Dans les années cinquante, les cinéastes et critiques de la Nouvelle Vague définissent la notion d'auteur au cinéma. Le cinéma, bien qu'encore jeune, est maintenant reconnu comme un art au même titre que la littérature et les Beaux-Arts; il a une tradition et une histoire qui le définissent et lui accordent une certaine noblesse. Dès lors, le réalisateur peut maintenant être reconnu comme auteur, alors que par le passé il n'était qu'un des nombreux techniciens oeuvrant dans le processus de création. Cependant, n'est pas auteur qui veut. L'auteur est un démiurge, il a tous les droits et toutes les libertés créatrices sur son oeuvre, à l'intérieur de laquelle il s'implique à tous les niveaux de la création. Il est aussi un monstre sacré, ayant créé un mouvement à lui seul, comme ce fut par exemple le cas d'Orson Welles et d'Alfred Hitchcock. Quand l'on considère l'oeuvre de Jean Cocteau - écrivain, dramaturge, peintre, dessinateur, sculpteur, cinéaste, mais, au-delà de tout, poète - la notion d'auteur se poursuit dans ce sens tout en adoptant une tangente réflexive. Elle ne désigne plus seulement l'autorité créatrice absolue, mais aussi le parcours même de l'artiste dans les différentes sphères de l'expression. En filmant sa trilogie orphique - Le sang d'un poète, Orphée et Le testament d'Orphée [1] - Cocteau fait de la poésie expérimentale et s'interroge sur la position de l'auteur-poète, que ce soit vis-à-vis de son oeuvre, de sa vie ou du processus même de création. Avec La belle et la bête, il fait certes un film narratif, de surcroît adapté d'une oeuvre qui n'est pas la sienne, mais toujours investi d'une vision qui lui est propre. À l'image de ses oeuvres littéraires et visuelles, les films de Cocteau sont inclassables. S'il est possible d'y lire l'influence de certains courants, notamment le surréalisme, l'expressionnisme allemand et le cinéma expérimental de transe de Maya Deren, son oeuvre demeure singulière, à l'image du regard qu'il posait sur la vie.

Le cinématographe, ou la dixième muse

En 1951, avant que soit écrite La politique des auteurs, Cocteau confie à André Faigneau : « Pour que l'art cinématographique devienne digne d'un écrivain, il importe que cet écrivain devienne digne de cet art, je veux dire ne laisse par interpréter une oeuvre écrite de la main gauche, mais s'acharne des deux mains sur cette oeuvre et construise un objet dont le style devienne équivalent à son style de plume. » [2] Déjà il exprime l'idée que les critiques de la Nouvelle Vague approfondiront quelques années plus tard, idée qui fait la différence entre un auteur véritable comme Cocteau, bien qu'il soit écrivain, et les auteurs-scénaristes appartenant à La tradition de la qualité du cinéma français dont parle François Truffaut dans son célèbre article intitulé Une certaine tendance du cinéma français. « Films de scénaristes, écrivais-je plus haut (...). Lorsqu'ils remettent le scénario, le film est fait; le metteur en scène, à leurs yeux, est le monsoeur qui met des cadrages là-dessus. » [3] Chez Cocteau, texte et image forment un tout poétique et singulier, mais ils existent de façon toute-puissante indépendamment l'un de l'autre, puisant leur sens ultime dans cette inconciliable adéquation.

Dans les films-poèmes de sa trilogie orphique, le support cinématographique n'est jamais mis au service du texte. L'image s'affirme dans toute sa puissance incandescente, elle est elle aussi un véhicule de la poésie, véhicule dont le langage n'est certes pas le même, mais qui permet l'expression au même titre que l'écriture. Comme nous le verrons dans l'analyse qui suit, le cinéma de Cocteau demeure un cinéma qui privilégie l'expression et l'expérimentation poétiques sous toutes leurs formes. Notons qu'à cette époque les techniques cinématographiques n'étaient pas développées comme elles le sont aujourd'hui, et que tout film, par conséquent, était par nature expérimental. Cocteau, tout comme les Lumière, Méliès, Griffith, Eisenstein et Vertov, expérimentait et explorait les possibilités d'un nouveau médium. Cependant, au-delà de l'exploration technique qu'ils impliquent, certains de ses films, notamment Le sang d'un poète et Le testament d'Orphée, correspondent à la définition du film expérimental telle qu'élaborée au fil de son déploiement durant les cinquante dernières années: primauté de la forme sur le contenu, discontinuité narrative, abstraction, production artisanale et implication du spectateur dans la production de sens. À cet égard, l'auteur a toujours préféré nommer son cinéma le cinématographe ou la dixième muse.

Le sang d'un poète et la puissance poétique de l'image

Le sang d'un poète, réalisé en 1930, est une commande du vicomte de Noailles - comme l'est également L'âge d'or, de Luis Bunuel. Cocteau ne connaît alors rien de l'art cinématographique: « Je l'inventais pour mon propre compte et l'employais comme un dessinateur qui tremperait son doigt pour la première fois dans l'encre de Chine et tacherait une feuille avec. » [4] Alors que le mandat de départ est de faire un dessin animé, ce qui s'avère rapidement impossible considérant l'absence de main-d'oeuvre et de techniciens en France pour réaliser un tel projet, Cocteau propose à Noailles de « faire un film aussi libre qu'un dessin animé, en choisissant des visages et des lieux qui correspondissent à la liberté où se trouve un dessinateur inventant un monde qui lui est propre. » [5] Cette liberté lui permet alors de se lancer dans la réalisation d'un film qui s'inscrit encore aujourd'hui comme l'un des films phare de la tradition du cinéma expérimental. Cette première inscription de Cocteau contribuera à faire de lui un auteur à proprement parler.

