Le thème des rencontres fortuites et inespérées (ou désespérées),
qui guettent l'homme alors qu'il s'y attend le moins et le transforment jusqu'à
la sève, est cher à Patrice Leconte. Dans La fille sur le pont
(Leconte, 1999), l'arrivée impromptue de Gabor (Daniel Auteuil) faisait
rater le suicide d'Adèle (Vanessa Paradis) et redonnait un sens nouveau
à l'existence de l'un comme de l'autre. Dans L'homme du train, cette
rencontre providentielle a lieu dans une pharmacie glauque qui rappelle les petites
boutiques d'apothicaires du début du siècle, où l'on se rendait
pour guérir le mal de vivre autant que les maux de tête. La métaphore
est saisissante. Deux hommes et deux blessures. Deux hommes au bord du précipice;
l'un se prépare à subir un triple pontage, l'autre, à commettre
un vol de banque. Deux hommes qui, dans l'attente du moment fatidique, trouvent
l'un chez l'autre le remède à un mal existentiel, répondant
à une urgence soudaine. Deux pôles, deux antithèses qui se
nourrissent l'une l'autre pour inévitablement se rejoindre. Dans
la première séquence du film, Leconte, maniériste, recrée
le climat aride du far west et l'ambiance typique d'un bouleversement imminent,
de l'arrivée quasi-mythique du héros errant, le catalyseur, celui
par qui tout commence. Crépuscule. Plans filés des paysages qui
défilent à toute vitesse. Plans successifs de l'homme dans le train,
dont le profil se dessine à peine dans le clair-obscur. Puis l'homme, en
héros solitaire, débarque du train dans une petite ville anonyme.
D'un pas contenu mais sûr, il traverse la gare et s'avance sur la place
qui surplombe le village. Contre-plongée sur son visage, regard perdu au
loin, imperturbable. Une guitare s'élève dans une musique aux accents
cajuns. C'est ainsi que Milan (Johnny Hallyday), homme taciturne et nomade, voire
sauvage, débarque par le train dans une petite ville apathique, figure
calquée sur le héros des films westerns, qui descend de sa monture
en plein cur d'un village fantôme. Entre chien et loup, et pas âme
qui vive. À l'heure où les commerçants ferment boutique,
il avance dans un décor muet et froid, presque hostile. Milan incarne l'homme
aventurier qui porte pour seul passé un petit sac à main, qui avance
sans jamais regarder derrière. Ancien cascadeur et braqueur de banque sur
son déclin, il vit dans l'anonymat, inventant et réinventant sa
propre fiction au fil des jours qui passent, sillonnant le monde et la vie sans
jamais s'y poser, nourrissant son propre mythe, sa propre fiction. Dans la petite
ville sans nom, c'est sans conviction qu'il s'apprête à effectuer
son dernier coup. Professeur de français à la retraite,
Manesquier vit seul dans une immense maison au décor ancien, qui croule
sous le poids des antiquités et des souvenirs de famille. La maison est
à l'image de l'homme qui l'habite: située un peu en retrait du village
- ce qui illustre le côté marginal du personnage -, elle constitue
le dernier vestige d'une lignée sarcastiquement grandiose, mais à
présent flétrie par le passage du temps et la sempiternelle routine.
Elle renferme une quantité impressionnante de souvenirs ridicules, comme
le portrait de l'arrière-grand-père de Manesquier, dont le plus
grand exploit est de s'être lui-même éclaté la tronche
par maladresse avec une grenade. Des piles de livres s'entassent sur les étagères
d'une imposante bibliothèque, que l'homme a tous lus et dont les récits
trépidants sont autant d'aventures qu'il chérit sans les avoir vécues.
L'homme, rongé par l'ennui, a une vision naïve de la vie, teintée
par ses fantasmes plutôt que par ses actes. C'est dans ce vide, ce trop-plein
de souvenirs inertes, que Milan débarque. Manesquier, dont l'il s'anime
à la vue de l'étranger à la veste de cuir, est inévitablement
happé dans son sillage. On lit chez lui la solitude et l'urgence de la
rencontre. Encore étrangers, Manesquier se confesse, cachant à peine
sa fascination: il a toujours rêvé d'être un " muet qui
passe ", un homme qui, sans rien dire, suscite par sa simple présence
la coquetterie des femmes et l'envie des autres hommes. Cette vision presque mythique
d'une certaine réalité trahit d'emblée la candeur du personnage.
