À propos de Trinidad - un film de Juan-Carlos Medina

« L'œil était dans la tombe et regardait Caïn. »


La première fois que je vis Trinidad, je restai coite. Proportionnellement au nombre de fois où je le regardai par la suite, ma compréhension augmenta. Trinidad est contaminé par une esthétique de la fragmentation qui touche aussi bien les raccords que l'espace ou les figures humaines. Les ruines de Belchite, ville détruite par la guerre civile espagnole, baignent dans une lumière aveuglante, et mutilante : les corps n'en sortent pas indemnes, l'œil se détachant de son orbite. Alors Bataille lancinant, vint me hanter, doublement : pour le Bleu du ciel bien sûr, mais aussi pour Histoire de l'œil et les articles qui se rattachent à l'excision oculaire.

D'abord, un plan fixe d'un paysage de ruines crépusculaires dont l'image tremble, comme une subversion de «l'establishing shot » traditionnel. Si ce plan initial nous indique que «l'action» se déroulera dans ces ruines, nous ne savons ni où ni quand. Cet establishing shot lacunaire qui n'établit rien, ce plan d'ensemble déjà manquant, ne fait que présager notre perception incomplète de l'espace diégétique dans Trinidad. À la fin, et tout autant qu'au début, nous serons incapables de nous faire une idée de ce lieu.

Les ruines délimitent un espace qu'elles ne peuvent cependant enclore, un espace du discontinu, fait d'interstices, de la perte des pierres liantes et des clefs de voûte. Lieu de l'entre-deux, ni clos ni ouvert; intérieures et extérieures à la fois; ce qui est encore et ce qui n'est déjà plus; traces presque effacées : elles sont le lieu de la béance, non comme positivité du vide, tel le désert, dont c'est l'essence, mais comme incomplétude. Présages de la destruction physique, du morcellement du corps, elles annoncent architecturalement le thème de la mutilation -le soldat blessé et la nonne aux yeux arrachés. Nous ne sommes donc pas en présence du topos littéraire des ruines, qui conduit à la déploration lyrique face à ce symbole tangible du temps qui passe, à une méditation égocentrique et romantique. Ces ruines se situent d'emblée à mi-chemin entre onirisme et réalisme : traces violentes laissées par la guerre, et lieu fantasmatique, traditionnel, du récit fantastique et gothique.

Plus qu'une simple localisation du récit diégétique : nous comprenons dès le troisième plan que ces ruines en sont l'emblème. Bien qu'a priori ce plan ne semble donner à voir qu'un détail de l'ensemble aperçu au début, qu'une partie de ce tout morcelé, il s'agit plutôt de la marque d'une rupture, saute brusque d'un plan à l'autre, à tel point qu'il semble soit manquer des photogrammes, soit qu'il faille en déduire, à cause de ce vide intermédiaire, que nous voyons en réalité deux photographies de lieux distincts. La seule manière de montrer les ruines de la guerre est de les présenter dans leur incomplétude et leur fragmentation essentielle, pour préserver la violence de la destruction : ôter tout raccord, au point que la fragmentation ne nous apparaisse plus seulement spatialement mais aussi intellectuellement : il y a un vide, dont on ne sait s'il est de l'ordre de l'ellipse (une omission) ou de la béance (vide essentiel, manque qu'on ne peut combler). Nous présenter des ruines comme telles, dans leur moindre détail, de sorte que l'aspect topographique du lieu ne nous échappât pas, que nous le saisissions véritablement, c'est le parti pris que refuse le film : il faut au contraire imposer à l'esprit du spectateur la lacune. Nous ne savons plus si nous sommes encore dans le même lieu, ou si nous y sommes, comment s'insère cette partie dans le tout, comment cet ensemble se présente géographiquement.

À cause de l'hétérogénéité des plans, la logique de la description se trouve éludée. Les ruines ne sont plus une poétique du temps qui passe, mais une figure conceptuelle, celle d'un montage brutal, heurté. On ne trouve pas de raccord spatial entre les trois premiers plans, et leur rapport temporel est lui aussi frappé d'irréalité : une lumière vive et éblouissante, celle du soleil de midi, succède à l'ambiance crépusculaire du premier plan. Cette rupture spatio-temporelle va de pair avec une rupture dans la loi de causalité : le premier plan n'engendre pas les suivants. Le seul raccord, au début du film, est musical : les plans ne s'enchaînent que grâce au son externe, et cette forme de raccord fait sens avec l'économie diégétique : les yeux font l'objet d'une ablation à la toute fin, le lien ne peut être visuel.

