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Ces images photographiques animées trouvent leur référent dans le réel auquel la scène filmée renvoie, ce qui procure une rassurante impression de déjà-vu par la nature familière de l'objet. Mais cette vision du double qui en fait n'en est pas un, occasionne un sentiment d'étrangeté par cette alliance du connu et de l'inconnu. Alors que le spectateur croyait se trouver devant le réel, il se trouvait plutôt devant l'image du réel, témoin de ce qui a été. Ici un commentaire que l'on pouvait lire le 30 décembre 1895 dans le journal Le Radical et qui témoigne de cette confusion entre le perçu et le vu : «Quelle que soit la scène ainsi prise et si grand soit le nombre de personnages ainsi surpris dans les actes de leur vie, vous les revoyez, en grandeur naturelle, avec les couleurs [sic], la perspective, les ciels lointains, les maisons, les rues, avec toutes les illusions de la vie.» [1] Et pourtant, l'image cinématographique diffère grandement de l'image du réel reçue par l'il : la bidimentionnalité, la taille de l'objet, la gamme de gris, l'image saisie dans un espace abstrait, le cadre qui limite la vue, etc. Mais l'objet représenté était perçu comme réel et présent par le caractère ontologique de l'image (Bazin). À son essence propre, non manipulée, reflet objectif de la réalité, l'image photographique - donc cinématographique - a comme nature d'être un document, un «certificat de présence» [2]. Bien entendu, le choix de la distance, du cadrage et des sujets relève de la subjectivité, mais l'image par son processus de création chimique et mécanique est intrinsèquement objective. Ce serait l'analogie perceptive d'avec le réel qui crée cette «impression de réalité». L'acte de spectature de ces premières vues relevait en quelque sorte de l'expérience du Sublime dont parle Kant : le rapport à l'image cinématographique ramena le spectateur à un contact avec la nature comme révélation de la vérité. Un sentiment d'être devant quelque chose qui est au-delà de toute expression dans une confusion du réel et de l'imaginaire. Tout comme le spectateur de prestidigitations, conscient qu'il y a un truc, mais fasciné par la magie. Les premières vues Lumière suscitèrent un émerveillement devant le banal, le quotidien, le familier. Cette fascination devant un phénomène pourtant scientifiquement explicable ramena le spectateur à la contemplation originelle devant son propre reflet sur ce miroir écranique. L'image exerçait un envoûtement sur le spectateur attisant cette curiosité de voir - la pulsion scopique - par cette incursion dans la vie de tous les jours. Le dispositif jouait donc sur une double attraction : la fascination pour cette nouveauté qui produit une illusion du réel, nourrie par le voyeurisme propre à tout individu et qui incite le spectateur au regard. Edgar Morin dans son livre Le cinéma ou l'homme imaginaire, s'est arrêté sur la question de la nature poétique de l'image photographique : la photogénie. Bien que l'on attribue la paternité du terme à Delluc, c'est Morin qui en cerne les enjeux dans cet essai anthropologique. «Une sortie d'usine, un train entrant en gare, choses déjà cent fois vues, usées et dévaluées, attirèrent les premières foules. C'est-à-dire que ce qui attira les premières foules, ce ne fut pas une sortie d'usine, un train entrant en gare (il aurait suffit d'aller à la gare ou à l'usine) mais une image du train, une image de sortie d'usine. Ce n'était pas pour le réel mais pour l'image du réel que l'on se pressait aux portes du Salon Indien. Lumière avait senti et exploité le charme de l'image cinématographique.» [3] Cette citation tirée de l'ouvrage de Morin démontre bien ce que Lumière avait su capter avec ses premières vues dites documentaires ou de plein air. Bien que Lumière envoya rapidement des opérateurs parcourir le globe à la recherche d'images inédites et toutes aussi spectaculaires et exotiques que nos superbes Chutes Niagara, il avait découvert la nature attractive des images cinématographiques. La Sortie des