L'Amérique du Nord accuse un pitoyable taux de natalité d'un enfant et demi par femme. Pourtant, à la sortie d'un film de Larry Clark, ça semble déjà beaucoup trop. Comme si ces tranches de vie pathétiques, ces personnages détestables à souhait cherchaient délibérément à nous faire hurler, comme la mère dans le Deux de Schroeter : « il faut tuer toutes les femmes enceintes ! » Avec Ken Park, cependant, ce n'est plus totalement vrai ; si l'on oublie un instant le scandale qui aura buté sur certains moments du film, escamotant le propos pour mieux renflouer sa vision d'une jeunesse décadente, la dernière collaboration Clark-Korine propose un regard plus nuancé. Un enfant et demi par femme. Si les gamins de Kids représentaient plutôt fidèlement la demie, les ados de Ken Park, la plupart enfants uniques, viennent compléter la statistique. Parce qu'ils ne sont pas ostensiblement unidimensionnels, parce qu'ils ont une profondeur psychologique qui vient miner l'aversion du spectateur (sans bien sûr pour autant la transposer en sympathie), et sans doute aussi parce qu'ils stagnent dans une bourbier en putréfaction qui n'est plus simplement celui qu'ils auraient initié d'eux- mêmes, ces adolescents sont caractérisés à la manière d'une esquisse dont on aurait gommé les traits les plus saillants, de façon à en adoucir certains aspects toujours aussi orduriers, et ainsi mieux uniformiser la scène, là où Kids présentait un croquis aux traits volontairement gras où les gamins se détachaient du fond. Korine aurait-il suivi scénarisation 101 ?

C'est bien entendu par opposition aux propres réalisations auxquelles Korine nous a habitués qu'on se permet ainsi de feindre la déception qu'un classicisme retrouvé provoquerait chez l'intello branché moyen. Ken Park vous offrira le même ratio freak / minute que la plupart des projets du jeune auteur. Mais comme pour Kids, la narration est beaucoup plus serrée, sans atteindre le sommet de progression pathétique que ce dernier nous offrait. L'ouverture accuse en fait une certaine parenté avec les propres films de Korine ; sur une série de photos, la voix-off du prochain protagoniste à nous être présenté raconte les liens, qui sembleraient somme toute ténus, qu'il entretient avec la personne à l'image (ainsi, Claude présente Shawn, Peaches présente Claude, Tate présente Peaches. On remarque déjà une certaine rigidité mécanique dans la structure). On croirait en fait qu'ils se connaissent très peu. On a l'impression qu'une vague connaissance apostrophée dans la rue à qui on aurait montré cette photo partage avec nous un vague souvenir. Un peu comme dans Gummo, on ne sent pas peser l'obligation de justifier outre mesure tous les personnages introduits. Mais l'analogie s'arrête ici et cette fausse piste, qui se révélera significative peu avant le dénouement, participe d'une fiction qui se donne des airs d'enquête sur le terrain. Outre la présentation des différents dossiers, les scènes se suivent pour exposer rigoureusement la situation familiale de chacun, les rapports parents / enfants, leurs pratiques sexuelles, leur conception de « la vraie vie », etc. Et même si le travail sur l'image relève d'une entreprise de fiction assumée, le traitement s'accorde avec la rigueur de l'enquête.