Le film n'est pas organisé selon une structure narrative, et ce, malgré sa subdivision en quatre épisodes: La main blessée ou les cicatrices du poète, Les murs ont-ils des oreilles?, La bataille de boules de neige et, pour terminer, La profanation de l'hostie. Le film de Cocteau semble plutôt adopter une esthétique du rêve où une continuité formelle, assumée par la fluidité des transitions entre les différentes situations, s'oppose à l'éclatement du récit. Il est à la fois peinture, sculpture et théâtre, tous réunis pour former un discours poétique. Les décors se composent eux-même d'oeuvres visuelles de Cocteau. Pensons seulement à la scène, à l'hôtel des Folies-Dramatiques, où le poète observe par le trou de la serrure « les rendez-vous désespérés d'Hermaphrodite ». Si la créature est à la fois homme, sirène et statue, elle est également dessin, sculpture et théâtre. Ainsi, les statues-sculptures peuplent le film, des masques peints pivotent sur eux-mêmes dans les plans en insert, les chambres de l'hôtel des Folies-Dramatiques sont de véritables « oeuvres d'installation ». Le cadrage de la caméra devient cadre et la pellicule est le canevas sur lequel s'inscrit le geste du poète. Ce n'est sans doute pas un hasard si, dans le générique du film, Cocteau dédie son film à des peintres. Il prouve dans son film que tout artiste est un poète.

Dans son livre intitulé Jean Cocteau and his films of Orphic identity, Arthur B.Evans consacre tout un chapitre à définir l'opposition entre le film narratif et le film poétique. Alors que le développement du film narratif se fait plutôt de façon horizontale, celui du film poétique est engagé dans un mouvement vertical: « ... a vertical development, such as occurs in poetry, is a part plunging down, or a construction which is based on the intent of the moment. » [6] Cette citation, qu'Evans impute à la cinéaste Maya Deren, décrit la trajectoire symbolique empruntée à la fois par le poète et le spectateur. En ce sens, la divison du film en épisodes constitue une fausse piste pour le spectateur qui cherche à s'accrocher au moindre lien de cause à effet. Dans cette absence causale, l'image apparaît dans toute sa puissance symbolique. Les situations s'enchaînent visuellement, le spectacle résulte de la fascination qu'exerce l'image. Dès le premier épisode, celle-ci est indélébile. Le poète (Enrique Rivero), tentant d'effacer de la main la bouche du portrait qu'il dessine, retrouve cette bouche dans la paume de sa main. La blessure est accidentelle, comme l'est la poésie elle-même, qui émerge du choc, de la rencontre fortuite des éléments. Le poète est envoûté par cette bouche qu'il ne quitte plus des yeux, qui est à la fois familière et étrangère, cette main masturbatoire avec laquelle il se caresse, qui est l'Altérité rencontrée en soi. Le spectateur est tout aussi fasciné par l'image de la bouche dans la paume, cette bouche qui demande de l'air, qui respire et fait des bulles dans l'eau, qui parle à l'oreille du poète devenu statue. Une telle scène n'est d'ailleurs pas sans rappeler celle d'Un chien Andalou [7], où un gros plan nous montre un nid de fourmis dans la paume de la main du protagoniste. Au-delà du texte, l'image parle, elle a un effet automatique sur l'affect du spectateur, qui ressent le film sans le comprendre comme il vit le rêve sans pour autant être en mesure de l'expliquer: « (...) la fascination est pour l'image en tant que telle, et non pas pour ce dont elle est l'image. Elle est fascinante parce qu'elle est ailleurs, immatérielle, lumineuse, brillante, inatteignable. » [8] Ainsi, que reste-t-il du film, après le visionnement? Un récit? Non. Des flashes, les réminiscences d'un parcours fragmenté; les ombres chinoises de la chambre dix-neuf (le plafond céleste), le gag tragique [9] des rendez-vous solitaires de l'hermaphrodite - rendez-vous avec lui-même de l'être aux deux sexes? -, le poète qui plonge dans le miroir, l'enfant mort aux pieds du couple élégant de joueurs de cartes, la statue sans bras, la démarche mi-marche mi-nage du poète dans l'hôtel des Folies-Dramatiques. Le cheminement spectatoriel devient lui-même une métaphore de la création poétique. Pour le poète, immortel, elle s'achève par la mort symbolique, nécessaire à la réalisation d'une autre oeuvre.

