soit : la perte non acceptée de l'objet d'amour qui empêche
l'accomplissement du deuil, l'ambivalence qui entraîne le sujet
dans une relation amour/haine avec l'objet perdu et finalement, le retrait
de la libido de l'objet et son retour sur le moi qui mènent à
une rupture totale de l'intersubjectivité et à l'auto-dépréciation.
Nous avons ensuite appliqué ce modèle à deux vidéogrammes
d'artistes québécois : Le Train de François
Girard et Catarina de Jocelyn Robert. Nous avons relevé
trois thèmes présents dans chacune des uvres et qui
montraient bien la présence de la mélancolie. Nous avons
débuté par l'inhibition des personnages causée par
leur fixation à l'objet perdu, puis nous avons abordé la
notion du temps qui est ambiguë chez le mélancolique qui n'a
aucun espoir dans l'avenir et qui fuit le présent pour se réfugier
dans ses souvenirs, et finalement, nous avons relevé les troubles
du langage causés par un déni de la dénégation.
Le même modèle d'analyse aurait très bien pu être
appliqué à d'autres uvres médiatiques de Girard
ou de Robert comme La Paresse et Quelques fragments de la mémoire
de Catherine. Il serait aussi intéressant de voir si d'autres
artistes québécois ont une certaine esthétique de
la dépression ou de la rupture de l'intersubjectivité en
général.
1 - ARISTOTE,
L'Homme de génie et la mélancolie : problème XXX,
1, Paris, Éditions Rivages, 1988, p. 83.
Bibliographie Monographies ARISTOTE, L'Homme de génie et la mélancolie : problème XXX, 1, traduction, présentation et notes par Jackie Pigeaud, Paris, Éditions Rivages,1988, 129 p. CARDINAL, Catherine et Lucie GALACTÉROS-DE BOISSIER, Le temps dans la peinture, Actes du colloque «Le temps dans la peinture», La Chaux-de-Fonds, Institut L'homme et le temps, 1994, 86 p., ill. CLAIR, Jean, Malinconia : motifs saturniens dans l'art de l'entre-deux-guerres, Paris, Gallimard, coll. Art et artistes, 1996, 237 p., ill. FREUD, Sigmund, Métapsychologie, traduit de l'allemand par Jean Laplanche et J.-B. Pontalis, Paris, Gallimard, 1968, 187 p. FRISCH, Fred, L'homme fatigué : guide de la personnalité dans la perspective psycho-somatique, Toulouse, Privat, 1973, 210 p. KLIBANSKI, Raymond, Erwin PANOFSKY et Fritz SAXL, Saturn and melancholy : studies in the history of natural philosophy, religion and art, Nendeln, Thomas Nelson & sons ltd., 1879, 429 p., ill. KOFMAN, Sarah, Mélancolie de l'art, Paris, Galilée, 1985, 101 p. KRISTEVA, Julia, Soleil noir : dépression et mélancolie, Paris, Gallimard, coll. Folio essais, 1987, 264 p., ill. LAMBOTTE, Marie-Claude, Le discours mélancolique, Paris, Anthropos, 1993, 653 p. LARUE, Anne, L'Autre mélancolie : acedia, ou les chambres de l'esprit, Paris, Hermann, 2001, 221 p., ill. LÔO, Henri, Jean-Pierre OLIÉ et Marie-France POIRIER, Les maladies dépressives, Paris, Flammarion, Médecine-Sciences, 1995, 480 p., ill. PELLION, Frédéric, Mélancolie et vérité, Paris, Presses universitaires de France, 2000, 386 p. SCHALLER, Jean-Pierre, La mélancolie : du bon usage et du mauvais usage de la dépression dans la vie spirituelle, Paris, Beauchesne, 1988, 211 p. TELLENBACH, Hubertus, La Réalité, le comique et l'humour, suivi des actes du colloque réunis par Yves Pélicier, «Autour de la pensée de Tellenbach», Paris, Economica, coll. Sciences Humaines, 1981, 131 p. TELLENBACH, Hubertus, La mélancolie, traduit de l'allemand par Louise Claude et al., Paris, PUF, 1979, 336 p. TRIANDAFILLIDIS, Alexandra, La Dépression et son inquiétante familiarité : esquisse d'une théorie de la dépression dans le négatif de l'uvre freudienne, Paris, Éditions Universitaires, 1991, 171 p.
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