Outre l'organisation des séquences autour de différents thèmes et régulée par le montage parallèle, le film s'inspire de l'enquête sociologique jusque dans la complémentarité des situations qu'il présente. Famille monoparentale (Peaches, seule avec son père religieusement ascétique), famille reconstituée (Tate, repêché par ses grands-parents), famille disloquée (Shawn et ses parents absents), famille atomique (Claude, papa a raison et maman enceinte à la maison). Le film ne se centre pas simplement sur des ados que tout « bon » sens commun jugerait décadents. En fait les adultes peineront tout autant à gagner la sympathie du spectateur (toujours cette complémentarité taillée au marteau). Abus de pouvoir et de confiance constituent la toile de fond pour tous les dossiers : le père de Claude tente de violer son fils, la belle-mère de Shawn se sert de son gendre pour combler ses désirs sexuels. Et même les parents les plus « vertueux » sont inévitablement impliqués dans la détonation qui viendra couper le souffle à l'audience. Revirement ironique mais prévisible, les adultes les moins susceptibles de convoquer les foudres du spectateur (trop occupé, de toute façon, à encaisser son premier cunnilingus grosplanisé) cheminent dangereusement vers la dérision, et même si les actes de Peaches et Tate seront à l'origine de la détonation [1], cette dernière sourd des excès « vertueux » d'un père religieux et d'une grand-mère bonasse. Après tout, une mamie incapable d'abandonner son sourire et sa bonne humeur pour son petit-fils dépressif et irrévérencieux sans borne, au point où elle ne semble aucunement lui prêter attention, mérite sans doute de se faire poignarder durant son sommeil. Et le zèle religieux du père de Peaches n'est sans doute pas étranger aux fantasmes sadomasochistes de cette petite [2]. Tout au moins, l'assaut du père sur une pauvre victime ligotée apparaîtra autrement plus dramatique qu'un jeu sexuel puéril entre ados consentants. Par définition, aucune souche familiale ne semble particulièrement immunisée aux revirements problématiques.

À noter, pour ceux qui voudraient analyser le film d'un angle politique à tout prix, que Ken Park n'est pas bêtement un pied de nez à la droite pure et dure. Évidemment, pour tout lecteur d'Artifice qui se respecte, les pères de Claude et Peaches se hisseront droit au sommet de votre pamphlet « arguments pour la peine de mort » (haïr la droite au point de recourir à ses propres méthodes pour s'en débarrasser, quoi de mieux pour rester a-politisé). Mais les autres avoueront tous avoir versé une larme pour cet homme divinisant sa jeune fille qui ressemble comme deux gouttes d'eau à sa femme perdue, et pour cet autre en manque d'amour au point d'en chercher dans le lit de son fils. Paradoxalement donc, les mêmes réactionnaires qui auront tôt fait de démoniser le film ne sont pas particulièrement méprisés par celui-ci, qui travaille même à leur fournir une profondeur psychologique. D'autre part, la gauche indulgente, fièrement représentée par les grands-parents de Tate, n'est pas particulièrement efficace lorsqu'il s'agit de désamorcer les tensions.

Chaque dossier ouvre en fait sur l'étude de comportements sexuels jugés déviants. Adultère entre ado et adulte (Shawn), viol incestueux (Claude), jeux de soumission (Peaches), onanisme autostrangulatoire (Tate). Et oui, tout ça est montré aussi clairement que le geste le plus anodin, sans réticence particulière pour (et même plutôt une insistance sur) les parties génitales. Film coup de poing, certes ; film pornographique, certainement pas. En fait la question ne se pose même pas, dans la mesure où ce choix de satisfaire la pulsion scopique la plus intraitable répond en fait à la logique d'enquête qu'emprunte le film. L'acte sexuel est décortiqué par le montage analytique. Gros plan sur le membre viril flasque, gros plan sur les mains baladeuses, gros plan sur le membre viril aux aguets, etc [3]. On croirait parfois assister à un guide de la sexualité chez l'être humain, et c'est ici que la dimension enquête se renforce d'un traitement National Geographic (décidément, on ne se lasse pas de la superbe photo de Ed Lachman). Cependant, le film choque précisément parce que le scénario découpé au bistouri et la sexualité explicite ne sont pas présentés hors de l'institution du cinéma de fiction. Il convoque ainsi nos affects et mine notre capacité de se retrancher dans une froideur clinique. Mais paradoxalement, l'enchaînement des scènes parvient à créer un filet de réception de sorte que le spectateur, lorsque confronté aux affres du sexe en pleine lumière, ne tombera pas nécessairement de son siège. L'enquête ne présente pas objectivement des faits bruts ; par accumulation elle tisse son propos de sorte que certains des moments de sexualité « déviante » explicite saillent jusqu'à devenir les plus beaux moments du film.