Si Le sang d'un poète est avant tout une oeuvre visuelle, il ne faut toutefois pas passer outre l'importance de sa bande-son et du rôle qu'elle joue dans l'instigation d'un climat onirique-poétique. Elle est presque entièrement extra-diégétique, se limitant à la musique de Georges Auric composée spécialement pour le film et au commentaire en voix off prononcé par Cocteau. Ce dernier a volontairement désynchronisé la musique composée par Georges Auric pour son film, ce qu'il explique de la façon suivante lors de ses entretiens avec André Faigneau: « Rien ne me semble plus vulgaire que le synchronisme musical dans les films. C'est encore du pléonasme. Une sorte de glu où tout se colle et où le jeu ne saurait se produire. Le seul synchronisme qui me plaise est le synchronisme accidentel dont d'innombrables expériences m'ont prouvé l'efficace. » [10] L'idée de synchronisme accidentel n'est pas sans aller de pair avec le choc des images dont il est question plus tôt dans ce texte. Elle provoque l'émergence de sens inédits à l'image et au film en tant que poème. Ainsi, la musique de fanfare, enfantine et légère, qui ouvre le film, semble suggérer que le processus de création s'amorce de façon aléatoire et insouciante, que les accidents qui surviennent ne sauraient se produire sans l'étourderie du poète. Quant au texte de la narration, auquel l'on reproche son ton aride, Cocteau en dit ceci: « C'est pour éviter le pléonasme. Ne pas superposer un texte poétique à une image que je blâme déjà de l'être dans la mesure où ce qu'on voit se voit et où il y a, dans ce film, réalisme de l'irréel, c'est-à-dire une preuve visible que cet irréel existe en soi, en tant qu'objet et que je le montre.» [11] Plus tard, l'épisode de La bataille de boules de neige illustre de manière exemplaire la puissance évocatrice de la bande-son à la fois texte et image. Bien vite, la bataille entre les enfants n'est plus un jeu, mais bien une guerre. La statue du poète est presque détruite, un enfant est blessé. Une marche macabre jouée au basson, à la fois grave et mélancolique se fait entendre et Cocteau prononce ces mots en voix off : « L'élève Dargelos était le coq de sa classe. » Alors que la marche macabre exacerbe l'aspect dramatique du spectacle de la violence enfantine, le commentaire de Cocteau décrit de façon très télégraphique ce que l'on peut voir dans l'image. Ce commentaire sans équivoque sous-tend une certaine fatalité dans le rêve, un mur déstabilisant sur lequel le spectateur bute, en proie à la désillusion.

Orphée, le poète, la Mort, le miroir

Le deuxième film de la trilogie orphique viendra près de vingt ans après la réalisation du premier. « Le sujet des deux films est le même: le poète doit mourir et renaître à plusieurs reprises, qui sont autant d'épreuves initiatiques. » [12] Dans Orphée, Cocteau transpose le Saint-Germain-des-Prés du début du siècle dans le contexte irréel du mythe d'Orphée, instiguant un climat de réalisme irréel, délire lyrique empreint de surréalisme, à cheval entre la réalité et le rêve. Orphée (Jean Marais) incarne un poète « dont la célébrité agace l'avant-garde» [13]. L'avant-garde, incarnée par les Bacchantes du mythe d'Orphée, s'est plutôt engouée de Cégeste (Édouard Dermit), un poète de dix-huit ans dont l'insolence et l'audace séduisent dès son arrivée dans le «monde». Dès lors, la princesse (Maria Casarès), qui, paradoxalement, incarne la Mort d'Orphée et en est amoureuse tout à la fois, le prend sous sa protection. Elle enlève Cégeste et lui ordonne de dicter ses textes à Orphée par l'intermédiaire de la radio dans sa voiture. Dès lors, Orphée, suspendu aux lèvres de Cégeste, est asservi à la Mort par la poésie. La princesse tue ensuite Eurydice (Marie Déa), la femme d'Orphée. Lorsqu'elle est jugée coupable par le Tribunal, elle entreprend de ramener la situation à ce qu'elle était avant qu'elle ne fasse irruption dans la vie d'Orphée, à la fois au détriment de son amour pour Orphée et à cause de celui-ci.

Dans Orphée, la création devient un paradoxe à travers l'antithèse vie-mort. En créant, le poète extirpe une partie de soi qui constitue son oeuvre. Lorsque celle-ci est complétée, en même temps qu'il se sépare de celle-ci, il expérimente la mort. Cocteau exprime l'extrémisme qui habite l'artiste, «cette profonde attraction du poète pour tout ce qui dépasse le monde.» [14] Cette attraction se confirme dans la fascination d'Orphée pour le personnage de la princesse, sa propre Mort. La longue scène où Orphée poursuit la princesse dans le village déserté illustre la quête utopique du poète. L'objet qu'il poursuit se situe au-delà de sa portée, comme la princesse qui apparaît et disparaît, fuyante, inatteignable. La vacuité des lieux souligne la solitude de la démarche créatrice de même que la dimension fantasmatique où elle prend racine. Orphée, pour finalement atteindre la mort, ira dans la zone, de l'autre côté du miroir. Cocteau définit le concept de la «zone» comme suit: « (Elle) n'a rien à voir avec aucun dogme. C'est une frange de la vie. Un no man's land entre la vie et la mort. On n'y est ni tout à fait mort, ni tout à fait vivant. » [15] La zone représente aussi le moi dissimulé et inaccessible dans la réalité. Si chaque poète a sa propre Mort, il a également sa propre zone, tumulte intérieur qu'il doit traverser pour accéder à une nouvelle existence.