À ce découpage très net entre les plans fixes du début répond le découpage interne à chaque plan : les ruines créent des lignes très contrastées, aussi bien géométriquement que chromatiquement, par un noir et blanc tranché, violent, qui rappelle l'expressionnisme. Les plans trouvent alors une valeur picturale et photographique propre à chacun : esthétiquement, ils valent indépendamment les uns des autres, et non dans la suite qu'ils constituent. Par ce refus du défilement continu, c'est comme s'il y avait une dénégation de l'essence cinématographique du film. De fait, il n'y a aucun mouvement dans ces premiers plans, seulement une suite de tableaux indépendants et juxtaposés. Cette discontinuité a pour effet de dissoudre tous nos repères spatio-temporels habituels. La fiction classique requiert la définition précise d'un lieu et d'un temps pour que le spectateur puisse se repérer et comprendre ce qu'il va voir. Ici, la compréhension du lieu nous échappe, nous sommes incapables de l'appréhender : les ruines ne font pas office de repères géographiques mais perturbent le sens de l'orientation. Par un travail négatif sur les formes habituelles de début de récit, par le caractère abrupt de la description, le film s'ancre dans un espace-temps propre au souvenir ou au rêve (au cauchemar ?), à la réminiscence ou à l'onirisme. Le lieu introuvable du film sera dans la multiplicité des exégèses.

Le découpage interne au plan s'accompagne d'un travail sur le cadre ou plutôt sur le décadrage. Dès le second plan, l'écran et le cadre ne coïncident plus, ce qui donne à l'image ce caractère heurté et violent. On peut y voir une simple restitution de la perception de l'homme allongé au milieu des décombres, donc une subjectivisation du décadrage. Mais ce choix dépasse le simple fait diégétique : la guerre est passée par-là, et une représentation traditionnelle de ces lieux détruits serait erronée, voire immorale. Les lieux nous sont présentés comme distordus, non en raison du point de vue d'une personne qui s'y trouverait mais de manière essentielle par le changement radical de perception qu'implique la guerre. Je pense à Guernica et à ses visages convulsés, qu'on voit de profil et de face en même temps.

Nous sommes confrontés à des anamorphoses, déformations visuelles par le point de vue à partir duquel on se situe. Elles pourraient être le résultat d'une erreur des sens, ou bien du caractère irréductible et individuel de mon point de vue : « je vois ce que je vois d'après où je le vois » ce qui implique l'idée de relativité : personne ne peut se mettre à ma place, par conséquent personne ne peut voir les choses à ma façon, idée centrale du leibnizianisme, qui pourrait sembler aporétique. Mais la solution réside dans l'harmonie divine, qui orchestre tous ces différents points de vue sur le monde -tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes (possibles). Rien de tel ici, les anamorphoses ne peuvent être récupérées et compensées dans une harmonie plus générale où le mal n'existerait pas -car les ruines sont la preuve tangible du contraire. Elles sont irrécupérables, inadditionnables : on ne peut assigner de manière systématique au décadrage d'un plan la vision d'un personnage ; et si ces déformations de point de vue ne se justifient pas diégétiquement, c'est qu'elles sont de nature ontologique. Cette inassignabilité du point de vue est encore une autre manière de mettre en œuvre plastiquement la fragmentation : ainsi, à la fragmentation des lieux, des plans, s'ajoute maintenant la fragmentation de la perception visuelle.