Hospitalier, il ouvre tout de suite sa maison à l'inconnu. Familier, il
lui raconte sans l'ombre d'un rougissement comment il se livrait, jeunot, à
des pratiques onanistes en regardant un nu vieux de deux siècles. Le charme
candide et l'amour de la parole de Manesquier fait aussitôt contraste avec
le mutisme cynique de Milan. Ce dernier, lorsqu'il n'évite pas les questions
de son interlocuteur bavard en s'éclipsant subrepticement, se contente
de répondre à son enthousiasme d'un hochement de tête silencieux.
Si Milan accepte d'abord l'hospitalité de Manesquier, ce n'est
pas sans réticence. "Prends garde à la douceur des choses",
dit un jour le professeur récitant un poème, et ajoutant: "car
on risque de s'y habituer". Ce vers illustre le regard qu'il porte sur sa
propre existence tout en faisant la lumière sur la méfiance de Milan,
qui s'apprête à découvrir une autre façon de vivre.
L'homme sans passé qu'il incarne pénètre ainsi dans la maison
des souvenirs, éprouvant un réconfort nouveau dans ce lieu empreint
de nostalgie où tout est ancien, habité, et marqué par le
passage du temps. Alors que Milan s'installe, découvrant le confort d'une
vie de pantouflard et la chaleur rassurante de la pipe, Manesquier se glisse dans
la peau du gangster. Par un échange de bons procédés, Milan
l'initie à la gâchette. Dans une scène touchante, clin d'oeil
avoué de Leconte à son film Le mari de la coiffeuse, Manesquier
se rend chez le coiffeur, où il demande une coupe de cheveux "à
mi-chemin entre le footballer professionnel et la sortie de prison".
On retrouve le même décor vieillot et chaleureux que dans le précédent
film de Leconte. Bien que Milan ait depuis longtemps connu son heure
de gloire, son mode de vie a toujours de quoi faire rêver Manesquier le
sédentaire, celui qui, même s'il s'est plusieurs fois imaginé
en train de braquer une banque, n'a jamais marché hors de l'étroit
sentier qu'il s'est vu tracer, en fils de bonne famille, pour existence. Tous
deux considèrent leur passé avec amertume et leur avenir sans conviction,
hantés par l'impression d'avoir choisi une existence qui ne leur convenait
pas. Le seul lien qui les unisse est sans doute ce désir utopique de faire
marche arrière, cette soif de revivre une autre vie.
D'emblée,
Leconte installe un climat de nostalgie très palpable, où le temps
est à la fois très long mais pourtant insaisissable. L'ouverture
du film n'est pas sans rappeler Dead Man, le film de Jim Jarmusch, autre
réécriture du genre western qui s'ouvrait également sur une
séquence montrant le personnage principal voyageant à bord d'un
train. Le motif du train semble ainsi être une récurrence du genre,
suscitant une fascination qui s'apparente à celle du spectateur pour les
héros solitaires et nomades du far west. Nombre de films du début
du siècle témoignent de la fascination de l'homme pour cette machine
qui file à toute allure et par tous paysages, de Buster Keaton à
Von Sternberg. Cependant le rythme du film de Jarmusch, très lent, niait
l'habituel régime de l'image-mouvement des westerns classiques. Dans L'homme
du train, Leconte fait pareil usage de l'espace- temps suspendu, plaçant
les personnages dans une situation de dernier sursis et faisant dévier
l'objet du film, qui n'est plus une quête vers le magot (celle-ci devient
accessoire), mais une interrogation sur le sens de l'existence même. L'habituel
antagonisme du bon héros et du méchant truand est pareillement évacué
au profit d'une relation beaucoup plus complexe entre Milan et Manesquier, protagonistes
marginaux qui n'ont malheureusement jamais connu leur heure de gloire et qui sont
à présent fatigués, brisés l'un par une vie nomade,
l'autre par une existence sédentaire. Malgré la trajectoire convergente
qu'empruntent les personnages, dont les destins, par fatalité, semblent
voués à se croiser, Leconte maintient constante tout au long du
film l'impression de dualité. Maniant subtilement le langage et la forme
filmique, il varie les échelles de plans, l'étalonnage de la pellicule,
la musique, pour créer plusieurs univers aux ambiances distinctes entre
lesquels la caméra vogue constamment, comme en suspens. Ainsi, les plans
tournés dans la maison de Manesquier sont généralement éclairés
d'une lumière chaude et diffuse, et l'auteur utilise des cadrages de plus
en plus serrés, qui se referment sur les personnages jusqu'à la
fragmentation des corps, accentuant l'impression de promiscuité et illustrant
la relation osmotique entre eux. Les plans tournés en extérieurs,
qui se caractérisent par la couleur bleutée de la pellicule étalonnée,
suivent habituellement les excursions solitaires de Milan, tel un leitmotiv formel.