Cocteau refuse en fait d'attribuer une seule nature aux éléments qu'il met en scène. C'est ainsi que le paradoxe transcende le contenu du film dans tout son ensemble. Pour répondre à cette notion de paradoxe, Cocteau dépeint en effet un monde où rien n'est ni noir ni blanc et où les personnages n'incarnent ni le bien ni le mal. Ainsi, les personnages de la Princesse et de Heurtebise (François Périer) sont tous deux des personnages contradictoires et insaisissables. Heurtebise est un «jeune homme au service de l'un des innombrables satellites de la mort (la princesse). Il est encore très peu mort. » [16] Aussi physiquement présent que la princesse, il est cependant plus transparent et plus humain qu'elle. Alors que la mort ne se dévoile aux vivants que pour s'emparer d'eux (Orphée et Cégeste), Heurtebise incarne le lien entre la vie et la mort comme une espèce de figure angélique. Ceci s'exprime lors de la scène où il réconforte Euridyce devant l'attitude inhabituelle d'Orphée. Cependant, il est tout de même le « servant de la mort », dont il représente par conséquent les intérêts, et, bien qu'il soit mort - s'étant « suicidé au gaz », comme il le confie à Eurydice -, il demeure confiné à la zone, prisonnier d'un état intermédiaire entre la vie et la mort. Sans doute la Princesse incarne-t-elle avec conviction la douleur d'un tel état que l'on pourrait comparer au Néant. D'abord, elle suscite l'antipathie du spectateur de par sa froideur et son autorité excessive, mais, au fil de l'histoire, le bien de ses intentions est peu à peu mis à nu. L'un des plans les plus saisissant du film est celui où elle apparaît le visage maquillé de blanc et enveloppée dans un voile alors que la voix du narrateur (toujours Cocteau) dit: « Chaque nuit, la mort d'Orphée revenait dans la chambre. » Bien qu'elle semble figée, elle glisse tranquillement, comme en suspens, vers la gauche du cadre. Les jeux d'ombre et de lumière créent un effet de clair-obscur et son visage blanc ressemble aux masques des tragédies grecques, trahissant le sort terrible auquel elle est vouée. La conversation qu'elle a plus tard avec Heurtebise confirme la cruauté de l'existence qui leur est réservée: ils sont condamnés à nier les émotions qui les animent et à vivre l'amour comme un interdit.

LA PRINCESSE . - Vous n'êtes pas libre d'aimer, ni dans un monde, ni dans l'autre.
HEURTEBISE . - Vous non plus. - La princesse, en colère, s'avance vers Heurtebise.
LA PRINCESSE . - Quoi?
HEURTEBISE . - On n'échappe pas à la règle. - Les deux personnages (profil à profil) s'affrontent.
LA PRINCESSE . - Je vous ordonne de vous taire!
HEURTEBISE . -Vous êtes amoureuse d'Orphée et vous ne savez pas comment vous y prendre…
LA PRINCESSE . - Taisez-vous! (Sa robe devient blanche.) - Elle sort du champ.
HEURTEBISE . - Je... (geste de colère). - Il disparaît sur place. La princesse se rue vers la table de Cégeste. Sa robe redevient noire. [17]

Jusqu'alors toujours vêtue de noir, symbole de la Mort, du deuil, mais également d'autorité, de sévérité et d'intransigeance, la Princesse apparaît, dans un éclair fugace, vêtue de blanc. Le contrôle qu'exerce la Princesse n'est pas un absolu, et cette scène, en révélant la dualité des sentiments qui la déchirent, trahit également l'autre visage de la Mort, la Mort vêtue de blanc, la Mort créatrice qui ramène le poète à la vie.

Bien que le symbole du miroir soit présent dans tous les films de Cocteau, c'est dans Orphée qu'il devient moteur du récit et qu'il exprime sa pleine valeur métaphorique. Le miroir permet d'y franchir l'infranchissable, il mène à la fois à la Mort et à l'inspiration poétique, comme il s'ouvre sur le Néant, sur la zone. Le miroir symbolise donc le passage d'un état à l'autre, ce qui s'applique particulièrement au poète, qui vit écartelé entre le monde réel et son univers lyrique. La fascination originelle pour le miroir n'est pas sans lien avec le cinéma et les pouvoirs qu'exerce l'image sur l'homme. La symbolique du miroir dans les mythes antiques, notamment celui de Narcisse, illustre cet envoûtement initial pour le miroir, reflet de l'homme, qui rappelle celui des spectateur lors de la projection des Vues des frères Lumière. La fascination est alors pour l'image et non pour la réalité dont elle est l'objet, comme l'explique Youssef Ishagpour dans Le cinéma.

Pour Cocteau, le film lui-même est un miroir, il a les mêmes qualités réflexives que le miroir. En réalisant Orphée, Cocteau, alors âgé de soixante ans, pose un regard sur sa propre carrière. Claude-Jean Philippe souligne le parallèle entre Orphée, « attablé seul au Café des Poètes(...), un peu trop célèbre, un peu trop aimé du public pour ne pas susciter de jalousies féroce » et Jean Cocteau, fréquentant le célèbre Café de Flore à Paris et se faisant huer par les surréalistes. Bien que Cocteau n'ait joué son propre rôle que dans Le testament d'Orphée, ses trois films orphiques sont très autobiographiques. Selon Arthur B.Evans, c'est en se projetant à l'intérieur de la situation mythique d'Orphée que Jean Cocteau se définit lui-même en tant qu'artiste. [18] En outre, le mythe d'Orphée est pour Cocteau l'incarnation d'une vision artistique difficile à représenter autrement. Les morts et les réincarnations multiples d'Orphée - science que Cocteau appelle la phoenixologie dans Le testament d'Orphée - expriment l'existence précaire des poètes, condamnés ou non par la critique, qui renaissent de leurs cendres à chaque nouvelle création et deviennent ultimement (n'est pas dans le dictio) immortels en laissant derrière eux une oeuvre qui leur survit. La poésie pure et éclatante d'Orphée parvient à ouvrir l'âme des hommes à la Beauté, ce à quoi Cocteau, animé d'une vision utopique de l'art poétique, aspire lui-même à atteindre. La lyre d'Orphée, qui ensorcelle par son chant merveilleux, devient le cinématographe où Cocteau exploite la qualité poétique de l'image de l'irréel pour envoûter le spectateur.