De cette fragmentation naît une forme de conflit bien particulière. Le conflit n'est pas engendré par le choc de deux photogrammes, d'où une signification nouvelle pourrait surgir, laquelle serait absente des deux mais en serait le produit : « Le fait est que la copulation -nous ferions peut-être mieux de dire la combinaison- de deux hiéroglyphes des séries les plus simples, doit être considérée non comme leur somme, mais comme leur produit, c'est-à-dire comme une unité d'un autre ordre. Si chacun séparément correspond à un objet, à un fait, leur combinaison correspond à un concept. » (dans Le principe du cinéma et la culture japonaise (avec une digression sur le montage et sur le plan)). Et si nous ne trouvons pas dans Trinidad cette forme de conflit à trois composantes (thèse, antithèse, synthèse), c'est que nous ne sommes pas dans un univers dialectique, ni même simplement dynamique : « La base de cette philosophie est l'interprétation dynamique des choses : l'être considéré en tant que formation permanente engendrée par les réactions de deux contradictoires. La synthèse qui s'élabore dans la contradiction de la thèse et de l'antithèse. » (Idem). Le conflit entre les plans n'induit pas un concept extérieur à ces plans. Il se situe en dehors d'une véritable logique rationnelle (le réel = le rationnel = le dialectique). Certes, il est bien évidemment une métaphore de la guerre (guerre civile, mondiale, « guerre des sexes ») mais la guerre est justement ce qu'on ne peut dépasser par une signification, ce qu'on ne peut englober dans un mouvement, par essence impossible à subsumer. Et c'est à travers son omniprésence, et l'irrationalité qui est dans son sillage, que Juan retrouve ce qui fait l'essence du cinéma selon Epstein : « Le cinématographe est ainsi une école d'irrationalisme, de romantisme. (…) Le rationalisme cartésien nous a enfin conduits au-delà de lui-même, et c'est un scandale qui ne toucherait peut-être jamais l'esprit du grand public sans la propagande discrète, mais pénétrante et infiniment étendue, de cet instrument de représentation non cartésienne qu'est essentiellement le cinéma. » (dans La Porte ouverte, n°3, 1946). La guerre et ses ruines-témoins nous entraînent en dehors des sentiers battus de l'esprit humain.

Les différentes sources de conflit aporétique sont : le conflit au niveau diégétique (la guerre dont ce film se veut un monument, au même titre que les ruines) ; le conflit interne au plan, qui est lui-même double (conflit dans la composition du plan et conflit entre l'objet filmé et le cadrage dont nous venons de traiter) ; le conflit entre les plans. Nous pouvons analyser les conflits de composition à l'aune du classement eisensteinien de la plastique du plan, dans Le film, sa forme/son sens, « La dramaturgie du film - Approche dialectique de la forme cinématographique ». L'opposition la plus évidemment signifiante consiste dans le noir et blanc qui confère au film son efficacité dramatique : binarité élémentaire, qui trouve une résonance dans celle de l'homme et de la femme, mais aussi au sein de l'élément féminin entre ces deux nonnes, celle qui voit et celle qui ne voit pas, celle qui n'est qu'œil et celle qui est bouche. Cette opposition lumineuse se redouble de l'opposition entre les lignes de composition de l'image : arabesques architecturales noires s'entrechoquent sur fond de ciel blanc.

Le conflit jaillit du plan par la composition en profondeur de champ, mais une profondeur de champ empêchée, obstruée et nous retrouvons ce qu'Eisenstein dit de Piranèse dans La non-indifférente nature : « Partout, le mouvement amorcé d'une perspective en profondeur se voit interrompu par un pont, un pilier, un arc, un passage. Chaque fois, au-delà du pilier ou du demi-cercle de l'arc, le mouvement de la perspective est à nouveau repris. (…) Et la série des plans en profondeurs, retranchés les uns des autres par des piliers et des arcs, se bâtit en tronçons indépendants d'espaces autonomes, s'enchaînant non pas selon une même continuité de perspective, mais comme en chocs successifs d'espaces d'une intensité qualitative de profondeur différente (… )». Notre regard est, à l'instar du soldat blessé, condamné à ne pouvoir s'échapper de Belchite : pas de point de fuite, horizon bouché, libre mais comme emprisonné par ces ruines. J'imagine que c'est ça, la guerre : « Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle… »

Mais toutes les figures du conflit sont ici statiques et aporétiques : elles ne trouvent pas de dépassement dans une synthèse qui permettrait de surmonter cette opposition première. Ici, il n'est plus possible de croire en une dynamique du sens. Le sens est donc déficient, lacunaire, à la semblance du raccord de bon nombre de plans de Trinidad, raccord ne raccordant justement pas. C'est pourquoi les plans s'entrechoquent : il manque le raccord. La séparation entre chaque photogramme est délibérément accentuée, comme pour renier l'essence cinétique du cinéma.

