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Le
cinématographe, ou la dixième muse Dans les films-poèmes de sa trilogie orphique, le support cinématographique n'est jamais mis au service du texte. L'image s'affirme dans toute sa puissance incandescente, elle est elle aussi un véhicule de la poésie, véhicule dont le langage n'est certes pas le même, mais qui permet l'expression au même titre que l'écriture. Comme nous le verrons dans l'analyse qui suit, le cinéma de Cocteau demeure un cinéma qui privilégie l'expression et l'expérimentation poétiques sous toutes leurs formes. Notons qu'à cette époque les techniques cinématographiques n'étaient pas développées comme elles le sont aujourd'hui, et que tout film, par conséquent, était par nature expérimental. Cocteau, tout comme les Lumière, Méliès, Griffith, Eisenstein et Vertov, expérimentait et explorait les possibilités d'un nouveau médium. Cependant, au-delà de l'exploration technique qu'ils impliquent, certains de ses films, notamment Le sang d'un poète et Le testament d'Orphée, correspondent à la définition du film expérimental telle qu'élaborée au fil de son déploiement durant les cinquante dernières années: primauté de la forme sur le contenu, discontinuité narrative, abstraction, production artisanale et implication du spectateur dans la production de sens. À cet égard, l'auteur a toujours préféré nommer son cinéma le cinématographe ou la dixième muse. Le
sang d'un poète et la puissance poétique de l'image Le film n'est pas organisé selon une structure narrative, et ce, malgré sa subdivision en quatre épisodes: La main blessée ou les cicatrices du poète, Les murs ont-ils des oreilles?, La bataille de boules de neige et, pour terminer, La profanation de l'hostie. Le film de Cocteau semble plutôt adopter une esthétique du rêve où une continuité formelle, assumée par la fluidité des transitions entre les différentes situations, s'oppose à l'éclatement du récit. Il est à la fois peinture, sculpture et théâtre, tous réunis pour former un discours poétique. Les décors se composent eux-même d'oeuvres visuelles de Cocteau. Pensons seulement à la scène, à l'hôtel des Folies-Dramatiques, où le poète observe par le trou de la serrure « les rendez-vous désespérés d'Hermaphrodite ». Si la créature est à la fois homme, sirène et statue, elle est également dessin, sculpture et théâtre. Ainsi, les statues-sculptures peuplent le film, des masques peints pivotent sur eux-mêmes dans les plans en insert, les chambres de l'hôtel des Folies-Dramatiques sont de véritables « oeuvres d'installation ». Le cadrage de la caméra devient cadre et la pellicule est le canevas sur lequel s'inscrit le geste du poète. Ce n'est sans doute pas un hasard si, dans le générique du film, Cocteau dédie son film à des peintres. Il prouve dans son film que tout artiste est un poète. Dans son livre intitulé Jean Cocteau and his films of Orphic identity, Arthur B.Evans consacre tout un chapitre à définir l'opposition entre le film narratif et le film poétique. Alors que le développement du film narratif se fait plutôt de façon horizontale, celui du film poétique est engagé dans un mouvement vertical: « ... a vertical development, such as occurs in poetry, is a part plunging down, or a construction which is based on the intent of the moment. » [6] Cette citation, qu'Evans impute à la cinéaste Maya Deren, décrit la trajectoire symbolique empruntée à la fois par le poète et le spectateur. En ce sens, la divison du film en épisodes constitue une fausse piste pour le spectateur qui cherche à s'accrocher au moindre lien de cause à effet. Dans cette absence causale, l'image apparaît dans toute sa puissance symbolique. Les situations s'enchaînent visuellement, le spectacle résulte de la fascination qu'exerce l'image. Dès le premier épisode, celle-ci est indélébile. Le poète (Enrique Rivero), tentant d'effacer de la main la bouche du portrait qu'il dessine, retrouve cette bouche dans la paume de sa main. La blessure est accidentelle, comme l'est la poésie elle-même, qui émerge du choc, de la rencontre fortuite des éléments. Le poète est envoûté par cette bouche qu'il ne quitte plus des yeux, qui est à la fois familière et étrangère, cette main masturbatoire avec laquelle il se caresse, qui est l'Altérité rencontrée en soi. Le spectateur est tout