Nombre de citations à propos du miroir peuplent les films de Cocteau. L'une d'elles, qui revient dans Le sang d'un poète et dans Orphée, « les miroirs feraient bien de penser avant de réfléchir », trahit le caractère à la fois réflexif et ludique des films de Cocteau. Dans Le sang d'un poète, la statue, pour punir le poète de l'avoir réveillée, le met au défi de traverser le miroir. Elle lui dit : « tu as écrit qu'on entrait dans les glaces et tu n'y croyais pas! ». Le poète qui plonge dans le miroir, devenu substance aqueuse, atterrit dans les ténèbres d'un « no man's land », puis arrive à l'hôtel des Folies-Dramatiques. Le miroir est alors la matrice du récit, comme il l'est dans Orphée. Il est lui-même le premier élément perturbateur qui provoque la chute du poète. En plongeant dans le miroir, le poète pénètre en lui-même. Le parcours qui s'ensuit reproduit le cheminement initiatique du poète, une sorte de délire interne qui symbolise la création, intemporelle et éternelle, mais également souffrante. Au début du film Le testament d'Orphée, le poète est prisonnier de cette zone intemporelle depuis déjà quelques siècles et il arrive finalement à en sortir, à son grand soulagement, grâce à l'invention du professeur, un petit revolver dont les balles vous rendent à nouveau mortel. Cocteau associe l'acte de création poétique à la mort. Selon lui, le poète doit mourir pour créer, d'où, sans aucun doute, la citation sur laquelle se termine Le sang d'un poète : « Ennui mortel de l'immortalité. »

Le testament d'Orphée et les vies du poète

« Le privilège du cinématographe, c'est qu'il permet à un grand nombre de personnes de rêver ensemble le même rêve, et de montrer en outre, avec la rigueur du réalisme, les fantasmes de l'irréalité. Bref, c'est un admirable véhicule de poésie. Mon film n'est pas autre chose qu'une scéance de strip-tease consistant à ôter peu à peu mon corps et à montrer mon âme toute nue. » Cet extrait du générique du film Le testament d'Orphée résume à lui seul l'objet du film et les intentions de son auteur. Réalisé en 1959, il est le regard que l'artiste pose sur son oeuvre par-dessus l'épaule, son dernier soupir poétique. Cocteau, alors âgé de soixante-dix ans, incarne cette fois son propre rôle, celui d'un poète qui retrace l'histoire de sa vie créatrice et traverse plusieurs épreuves avant de finalement mourir pour accéder à l'immortalité. Son dernier film rejoint le premier dans une sorte de boucle perpétuelle. Alors que la structure d'Orphée est plutôt horizontale, constituée d'éléments s'enchaînant dans un rapport de cause à effet, Le testament d'Orphée reprend la structure verticale du film poétique telle qu'elle avait d'abord été exploitée dans Le sang d'un poète. Dans son parcours initiatique, Cocteau traverse différentes fenêtres ouvertes sur sa vie, rencontrant les personnages qu'il a créés, croisant les fantômes qui ont inspiré sa création, réfléchissant sur celle-ci et sur l'émergence de l'oeuvre du Néant.

Contrairement aux précédents films de la trilogie orphique, où la situation initiale est rompue par la perte de contrôle sur soi-même - dans Le sang d'un poète, le poète est piégé par la statue, et, dans Orphée, il est kidnappé par la Princesse - Le testament d'Orphée s'amorce par la libération du poète, égaré dans l'espace-temps, prisonnier de l'intemporel. Dès lors, Orphée/Cocteau a une démarche beaucoup plus autonome qu'auparavant, teintée par la sagesse du vécu. La rupture à proprement parler survient lorsque Cocteau quitte la grange, qui tient lieu de laboratoire au professeur, mais également de décor pour toutes les scènes se déroulant dans l'espace-temps. Ce passage de l'intérieur vers l'extérieur symbolise d'autant plus l'idée de libération et de retour à soi. Quand le poète s'éloigne, sa démarche est soudainement filmée au ralenti, suggérant le passage d'un état de veille à un état de légèreté euphorique. Le moment suspendu où il croise l'homme à la tête de cheval marque un retour à la substance mythologique d'où émerge son oeuvre et dont il ne sortira plus. Le film emprunte dès lors une structure fragmentée et un parcours propre à l'esthétique du rêve, où les éléments deviennent les images d'un poème visuel. Faire un résumé du film devient aussi difficile, voire même stérile, que ce l'était pour Le sang d'un poète. Selon Evans, Cocteau s'est lui-même refusé à donner un sens à son film, sans que l'on puisse savoir s'il en était réellement dépourvu ou si l'auteur préférait volontairement maintenir son oeuvre dans « l'invisibilité ». [19]

Le discours du film fait suite à celui du film Orphée, qui porte essentiellement sur la relation que le poète entretient avec la Mort. Dans son Testament, Cocteau explore plutôt les replis de l'immortalité par rapport à la création, qu'il représente de manière inversée comme l'émergence dans le monde d'oeuvres déjà existantes qui ne demandent qu'à être découvertes, extirpées du Néant. L'oeuvre que l'auteur crée lui est imposée; elle est gravée en lui dès sa naissance et il ne saurait s'y dérober. Ceci est représenté dans le film par une séquence où Cocteau, tentant de dessiner une fleur d'hibiscus, « découvre » plutôt son propre portrait. Cette fleur occupe une place et un rôle symbolique prédominants dans le déroulement du film. Elle est remise au poète par Cégeste, qui émerge des eaux lorsque Cocteau y lance sa photo déchirée. Par la science de la phoenixologie [20], maîtrisée par les poètes, Cégeste revient vers son créateur et devient son guide vers la Mort. La fleur d'hibiscus qu'il lui remet est le symbole de son existence, comme il le lui dira plus tard: « Cette fleur est faites de votre sang, elle épouse les syncopes de votre destin. » Ainsi, Cocteau, après avoir écrasé la fleur, enragé de n'avoir pu la dessiner, la ramène à la vie pétale par pétale sous l'insistance de Cégeste. La fleur, tout comme le poète, est immortelle. Par la suite, elle restera en sa possession jusqu'à la séquence finale, où il voudra en faire don à la minerve. Ce don, qui est en fait le don de sa vie, est la seule possibilité qu'il a de contourner la peine de vie à laquelle il est condamné par la commission d'enquête du tribunal et d'avoir accès à la mort. La seule et unique scène en couleur du film montre la fleur rose-rouge et le sang du poète côte-à-côte sur le sol de roc blanc immaculé. Nous sommes de retour à la case départ, la boucle est bouclée, comme le dit le poète lui-même sur un ton rassurant: « Faites semblant de pleurer mes amis, puisque les poètes ne font que semblant d'être morts. »