Sur fond de musique où perce une guitare esseulée, Leconte privilégie
l'utilisation de plans très larges, révélant le village inhabité
et désert, exacerbant la solitude et l'isolement du personnage. Une seule
fois tout au long du film, l'univers bleuté de Milan s'ouvre à Manesquier,
lorsque celui-ci, réalisant l'un de ses fantasmes, s'exerce à tirer.
La principale force du film réside sans doute dans l'élaboration
subtile, selon le principe des vases communicants, de la relation qui se développe
entre deux hommes qui, dans la réalité, ne se seraient jamais rencontrés.
Malgré l'inévitable choc d'une telle rencontre, guidée par
la fatalité, le récit s'écoule de manière fluide.
Leconte ponctue son film de nombreux détails savoureux de par leur simplicité.
Scène magnifique que celle où, dans la chambre de Milan, Manesquier
rêve, enfile la veste de cuir noir à franges et se transforme soudain
en Wyatt Herp. Sur fond sonore de dessins animés, il joue la comédie
et la caricature, pointant du doigt la caméra en guise de revolver, s'enfilant
des Jack Daniel's invisibles et s'essuyant la bouche du revers de la main. Leconte
recrée pour un instant l'ambiance très picturale des saloons de
Lucky Luke, avec les détonations des revolvers et le bruit des balles
qui ricochent. Puis, soudainement rappelé à lui-même, presque
avec cérémonie, Manesquier enlève le blouson d'un geste pieux
et redevient M. l'instituteur. Les réparties de Manesquier se révèlent
d'un humour subtil et savoureux : " C'est pas une ville très animée!
", alors qu'ils déambulent dans les rues désertes de la petite
ville. Et celles de Milan, furieusement honnêtes : " J'crois pas que
les choses soient douces. " C'est ainsi qu'un bon soir, Milan avoue à
Manesquier son désir de porter des pantoufles pour la première fois
dans sa vie. Manesquier, en bon pédagogue, lui donne alors une leçon
sur l'art d'être pantouflard ("Non! Pas comme ça. Il faut traîner
les pieds
"), qui devient art de vivre. Leconte maintient un schisme
entre deux univers qui se rencontrent et ce, malgré le fait que les personnages
se rejoignent sans cesse dans une espèce de valse-hésitation. On
retient le jeu naturel et subtil de Rochefort, ainsi que la performance étonnante
de Johnny Hallyday dans un rôle qui lui colle comme une seconde peau. Pour
le plus grand plaisir des spectateurs, Leconte parvient à nous faire oublier
le visage trop souvent affiché à la une du Paris Match de
Johnny Hallyday, comme il était d'ailleurs parvenu à éclipser
Vanessa Paradis et Chanel No.5 dans La fille sur le pont. Il signe avec
L'homme du train une autre uvre maîtrisée et efficace,
qui laisse le spectateur pensif.
Anne-Michèle Fortin Octobre 2002 - Montréal
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