aussi fasciné par l'image de la bouche dans la paume, cette bouche qui demande de l'air, qui respire et fait des bulles dans l'eau, qui parle à l'oreille du poète devenu statue. Une telle scène n'est d'ailleurs pas sans rappeler celle d'Un chien Andalou [7], où un gros plan nous montre un nid de fourmis dans la paume de la main du protagoniste. Au-delà du texte, l'image parle, elle a un effet automatique sur l'affect du spectateur, qui ressent le film sans le comprendre comme il vit le rêve sans pour autant être en mesure de l'expliquer: « (...) la fascination est pour l'image en tant que telle, et non pas pour ce dont elle est l'image. Elle est fascinante parce qu'elle est ailleurs, immatérielle, lumineuse, brillante, inatteignable. » [8] Ainsi, que reste-t-il du film, après le visionnement? Un récit? Non. Des flashes, les réminiscences d'un parcours fragmenté; les ombres chinoises de la chambre dix-neuf (le plafond céleste), le gag tragique [9] des rendez-vous solitaires de l'hermaphrodite - rendez-vous avec lui-même de l'être aux deux sexes? -, le poète qui plonge dans le miroir, l'enfant mort aux pieds du couple élégant de joueurs de cartes, la statue sans bras, la démarche mi-marche mi-nage du poète dans l'hôtel des Folies-Dramatiques. Le cheminement spectatoriel devient lui-même une métaphore de la création poétique. Pour le poète, immortel, elle s'achève par la mort symbolique, nécessaire à la réalisation d'une autre oeuvre. Si Le sang d'un poète est avant tout une oeuvre visuelle, il ne faut toutefois pas passer outre l'importance de sa bande-son et du rôle qu'elle joue dans l'instigation d'un climat onirique-poétique. Elle est presque entièrement extra-diégétique, se limitant à la musique de Georges Auric composée spécialement pour le film et au commentaire en voix off prononcé par Cocteau. Ce dernier a volontairement désynchronisé la musique composée par Georges Auric pour son film, ce qu'il explique de la façon suivante lors de ses entretiens avec André Faigneau: « Rien ne me semble plus vulgaire que le synchronisme musical dans les films. C'est encore du pléonasme. Une sorte de glu où tout se colle et où le jeu ne saurait se produire. Le seul synchronisme qui me plaise est le synchronisme accidentel dont d'innombrables expériences m'ont prouvé l'efficace. » [10] L'idée de synchronisme accidentel n'est pas sans aller de pair avec le choc des images dont il est question plus tôt dans ce texte. Elle provoque l'émergence de sens inédits à l'image et au film en tant que poème. Ainsi, la musique de fanfare, enfantine et légère, qui ouvre le film, semble suggérer que le processus de création s'amorce de façon aléatoire et insouciante, que les accidents qui surviennent ne sauraient se produire sans l'étourderie du poète. Quant au texte de la narration, auquel l'on reproche son ton aride, Cocteau en dit ceci: « C'est pour éviter le pléonasme. Ne pas superposer un texte poétique à une image que je blâme déjà de l'être dans la mesure où ce qu'on voit se voit et où il y a, dans ce film, réalisme de l'irréel, c'est-à-dire une preuve visible que cet irréel existe en soi, en tant qu'objet et que je le montre.» [11] Plus tard, l'épisode de La bataille de boules de neige illustre de manière exemplaire la puissance évocatrice de la bande-son à la fois texte et image. Bien vite, la bataille entre les enfants n'est plus un jeu, mais bien une guerre. La statue du poète est presque détruite, un enfant est blessé. Une marche macabre jouée au basson, à la fois grave et mélancolique se fait entendre et Cocteau prononce ces mots en voix off : « L'élève Dargelos était le coq de sa classe. » Alors que la marche macabre exacerbe l'aspect dramatique du spectacle de la violence enfantine, le commentaire de Cocteau décrit de façon très télégraphique ce que l'on peut voir dans l'image. Ce commentaire sans équivoque sous-tend une certaine fatalité dans le rêve, un mur déstabilisant sur lequel le spectateur bute, en proie à la désillusion. Orphée,