La structure du renversement est ainsi à la base de l'histoire, des idées véhiculées par le film et même de la forme du film. De nombreux plans sont projetés à l'envers, comme celui où Cocteau redonne vie à la fleur et celui où Cégeste émerge de l'eau. L'immortalité a également son envers. Dans un premier sens, en tant que négation de la mort, elle représente la stérilité, le mouvement dans le vide, l'errance et l'impuissance. Lorsque l'on est immortel, on est à l'image de la Princesse et de Heurtebise, condamnés à vivre éternellement dans le Néant. Dans son sens ultime, cependant, l'immortalité transcende tout; elle est celle du poète ressuscité par son oeuvre, partie de lui-même qui lui survit et lui vaut la reconnaissance éternelle.

La belle et la bête, ou le conte selon Cocteau

Dans La belle et la bête, Cocteau s'immerge dans l'univers magique et pittoresque du conte de Madame Leprince de Beaumont. Il n'est plus question d'un récit écartelé entre onirisme et réalité comme dans la trilogie des films orphiques, où le mythe antique se marie avec la modernité, où l'espace-temps est dissout. Dans La belle et la bête, les éléments les plus banals du film contribuent à créer un climat féerique. Cocteau, dans ses entretiens avec André Faigneault, soutient qu'il s'est intéressé à ce conte en particulier parce que c'est « un conte de fées sans fées. » [21] Ainsi, dans La belle et la bête de Cocteau, tout réside dans l'association des éléments propres à l'expression cinématographique et à la mise en scène pour créer des moments poétiques. Cocteau affirme à cet effet que la scène où les deux sœurs de Belle se rendent dans la basse-cour et s'assoient dans leurs chaises à porteurs en invectivant les poules et les petits laquais est à ses yeux l'une des plus poétique de tout le film.

Cocteau instaure un climat de réalité merveilleuse dès le début du film. Le spectateur pénètre dans le conte comme la flèche tirée par Avenant atterrit dans la chambre des deux horribles sœurs de Belle. Celles-ci se révèlent rapidement aussi détestables que dans notre imaginaire d'enfant. Nous retrouvons le frère taquin, plein d'affection pour Belle, et Belle, qui est agenouillée, telle une Cendrillon, en train de cirer le parquet - qui veut être brillant comme un miroir pour refléter sa beauté .[22] Vient ensuite Avenant, l'amoureux impétueux qui clame son amour comme tout bon prince charmant. Dès cette première séquence, Cocteau baigne le visage de Josette Day dans une lumière qui lui donne un aspect incandescent, alors que tout autour s'égare dans une semi-pénombre. Un tel usage de la lumière, qui est récurrent dans tout le film, n'est pas sans rappeler les oeuvres de Josef Von Sternberg, qui savait magnifier le visage de Marlene Dietrich en l'inondant d'une lumière presque divine. La ressemblance de Belle, qui porte un voile blanc autour de la tête, avec le tableau de Vermeer intitulé The girl with a pearl earring est alors frappante et rappelle encore une fois la polyvalence de l'artiste Cocteau.

La belle et la bête, à l'instar de toute l'oeuvre de Cocteau d'ailleurs, est inclassable. Le film, à plusieurs égards, rappelle l'expressionnisme allemand. Grâce au clair-obscur des éclairages, au brouillard, aux bruits de tonnerre et à la musique de Georges Auric, Cocteau parvient à créer une atmosphère épaisse et lourde autour du château de la Bête lorsque le père de Belle s'égare dans la forêt. Quand le vieillard pénètre dans le château, cette irréalité de l'atmosphère est amplifiée. Les candélabres sont tenus par des bras humains qui sortent des murs, la lumière vacillante que jettent les chandelles accentue les ombres projetées sur les murs et sur le sol, les statues sont autant de visages humains que l'on a figés et qui exhalent de la fumée par le nez et par la bouche. Étrangement, le sentiment qui en ressort n'en est pas un d'angoisse ni d'inquiétude, mais bien de solitude, d'isolement et de nostalgie. Cette mise en phase de l'atmosphère créée par les décors et les éclairages avec les émotions de la Bête n'est pas sans évoquer l'homogénéité propre aux oeuvres expressionnistes. Rudolf Kurtz affirme à cet égard que « le film expressioniste est le résultat d'une réalisation homogène qui se saisit pareillement de toutes les composantes du film et qui les réorganise selon un but précis. » [23]