La construction du propos n'est pas gommée par la fiction. Les ficelles n'ont pas toutes été retirées numériquement, au contraire, elles surgissent volontairement mais non sans nuance. Montage alterné entre Claude chez des copains et son père affalé sur le canapé. Dans les deux cas, la discussion se polarise sur la vie de raté dont ils s'accusent l'un l'autre. Cette unité temporelle acquiert obligatoirement une dimension discursive propre au montage parallèle. Et même si le père de Claude apparaîtra inévitablement comme un babyboomer reconvertit hypocritement à l'éthique protestante (bref un loser sans commune mesure), on ne cherche pas ici à le ridiculiser plus que de raison. En fait son fils accuse exactement les mêmes schèmes de pensée, toutes proportions gardées (considérant le gouffre des générations ; différentes époques, différentes substances pour s'évader). Sur ce fond de disparité entre générations, où règne l'absence de communication, (les grands-parents de Tate sus-mentionnés, le discours moral à sens unique martelé par le père de Peaches et de Claude ou même les ordres sexuels envoyés par la belle-mère de Shawn à ce dernier), la manipulation et l'abus de pouvoir, le sexe sans tabou (dans la façon dont il est pratiqué comme dans la manière de le présenter) ne sont soudainement plus des choses si laides.

C'est du moins ce que le film tente de démontrer, même si plusieurs spectateurs seront toujours aussi happés en étant témoin d'une partouse entre Shawn, Claude et Peaches. Mais la surprise ne surgit plus bêtement à la vue d'un pénis en érection (après tout il ne s'agit pas de la première scène à caractère sexuel) ; avant cette scène bien précise, jamais le film ne nous a montré les protagonistes ensemble. On apprend aussi qu'ils côtoient Tate, alors qu'aucun indice ne nous laisserait supposer auparavant qu'ils sont tous amis. L'enquête sociologique objective qui semblait choisir judicieusement des dossiers complémentaires (types de familles ; parents libéraux / conservateurs ; parents terribles vs. enfants terribles) s'efface subitement et le film se révèle en fait l'histoire d'une bande d'amis. Après nous avoir présenté leurs anecdotes familiales respectives, ce retournement ne peut qu'apparaître plus sympathique. Même l'aspect National Geographic se dissipe lors de cette scène, d'impudique (ou alors carrément gratuite pour certains) la sexualité explicite se situe désormais au centre du film, lequel perdrait tout son sens si cet élément essentiel faisait défaut. Par opposition à ce qui lui précède, ce moment n'est aucunement entaché de mauvaises intentions ; Claude et Shawn ne sont aucunement présentés comme de jeunes phallocrates sans aucun respect pour Peaches, alors que Kids faisait de cette exploitation entre ados son moteur narratif. Bien qu'ils ne soient pas plus valorisés que les adultes et qu'ils viendront renflouer à maintes reprises la dimension acerbe du scénario, les ados réussissent à jouir de la vie là où leurs aînés ne peuvent que rabâcher leur existence maussade. La profondeur psychologique mise en place ne permet plus au spectateur de se réfugier dans la même abjection totale qu'il était bien souvent forcé d'emprunter pour Kids.