le poète, la Mort, le miroir Dans Orphée, la création devient un paradoxe à travers l'antithèse vie-mort. En créant, le poète extirpe une partie de soi qui constitue son oeuvre. Lorsque celle-ci est complétée, en même temps qu'il se sépare de celle-ci, il expérimente la mort. Cocteau exprime l'extrémisme qui habite l'artiste, «cette profonde attraction du poète pour tout ce qui dépasse le monde.» [14] Cette attraction se confirme dans la fascination d'Orphée pour le personnage de la princesse, sa propre Mort. La longue scène où Orphée poursuit la princesse dans le village déserté illustre la quête utopique du poète. L'objet qu'il poursuit se situe au-delà de sa portée, comme la princesse qui apparaît et disparaît, fuyante, inatteignable. La vacuité des lieux souligne la solitude de la démarche créatrice de même que la dimension fantasmatique où elle prend racine. Orphée, pour finalement atteindre la mort, ira dans la zone, de l'autre côté du miroir. Cocteau définit le concept de la «zone» comme suit: « (Elle) n'a rien à voir avec aucun dogme. C'est une frange de la vie. Un no man's land entre la vie et la mort. On n'y est ni tout à fait mort, ni tout à fait vivant. » [15] La zone représente aussi le moi dissimulé et inaccessible dans la réalité. Si chaque poète a sa propre Mort, il a également sa propre zone, tumulte intérieur qu'il doit traverser pour accéder à une nouvelle existence. Cocteau refuse en fait d'attribuer une seule nature aux éléments qu'il met en scène. C'est ainsi que le paradoxe transcende le contenu du film dans tout son ensemble. Pour répondre à cette notion de paradoxe, Cocteau dépeint en effet un monde où rien n'est ni noir ni blanc et où les personnages n'incarnent ni le bien ni le mal. Ainsi, les personnages de la Princesse et de Heurtebise (François Périer) sont tous deux des personnages contradictoires et insaisissables. Heurtebise est un «jeune homme au service de l'un des innombrables satellites de la mort (la princesse). Il est encore très peu mort. » [16] Aussi physiquement présent que la princesse, il est cependant plus transparent et plus humain qu'elle. Alors que la mort ne se dévoile aux vivants que pour s'emparer d'eux (Orphée et Cégeste), Heurtebise incarne le lien entre la vie et la mort comme une espèce de figure angélique. Ceci s'exprime lors de la scène où il réconforte Euridyce devant l'attitude inhabituelle d'Orphée. Cependant, il est tout de même le « servant de la mort », dont il représente par conséquent les intérêts, et, bien qu'il soit mort - s'étant « suicidé au gaz », comme il le confie à Eurydice -, il demeure confiné à la zone, prisonnier d'un état intermédiaire entre la vie et la mort. Sans doute la Princesse incarne-t-elle avec conviction la douleur d'un tel état que l'on pourrait comparer au Néant. D'abord, elle suscite l'antipathie du spectateur de par sa froideur et son autorité excessive, mais, au fil de l'histoire, le bien de ses intentions est peu à peu mis à nu. L'un des plans les plus saisissant du film est celui où elle apparaît le visage maquillé de blanc et enveloppée dans un voile alors que la voix du narrateur (toujours Cocteau) dit: « Chaque nuit, la mort d'Orphée revenait dans la chambre. » Bien qu'elle semble figée, elle glisse tranquillement, comme en suspens, vers la gauche du cadre. Les jeux d'ombre et de lumière créent un effet de clair-obscur et son visage blanc ressemble aux masques des tragédies grecques, trahissant le sort terrible auquel elle est vouée. La conversation qu'elle a plus tard avec Heurtebise confirme la cruauté de l'existence qui leur est réservée: ils sont condamnés à nier les émotions qui les animent et à vivre l'amour comme un interdit. LA PRINCESSE . - Vous n'êtes pas libre d'aimer, ni dans un monde, ni dans l'autre. Jusqu'alors toujours vêtue de noir, symbole de la Mort, du deuil, mais également d'autorité, de sévérité et d'intransigeance, la Princesse apparaît, dans un éclair fugace, vêtue de blanc. Le contrôle qu'exerce la Princesse n'est pas un absolu, et cette scène, en révélant la dualité des sentiments qui la déchirent, trahit également l'autre visage de la Mort, la Mort vêtue de blanc, la Mort créatrice qui ramène le poète à la vie. Bien que le symbole du miroir soit présent dans tous les films de Cocteau, c'est dans Orphée qu'il devient moteur du récit et qu'il exprime sa pleine valeur métaphorique. Le miroir permet d'y franchir l'infranchissable, il mène à la fois à la Mort et à l'inspiration poétique, comme il s'ouvre sur le Néant, sur la zone. Le miroir symbolise donc le passage d'un état à l'autre, ce qui s'applique particulièrement au poète, qui vit écartelé entre le monde réel