Au deuxième plan, nous discernons, de l'intérieur, une forme humaine, allongée, faisant corps avec les ruines, probablement le soldat blessé comme nous le supposerons avec la suite du film. Elle semble vouloir s'extraire de leurs entrailles, comme si elle en faisait partie mais désirait s'en extraire, attirée par la lumière extérieure. De même, la première des nonnes surgit de derrière une colonne, comme de l'intérieur des ruines, dans un plan qui rappelle les north-lights à la Sternberg, elle aussi cherchant la lumière, dans une attitude chlorophyllienne, la humant presque, s'il était possible de sentir olfactivement le soleil. Et comme elle jouit du soleil sur son visage, nous jouissons de la luminosité qui le baigne.

La nonne qui voit arrive dans le cadre comme une apparition : à l'instar du soldat blessé, nous ne savons pas d'où elle vient. Tous ces personnages semblent véritablement hanter les ruines plus que les habiter. Leur présence est frappée d'irréalité pour deux raisons, éminemment visuelles : parce qu'on ne sait jamais où ils vont apparaître -ils contribuent à nous perdre au sein des ruines-, et à cause de la lumière aveuglante, implacable, car nous ne pouvons percevoir que dans une certaine moyenne, selon la conception aristotélicienne de la perception, De l'âme, III : « (…)Les sensibles d'une excessive intensité détruisent les organes sensoriels. Si en effet le mouvement est trop fort pour l'organe, la forme -qui constitue le sens- est brisée tout comme l'harmonie et le ton des cordes heurtées trop violemment. » La ruine ne désigne plus seulement l'édifice de pierres délabré : avant que les personnages le soient, c'est d'abord la perception qui est mutilée. La déchéance du corps humain commence par la défaillance des organes sensoriels.

Cette perception trop violente pour être distincte correspond à ce que Bataille dit du ciel espagnol : « Il faut tenir compte aussi du ciel torride particulier à l'Espagne, qui n'est pas du tout coloré et dur comme on l'imagine : il n'est que parfaitement solaire avec une luminosité éclatante mais molle, chaude et trouble, parfois même irréelle à force de suggérer la liberté des sens par l'intensité de la lumière liée à celle de la chaleur. » Les personnages de Trinidad (même si ce terme ne convient pas, car ils ne semblent pas posséder une intériorité, on dirait plutôt des figurines) ont quelque chose du lézard qui sort des pierres pour se chauffer au soleil et, d'autant plus animalisés qu'ils ne sont pas doués de parole. La guerre les a frappés d'aphasie. J'émets l'hypothèse qu'ils ont regardé le soleil de midi, celui qui rend fou : « Par contre, si en dépit de tout, on le fixe assez obstinément, cela suppose une certaine folie et la notion change de sens parce que, dans la lumière, ce n'est plus la production qui apparaît, mais le déchet, c'est-à-dire la combustion, assez bien exprimée, psychologiquement, par l'horreur qui se dégage d'une lampe à arc en incandescence. Pratiquement le soleil fixé s'identifie à l'éjaculation mentale, à l'écume aux lèvres et à la crise d'épilepsie. (…) Mythologiquement, le soleil regardé s'identifie avec un homme qui égorge un taureau (Mithra), avec un vautour qui mange le foie (Prométhée) ; celui qui regarde avec le taureau égorgé ou avec le foie mangé. » (« Soleil pourri » in Articles de G. Bataille, Œuvres complètes tome I). Or le soleil n'est rien d'autre que l'œil…