usines Lumière, considérée encore à ce jour comme la première bande cinématographique, n'offrait nul autre à voir que la réalité quotidienne des ouvriers. «Lumière au contraire d'Edison dont les premiers films montraient des scènes de music-hall ou des combats de boxe, eut l'intuition géniale de filmer et projeter en spectacle ce qui n'est pas spectacle : la vie prosaïque, les passants vaquant à leurs affaires.» [4] Ces quelques instants pris sur le vif - un couple nourrissant bébé, un train entrant en gare - appartenaient à l'attraction tout simplement par cette étrange fascination pour l'image du réel, ce qui rehaussait l'image cinématographique d'une essence poétique. Tout comme l'affection particulière associée aux documents de famille, les photographies animées éveillaient un sentiment de complaisance chez le spectateur confronté à l'image du quotidien, comme si elles agissaient en tant que souvenir d'un moment auquel il avait assisté, réactualisé par l'image. Le cinématographe immortalisait un moment et le faisait revivre sur quelques pieds de pellicule. Il permettait ainsi un regard autre devant ces images révélatrices d'une beauté que seul un écran permettait de faire découvrir par le charme que créait l'image du réel. N'est-ce pas cette pureté de l'image que le ciné-il de Vertov ou encore l'objectivité documentariste du cinéma direct tentèrent de retrouver ? Capter «cette qualité qui est, non dans la vie mais dans l'image de la vie, » [5] C'est dans la salle obscure que peuvent naître ces images du cinématographe. Devant le regard dérobé du spectateur, un dispositif permet de révéler un microcosme du quotidien. Contrairement au théâtre, le spectateur peut regarder sans être vu, il peut s'infiltrer dans différentes situations à une certaine distance du sujet. Ce jeu du regardant et du regardé répond à la pulsion scopique de tout spectateur. L'incursion dans le quotidien par la lorgnette cinématographique redouble cet acte de voyeurisme auquel les premiers sujets des vues Lumière répondaient tout à fait. Le principal privilège du spectateur, être-témoin, est de regarder cet ouvrier sortant de l'usine et ignorant qu'il sera vu. Premier sujet filmique, l'ouvrier viendra à son tour combler les salles et se regarder sortir de l'usine. Les rôles se renversent, l'être-vu devient lui aussi l'être-voyeur. Tandis que la famille Lumière exhibe avec impudeur son quotidien au public, le spectateur assouvit son désir de voir. Cet autre qu'il regarde sur le support écranique, c'est en fait son propre reflet. Le vraisemblable de la scène «documentaire» lui permet de vivre le moment comme s'il était présent sans mettre en doute l'objectivité des images. Il s'identifie à du vu, à une image qui semble faire partie de son univers quotidien. Il s'agit donc de la puissance de l'image dont parle Ishagpour, cette dimension affective et magique qui relie le spectateur aux images auxquelles il s'identifie comme à son propre reflet. Complice de cet imaginaire fantasmatique «le Cinématographe s'exhibait [en tant que nouveauté], se montrait tout autant qu'il exhibait et montrait» [6].
Les quelques secondes que durait la bobine ne donnaient d'autre choix
que de privilégier l'uniponctualité. Par un minimum de narration
dans l'unicité de l'action (bébé prenant son goûter
par exemple), les vues Lumière avaient su exploiter cette «esthétique
de l'attraction ou de la photographie animée» dont parle
Gaudreault. Bien que ces plans-tableaux ne montraient pas des moments
forts tels que des combats de coqs, la nouveauté des images en
mouvement était en elle-même le clou du spectacle. L'Arrivée
du train en gare marqua l'histoire du cinéma par cette double
attraction qu'elle suscita : l'image en mouvement et le mouvement dans
l'image. Lumière avait su privilégier cet instant où
le train entre en gare pour surprendre le spectateur. Déjà,
quelques mois après la première projection publique, Lumière
renouvelait le contenu de ses films pour mieux déstabiliser le
spectateur.
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