et son univers lyrique. La fascination originelle pour le miroir n'est pas sans lien avec le cinéma et les pouvoirs qu'exerce l'image sur l'homme. La symbolique du miroir dans les mythes antiques, notamment celui de Narcisse, illustre cet envoûtement initial pour le miroir, reflet de l'homme, qui rappelle celui des spectateur lors de la projection des Vues des frères Lumière. La fascination est alors pour l'image et non pour la réalité dont elle est l'objet, comme l'explique Youssef Ishagpour dans Le cinéma. Pour Cocteau, le film lui-même est un miroir, il a les mêmes qualités réflexives que le miroir. En réalisant Orphée, Cocteau, alors âgé de soixante ans, pose un regard sur sa propre carrière. Claude-Jean Philippe souligne le parallèle entre Orphée, « attablé seul au Café des Poètes(...), un peu trop célèbre, un peu trop aimé du public pour ne pas susciter de jalousies féroce » et Jean Cocteau, fréquentant le célèbre Café de Flore à Paris et se faisant huer par les surréalistes. Bien que Cocteau n'ait joué son propre rôle que dans Le testament d'Orphée, ses trois films orphiques sont très autobiographiques. Selon Arthur B.Evans, c'est en se projetant à l'intérieur de la situation mythique d'Orphée que Jean Cocteau se définit lui-même en tant qu'artiste. [18] En outre, le mythe d'Orphée est pour Cocteau l'incarnation d'une vision artistique difficile à représenter autrement. Les morts et les réincarnations multiples d'Orphée - science que Cocteau appelle la phoenixologie dans Le testament d'Orphée - expriment l'existence précaire des poètes, condamnés ou non par la critique, qui renaissent de leurs cendres à chaque nouvelle création et deviennent ultimement (n'est pas dans le dictio) immortels en laissant derrière eux une oeuvre qui leur survit. La poésie pure et éclatante d'Orphée parvient à ouvrir l'âme des hommes à la Beauté, ce à quoi Cocteau, animé d'une vision utopique de l'art poétique, aspire lui-même à atteindre. La lyre d'Orphée, qui ensorcelle par son chant merveilleux, devient le cinématographe où Cocteau exploite la qualité poétique de l'image de l'irréel pour envoûter le spectateur. Nombre de citations à propos du miroir peuplent les films de Cocteau. L'une d'elles, qui revient dans Le sang d'un poète et dans Orphée, « les miroirs feraient bien de penser avant de réfléchir », trahit le caractère à la fois réflexif et ludique des films de Cocteau. Dans Le sang d'un poète, la statue, pour punir le poète de l'avoir réveillée, le met au défi de traverser le miroir. Elle lui dit : « tu as écrit qu'on entrait dans les glaces et tu n'y croyais pas! ». Le poète qui plonge dans le miroir, devenu substance aqueuse, atterrit dans les ténèbres d'un « no man's land », puis arrive à l'hôtel des Folies-Dramatiques. Le miroir est alors la matrice du récit, comme il l'est dans Orphée. Il est lui-même le premier élément perturbateur qui provoque la chute du poète. En plongeant dans le miroir, le poète pénètre en lui-même. Le parcours qui s'ensuit reproduit le cheminement initiatique du poète, une sorte de délire interne qui symbolise la création, intemporelle et éternelle, mais également souffrante. Au début du film Le testament d'Orphée, le poète est prisonnier de cette zone intemporelle depuis déjà quelques siècles et il arrive finalement à en sortir, à son grand soulagement, grâce à l'invention du professeur, un petit revolver dont les balles vous rendent à nouveau mortel. Cocteau associe l'acte de création poétique à la mort. Selon lui, le poète doit mourir pour créer, d'où, sans aucun doute, la citation sur laquelle se termine Le sang d'un poète : « Ennui mortel de l'immortalité. » Le
testament d'Orphée et les vies du poète Contrairement aux précédents films de la trilogie orphique, où la situation initiale est rompue par la perte de contrôle sur soi-même - dans Le sang d'un poète, le poète est piégé par la statue, et, dans Orphée, il est kidnappé par la Princesse - Le testament d'Orphée s'amorce par la libération du poète, égaré dans l'espace-temps, prisonnier de l'intemporel. Dès lors, Orphée/Cocteau a une démarche beaucoup plus autonome qu'auparavant, teintée par la sagesse du vécu. La rupture à proprement parler survient lorsque Cocteau quitte la grange, qui tient lieu de laboratoire au professeur, mais également de décor pour toutes les scènes se