Il y a certes une rupture palpable entre l'univers de la Bête et le village où habitent Belle et sa famille. Cette rupture s'opère en partie à la manière des films expressionnistes. Le magnifique, ce cheval blanc appartenant à la Bête, est le passeur entre deux mondes, le château reclus de la Bête et la maison du vieillard. Dans Nosferatu, de Murnau, la figure du passeur est également présente à travers le personnage du cocher qui emmène le jeune courtier au château isolé. Le film, à la manière du cinéma d'horreur gothique, oppose également le diurne et le nocturne, associant la rencontre avec la Bête à l'univers sombre de la nuit, qui signifie par ailleurs le monde intérieur, irrationnel, primitif, l'expression désordonnée des pulsions. Nosferatu ne se réveille-t-il pas la nuit pour combler ses appétits sanglants? Cocteau a par ailleurs tenu à représenter ce côté animal de la Bête, que ce soit en la montrant en train de laper bruyamment l'eau d'un lac ou, dévoilant ses instintcs de prédateur, en lui faisant dresser l'oreille au passage d'un daim.

Le son tient un rôle très important dans La belle et la bête, comme d'ailleurs, dans la majorité des films de Cocteau. La musique, composée par Georges Auric, est cette fois « faite à l'image », mais sans être pléonastique pour autant : « La musique était si belle qu'on eut dit qu'Auric, adversaire de la musique explicative, eût volontairement usé de la méthode des contrastes: choeurs lents sur des actions rapides, etc... » [24] La musique contribue à l'instigation d'un climat de poésie malgré la structure narrative de l'histoire. En accord avec la vision créatrice de Cocteau, elle participe à la singularité de l'oeuvre telle qu'il se la représente et telle qu'il la reproduit au cinéma. L'élaboration des dialogues, qui laissent certes transparaître l'homme de théâtre derrière le cinéaste, constitue sans doute la plus grande rupture d'avec l'oeuvre originale et d'avec les autres adaptations qui en ont été tirées. Cocteau, bien connu pour ses narrations parfois musicales en voix off - pensons à la bouche qui demande « De l'air! » dans Le sang d'un poète - exploite ici les voix qui, incantatoires, deviennent le chant du récit. Lorsque la Belle et la Bête se retrouvent, cette façon qu'ils ont de s'adresser l'un à l'autre - par « Oui, la Belle » et « Oui, la Bête » - suggère d'emblée le rituel et ouvre le récit tant et plus raconté sur une voie encore inexplorée.

Cocteau et les autres

Il y a sans doute autant de spectateurs qu'il y a de significations aux films poétiques de Cocteau. « La moitié des exégètes considèrent Le sang d'un poète comme un film érotique et l'autre comme une œuvre glaciale, abstraite, d'où tout humanisme est absent. C'est à la suite de ces expériences que j'ai déclaré : la poésie sort de ceux qui ne se préoccupent pas d'elle. Nous sommes des ébénistes. Les spirites viennent après et cela les regarde s'il veulent faire parler la table. » [25] Le cinématographe de Cocteau, d'abord médium d'expression de la poésie, est devenu, au fil de son œuvre, le reflet de son auteur. Jean Cocteau n'a pas plus suivi de mode d'emploi qu'il n'a voulu véhiculer quelque message, notamment protestataire. C'est en ce sens que son film s'oppose aux courants de l'avant-garde des années vingt, plus particulièrement celui du surréalisme, auquel il est encore associé à tort. Les surréalistes, héritiers du courant dada, étaient rassemblés sous l'égide d'André Breton, auteur du Manifeste du surréalisme. Dans la même veine que leurs prédécesseurs, les surréalistes prônaient des valeurs nihilistes, allant à l'encontre des normes de l'art établi et de la bourgeoisie, reprenant le flambeau de l'Art pour l'Art, de l'esthétique du hasard et de l'anti-conformisme. Même si les surréalistes ne sont pas aussi cyniques et engagés dans leur démarche que sont les dadaïstes, leur travail est tout de même porteur d'un message. Nous n'avons qu'à penser à Entr'acte, le film de René Clair, qui a à l'époque le culot de se moquer du ballet, art réputé pour son élégance et son raffinement, en montrant, sous tous ses angles - dont sous le tutu - un homme barbu travesti en ballerine. Si l'on associe Cocteau au surréalisme, c'est sans doute parce que son œuvre, plus particulièrement Le sang d'un poète, présente certaines caractéristiques communes aux oeuvres surréalistes : esthétique du hasard et accidents poétiques, discontinuité narrative, atmosphère onirique, symbolisme et métaphores. Cependant, une grande animosité sépare Cocteau et les surréalistes après qu'il ait décliné leur invitation à se joindre à leur mouvement plutôt sélect, refusant de sacrifier sa liberté créatrice au profit d'un art subversif.

Le cinéma de Cocteau se rapproche à de nombreux égards de celui de Maya Deren, cinéaste d'origine russe ayant immigré aux États-Unis dans les années vingt et côtoyé l'avant-garde artistique new-yorkaise pendant les années quarante. Son cinéma, que Adams P.Sitney, critique de cinéma expérimental, a baptisé le film de transe, se caractérise notamment par l'utilisation expressive et dramatique des paysages, les confrontations d'ordre temporel - conflits entre le passé et le présent d'un individu -, et la dissolution spatiale et temporelle. Le testament d'un poète illustre sans doute le mieux ces rapprochements avec le film de transe. Nous avons déjà parlé de l'utilisation dramatique des paysages, mais les ruptures de l'espace-temps y sont également très fréquentes, le poète passant d'un lieu à l'autre par un simple raccord dans le mouvement ou grâce à un fondu enchaîné.