Et il me semble qu'il y a une sorte de lien autour de cet érotisme de l'œil arraché de l'orbite, entre Un chien Andalou, Bataille et Trinidad. Bataille avait déjà fait lui-même le rapprochement dans un article intitulé, justement, Œil, où il note : « Si Bunuel lui-même après la prise de vue de l'œil tranché est resté huit jours malades ( il dut d'autre part tourner la scène des cadavres d'ânes dans une atmosphère pestilentielle), comment ne pas voir à quel point l'horreur devient fascinante et aussi qu'elle est seule assez brutale pour briser ce qui étouffe ».C'est au cours de cet article que Bataille souligne ce qui rapproche son premier écrit, Histoire de l'œil, du film surréaliste : « Qu'un rasoir tranche à vif l'œil éblouissant d'une femme jeune et charmante, c'est ce qu'aurait admiré jusqu'à la déraison un jeune homme qu'un petit chat couché regardait, et qui tenant, par hasard, une cuiller à café, eut tout à coup envie de prendre un œil dans la cuiller. », faisant allusion ainsi à la scène originelle de Histoire de l'œil (Ch. 1: « L'Oeil de chat »). Et il y a plus d'un point commun entre Trinidad et Histoire de l'œil. Dans l'un comme dans l'autre, nous sommes en présence d'une trinité de personnages : un homme, deux femmes, dont l'une voit, et l'autre ne voit pas, ou ne verra plus : « À d'autres l'univers paraît honnête parce que les honnêtes gens ont les yeux châtrés. C'est pourquoi ils craignent l'obscénité. » écrit Bataille, dans ce récit (Ch. « Les yeux ouverts de la morte »).

Le film de Bunuel et Dali s'ouvre sur une excision de l'œil, alors que celui de Juan se termine par cette même excision; tout comme le premier « roman » de Bataille est parcouru du souvenir de l'œil de la morte et ne trouve la solution de cette énigme obsédante qu'à Madrid, lorsqu'il assiste à une corrida où combat le matador Granero, le 7 mai 1922. Le matador se fait renverser par le taureau et la corne de l'animal lui crève l'œil. L'œil, c'est bien sûr tous les orifices de la femme, tout ce par où elle est ouverte, la pénétration comme une mutilation, car la guerre est là, béance violente. Juan semble rejoindre Apollinaire et son univers poétique: «Tendres yeux éclatés de l'amante infidèle / Obus mystérieux » (Poèmes à Lou, XXXIV) et «O phare-fleur mes souvenirs/Les cheveux noirs de Madeleine/Les atroces lueurs des tirs/Ajoutent leur clarté soudaine/A tes beaux yeux O Madeleine ») (Calligrammes, Obus couleur du lune, «Simultanéités»). Le poème « En allant chercher des obus », dans les Poèmes à Lou, où Apollinaire énumère et érotise les neufs portes du corps de l'aimée, me semble particulièrement proche de l'atomisation du corps féminin à l'œuvre dans Trinidad, où plusieurs de ces éléments connaissent presque une vie autonome : les yeux, qu'ils soient grand ouverts et vivants, ou arrachés, et la bouche. Le titre du film, qui implique un troisième élément, nous met à contribution pour deviner celui qui manque et qui résume la béance des autres. La femme est l'être du manque, comme le dit Lacan, et peut-être à cause de cela, chaque partie de son corps est un fétiche. Ainsi, alors que de la première nonne, nous ne voyons que les yeux, la seconde est-elle aveugle, et nous n'en voyons que la bouche. Le film poursuit donc un processus de réduction, d'ablation, et en même temps d'intensité charnelle accrue.

Dispositif d'exploration parallèle des pierres et des corps : les plans d'êtres-humains alternent avec ceux des ruines, et avec ceux où hommes et pierres se confondent. Le site de la guerre civile impose son architecture et son anatomie. Mais l'érotisme reste l'apanage des corps humains - désirs dérangeants car nous sommes troublés par ces corps mutilés. Au début du film, dans le gros plan donnant soudainement à voir la sueur qui perle sur le visage du soldat blessé, l'effet obtenu est une décontextualisation de ce visage, un isolement de la douleur lisible sur celui-ci, en omettant de montrer la cause physiologique, la blessure, au profit de ses conséquences. À ce portrait du soldat répondront ceux de la nonne qui voit, empreints d'une sérénité pourtant inquiétante. L'insistance sur ces visages pourrait faire penser, par l'arrêt sur images, à un retour à la photographie. Ce ne serait ainsi pour le réalisateur qu'une façon de plus d'explorer les rapports entre cinéma et photographie, ce que nous avions remarqué à propos de la lacune entre les plans, cette succession de plans fixes sans raccord. Mais, bien plus que des arrêts sur images, ce sont des événements visuels, dont on guette le moindre tressaillement de vie. Ils concentrent le paradoxe de Trinidad : habitant des pierres, ils restent néanmoins sujets désirants, vivants. Dans la ville détruite, les corps mutilés s'attirent toujours.


Delphine Agut
Paris - 2002