déroulant dans l'espace-temps. Ce passage de l'intérieur vers l'extérieur symbolise d'autant plus l'idée de libération et de retour à soi. Quand le poète s'éloigne, sa démarche est soudainement filmée au ralenti, suggérant le passage d'un état de veille à un état de légèreté euphorique. Le moment suspendu où il croise l'homme à la tête de cheval marque un retour à la substance mythologique d'où émerge son oeuvre et dont il ne sortira plus. Le film emprunte dès lors une structure fragmentée et un parcours propre à l'esthétique du rêve, où les éléments deviennent les images d'un poème visuel. Faire un résumé du film devient aussi difficile, voire même stérile, que ce l'était pour Le sang d'un poète. Selon Evans, Cocteau s'est lui-même refusé à donner un sens à son film, sans que l'on puisse savoir s'il en était réellement dépourvu ou si l'auteur préférait volontairement maintenir son oeuvre dans « l'invisibilité ». [19] Le discours du film fait suite à celui du film Orphée, qui porte essentiellement sur la relation que le poète entretient avec la Mort. Dans son Testament, Cocteau explore plutôt les replis de l'immortalité par rapport à la création, qu'il représente de manière inversée comme l'émergence dans le monde d'oeuvres déjà existantes qui ne demandent qu'à être découvertes, extirpées du Néant. L'oeuvre que l'auteur crée lui est imposée; elle est gravée en lui dès sa naissance et il ne saurait s'y dérober. Ceci est représenté dans le film par une séquence où Cocteau, tentant de dessiner une fleur d'hibiscus, « découvre » plutôt son propre portrait. Cette fleur occupe une place et un rôle symbolique prédominants dans le déroulement du film. Elle est remise au poète par Cégeste, qui émerge des eaux lorsque Cocteau y lance sa photo déchirée. Par la science de la phoenixologie [20], maîtrisée par les poètes, Cégeste revient vers son créateur et devient son guide vers la Mort. La fleur d'hibiscus qu'il lui remet est le symbole de son existence, comme il le lui dira plus tard: « Cette fleur est faites de votre sang, elle épouse les syncopes de votre destin. » Ainsi, Cocteau, après avoir écrasé la fleur, enragé de n'avoir pu la dessiner, la ramène à la vie pétale par pétale sous l'insistance de Cégeste. La fleur, tout comme le poète, est immortelle. Par la suite, elle restera en sa possession jusqu'à la séquence finale, où il voudra en faire don à la minerve. Ce don, qui est en fait le don de sa vie, est la seule possibilité qu'il a de contourner la peine de vie à laquelle il est condamné par la commission d'enquête du tribunal et d'avoir accès à la mort. La seule et unique scène en couleur du film montre la fleur rose-rouge et le sang du poète côte-à-côte sur le sol de roc blanc immaculé. Nous sommes de retour à la case départ, la boucle est bouclée, comme le dit le poète lui-même sur un ton rassurant: « Faites semblant de pleurer mes amis, puisque les poètes ne font que semblant d'être morts. » La
structure du renversement est ainsi à la base de l'histoire, des
idées véhiculées par le film et même de la
forme du film. De nombreux plans sont projetés à l'envers,
comme celui où Cocteau redonne vie à la fleur et celui où
Cégeste émerge de l'eau. L'immortalité a également
son envers. Dans un premier sens, en tant que négation de la mort,
elle représente la stérilité, le mouvement dans le
vide, l'errance et l'impuissance. Lorsque l'on est immortel, on est à
l'image de la Princesse et de Heurtebise, condamnés à vivre
éternellement dans le Néant. Dans son sens ultime, cependant,
l'immortalité transcende tout; elle est celle du poète ressuscité
par son oeuvre, partie de lui-même qui lui survit et lui vaut la
reconnaissance éternelle. Cocteau instaure un climat de réalité merveilleuse dès le début du film. Le spectateur pénètre dans le conte comme la flèche tirée par Avenant atterrit dans la chambre des deux horribles surs de Belle. Celles-ci se révèlent rapidement aussi détestables que dans notre imaginaire d'enfant. Nous retrouvons le frère taquin, plein d'affection pour Belle, et Belle, qui est agenouillée, telle une Cendrillon, en train de cirer le parquet - qui veut être brillant comme un miroir pour refléter sa beauté .[22] Vient ensuite Avenant, l'amoureux impétueux qui clame son amour comme tout bon prince charmant. Dès cette première séquence, Cocteau baigne le visage de Josette Day dans une lumière qui lui donne un aspect incandescent, alors que tout autour s'égare dans une semi-pénombre. Un tel usage de la lumière, qui est récurrent dans tout le film, n'est pas sans rappeler les oeuvres de Josef Von Sternberg, qui savait magnifier le visage de Marlene Dietrich en l'inondant d'une lumière presque divine. La ressemblance de Belle, qui porte un voile blanc autour de la tête, avec le tableau de Vermeer intitulé The girl with a pearl earring est alors frappante et rappelle encore une fois la polyvalence de l'artiste Cocteau. La