Cocteau l'unique

Dans le texte de Pier Paolo Pasolini intitulé Le cinéma impopulaire, tiré de L'expérience hérétique, un passage résume à lui seul la posture de Cocteau en tant qu'auteur : « Un auteur ne peut être qu'un étranger en terre hostile: il habite en effet la mort au lieu d'habiter la vie (...) ». [26] Ce que Cocteau confirme lui-même: « Je me demande parfois si mon malaise perpétuel ne vient pas d'une incroyable indifférence aux choses de ce monde, si mes oeuvres ne sont pas une lutte afin de m'accrocher aux objets qui occupent les autres (...). » [27] Les films de Cocteau représentent d'abord et avant tout cette hostilité constante à laquelle fait face le créateur. Dans Le testament d'Orphée, l'on voit que même les personnages qu'il crée (la Princesse et Heurtebise), peuvent être glacials à son égard. C'est contre cette résistance qu'il doit constamment se débattre, résitance qui vient autant de lui-même que de l'extérieur. Ainsi, comme c'est le cas pour Orphée, qui s'éloigne d'Euridyce et de la vie même pour recevoir les message encodés dans la voiture de la Mort, la démarche du poète semble toujours s'effectuer dans une incommensurable solitude, dans ce retrait loin du monde et des choses visibles pour que puisse éclater au grand jour l'image de la réalité. Dans Le cinéma, Youssef Ishagpour soulève la question de la réalité de l'image et du retrait loin du visible: « Est-ce que ce retrait loin du donné et de la visibilité immédiate et de cette irréalité des images, dans leur distance et leur élévation-ostentation, ne sont pas la condition nécessaire pour que le monde se rende visible, accède à l'existence en se donnant à voir? » [28] Toujours est-il que le mythe subsiste encore aujourd'hui autour de la figure de l'auteur, que ce soit en cinéma ou en littérature. Au-delà du succès, la solitude semble être la pierre de touche qui unit les « grands » de ce monde. L'oeuvre du poète, comme le reflet de l'homme dans un miroir, renvoie sans cesse aux images peintes dans les grottes pariétales qu'évoque Ishagpour. Au-delà du désir du poète de laisser une trace de son passage, existe celui d'exister au présent, de voir resurgir de la noirceur le monde tel qu'il se le raconte.


Anne-Michèle Fortin
2002 - Montréal



1 - Réalisés respectivement en 1930, 1949, et 1959.

2 - Cocteau, Jean, Entretiens sur le cinématographe, Edition établie par André Bernard et Claude Gauteur, Editions Pierre Belfond, Paris, 1973, p.18

3 - Coll., Vive le cinéma français! II. Petite anthologie des Cahiers du cinéma, Cahiers du cinéma, 2001, p.30

4 - Cocteau, Jean, Entretiens sur le cinématographe, Edition établie par André Bernard et Claude Gauteur, Editions Pierre Belfond, Paris, 1973, p.15

5 - Ibid., p. 15

6 - Evans, Arthur B., Jean Cocteau and his films of Orphic identity¸ Associated University Presses Inc., 1977, p. 15

7 - Film de Luis Bunuel réalisé en 1928. On a souvent attribué ce film à Cocteau et attribué Le sang d'un poète à Bunuel.

8 - Ishagpour, Youssef, Le cinéma, Coll. Dominos, Flammarion, Paris, 1996, p.89

9 - Un journaliste américain a un jour affirmé que Cocteau avait inventé le gag tragique.

10 - Cocteau, Jean, Entretiens sur le cinématographe, Edition établie par André Bernard et Claude Gauteur, Editions Pierre Belfond, Paris, 1973, p.51

11 - Ibid., p.44

12 - Philippe, Claude-Jean, Coll. Les noms du cinéma, Édition Seghers, Paris, 1989, p.110

13 - Cocteau, J., Orphée , Ed. J'ai lu, Paris, 1950, p.5

14 - Ibid., p.10

15 - Ibid., p.10

16 - Ibid., p.7

17 - Ibid., p.69

18 - Evans, Arthur B., Jean Cocteau and his films of Orphic identity¸ Associated University Presses Inc., 1977, p. 82-83 (phrase traduite).

Les affirmations subséquentes sont tirées du livre de Evans et traduites en français.


19- Evans, Arthur B., Jean Cocteau and his films of Orphic identity¸ Associated University Presses Inc., 1977, p. 132

20 - Cocteau appelle phoenixologie la science qui permet à celui qui la maîtrise de mourir et de revenir à la vie à volonté.

21 - Cocteau, Jean, Entretiens sur le cinématographe, Edition établie par André Bernard et Claude Gauteur, Editions Pierre Belfond, Paris, 1973, p.44

22 - Paroles prononcées par Avenant pour séduire Belle, citées de mémoire.

23 - Kurtz, Rudolf, Expressionnisme et cinéma, Presses universitaires de Grenoble, 1986, p.170

24 - Cocteau, Jean, Entretiens sur le cinématographe, Edition établie par André Bernard et Claude Gauteur, Editions Pierre Belfond, Paris, 1973, p.51

25 - Cocteau, Jean, Entretiens sur le cinématographe, Edition établie par André Bernard et Claude Gauteur, Editions Pierre Belfond, Paris, 1973, p.43

26 - Pasolini, Pier Paolo, L'expérience hérétique (langue et cinéma), Payot, Paris, 1976, p.246

27 - Cocteau, Jean, Entretiens sur le cinématographe, Edition établie par André Bernard et Claude Gauteur, Editions Pierre Belfond, Paris, 1973, p.19

28 - Ishagpour, Youssef, Le cinéma, Coll. Dominos, Flammarion, Paris, 1996, p.88