belle et la bête, à l'instar de toute l'oeuvre de Cocteau
d'ailleurs, est inclassable. Le film, à plusieurs égards,
rappelle l'expressionnisme allemand. Grâce au clair-obscur des éclairages,
au brouillard, aux bruits de tonnerre et à la musique de Georges
Auric, Cocteau parvient à créer une atmosphère épaisse
et lourde autour du château de la Bête lorsque le père
de Belle s'égare dans la forêt. Quand le vieillard pénètre
dans le château, cette irréalité de l'atmosphère
est amplifiée. Les candélabres sont tenus par des bras humains
qui sortent des murs, la lumière vacillante que jettent les chandelles
accentue les ombres projetées sur les murs et sur le sol, les statues
sont autant de visages humains que l'on a figés et qui exhalent
de la fumée par le nez et par la bouche. Étrangement, le
sentiment qui en ressort n'en est pas un d'angoisse ni d'inquiétude,
mais bien de solitude, d'isolement et de nostalgie. Cette mise en phase
de l'atmosphère créée par les décors et les
éclairages avec les émotions de la Bête n'est pas
sans évoquer l'homogénéité propre aux
oeuvres expressionnistes. Rudolf Kurtz affirme à cet égard
que « le film expressioniste est le résultat d'une réalisation
homogène qui se saisit pareillement de toutes les composantes du
film et qui les réorganise selon un but précis. »
[23] Le son tient un rôle très important dans La belle et la bête, comme d'ailleurs, dans la majorité des films de Cocteau. La musique, composée par Georges Auric, est cette fois « faite à l'image », mais sans être pléonastique pour autant : « La musique était si belle qu'on eut dit qu'Auric, adversaire de la musique explicative, eût volontairement usé de la méthode des contrastes: choeurs lents sur des actions rapides, etc... » [24] La musique contribue à l'instigation d'un climat de poésie malgré la structure narrative de l'histoire. En accord avec la vision créatrice de Cocteau, elle participe à la singularité de l'oeuvre telle qu'il se la représente et telle qu'il la reproduit au cinéma. L'élaboration des dialogues, qui laissent certes transparaître l'homme de théâtre derrière le cinéaste, constitue sans doute la plus grande rupture d'avec l'oeuvre originale et d'avec les autres adaptations qui en ont été tirées. Cocteau, bien connu pour ses narrations parfois musicales en voix off - pensons à la bouche qui demande « De l'air! » dans Le sang d'un poète - exploite ici les voix qui, incantatoires, deviennent le chant du récit. Lorsque la Belle et la Bête se retrouvent, cette façon qu'ils ont de s'adresser l'un à l'autre - par « Oui, la Belle » et « Oui, la Bête » - suggère d'emblée le rituel et ouvre le récit tant et plus raconté sur une voie encore inexplorée. Cocteau
et les autres Le cinéma de Cocteau se rapproche à de nombreux égards de celui de Maya Deren, cinéaste d'origine russe ayant immigré aux États-Unis dans les années vingt et côtoyé l'avant-garde artistique new-yorkaise pendant les années quarante. Son cinéma, que Adams P.Sitney, critique de cinéma expérimental, a baptisé le film de transe, se caractérise notamment par l'utilisation expressive et dramatique des paysages, les confrontations d'ordre temporel - conflits entre le passé et le présent d'un individu -, et la dissolution spatiale et temporelle. Le testament d'un poète illustre sans doute le mieux ces rapprochements avec le film de transe. Nous avons déjà parlé de l'utilisation dramatique des paysages, mais les ruptures de l'espace-temps y sont également très fréquentes, le poète passant d'un lieu à l'autre par un simple raccord dans le mouvement ou grâce à un fondu enchaîné. Cocteau
l'unique
14 - Ibid., p.10 20
- Cocteau appelle phoenixologie la science qui permet à celui qui
la maîtrise de mourir et de revenir à la vie à volonté. |