Et Kenny dans tout ça, me direz-vous ? Entrée en scène remarquée, certes, ce Kenny-là n'est plus de la trempe des champions qui avait imprégné un autre gamin du même nom (mais non, imbéciles, pas celui en suit de skidoo orange, l'autre là, avec une planche à roulette lui aussi). Il a peut-être repris ses jambes (de même que sa bite, dont il a appris l'usage - on ne sait plus si on peut parler d'utilité - et il a trouvé sur son chemin un magnum et une caméra vidéo), mais ce Kenny contemporain ne porte plus avec lui l'optimisme, le courage et la persévérance des années 80, à la manière de son digne prédécesseur. On reconnaît ici un trait distinctif de Korine, une unité emblématique et décalée de l'ensemble au simple niveau anecdotique. Sa copine enceinte demande à notre cher Kenny s'il aurait apprécié que sa maman se fasse avorter. Et la réponse se fait attendre. Et ne viendra pas. Pas parce que Kenny est une sale petite ordure qu'on enverrait allègrement au bûcher, au point où il en aurait pris conscience et préfère taire une réponse équivalente à la négation du bien-fondé de son existence. On assisterait alors à quelque chose d'analogue au joyeux repentir littéralement placé dans le bouche d'un des gamins de Kids, également réplique finale du film (« Jesus Christ what happened ! »). Non, notre Kenny est malheureux. Son silence rend éloquent le propos du film. Quand j'en aurai soupé de prendre mon pied avec les gonzesses, je serai devenu un de ces losers que je suis forcé de côtoyer en permanence.

Au-delà de tout ce qui s'apparente à l'électrochoc dans le choix de ce qui est montré, et comme il revendique une certaine franchise par rapport au réel, on peut se demander si Ken Park ne serait pas au fond une fiction plus rassurante (avis au lecteur : nous ne disposons pas de guillemets assez volumineux pour nuancer correctement ce mot dans ce contexte bien précis) que ce qu'on pourrait imaginer. Par la profondeur psychologique des personnages, et plus précisément encore dans la façon de bien intégrer l'horreur dans une relation de causalité avec le contexte familial, le film se referme sur lui-même, en vient à constituer un tout, boucle la boucle. L'entreprise est intéressante dans la mesure où elle vient jeter un éclairage nouveau sur une expérience cinématographique comme Kids. Ce dernier, précisément, ne s'embêtait pas à justifier la bêtise extrême qu'il présentait. L'erreur (dont s'accable ici votre dévoué rédacteur) était peut-être justement de le considérer tout autant refermé sur lui-même, ce qui élevait le film au rang de publicité pour capote paroxysmiquement (note à la correctrice : je suis encore rédac' chef, je peux inventer des adverbes tant que je veux!) moralisatrice. Et si Kids n'avait cherché au fond qu'à confronter le public avec la conception commune d'une jeunesse flanc-mou stupide, sans justification psychologique [4], sans contexte d'imprégnation, juste la vision réductrice et réactionnaire entretenue par les babyboomers? L'impossible identification avec, d'un côté, de détestables phallocrates et, de l'autre, quelques pucelles trop grossièrement victimes pour qu'on puisse les camper ne serait-ce le temps d'un plan, impose une distance qui aura souvent provoqué le rejet global du film, mais du même coup était peut-être apte à distancer le spectateur de ses propres préjugés sur la jeunesse. Personnages stéréotypés, volonté de montrer le réel qui s'efface au fil d'une progression narrative intraitable jusqu'à la clôture trop punitive pour exister en dehors d'une entreprise de fiction assumée, bref, distanciation. Tandis que Ken Park oscille entre distanciation et identification, propose une structure narrative certes mais ne la parachève pas (la plupart des dossiers ne sont pas résolus au sens classique du terme) ; le sentiment de résolution émane en fait de la dimension enquête qui, elle, semble achevée. La question mérite d'être posée : est-ce que ce type de résolution (présente même dans le genre documentaire pur et dur) pourrait s'assimiler à la clôture narrative traditionnelle et par extension être criblé des mêmes reproches qu'on lègue à cette structure conflictuelle refermée sur elle-même (léthargie cognitive, démagogie, etc.) ? Puisqu'on se réclame ici d'une honnêteté envers le réel, ces questions délicates ne peuvent être esquivées, et on doit se demander en somme s'il ne valait pas mieux, à la manière de Kids, tenter d'accéder au réel à travers une vision répandue de la réalité des jeunes, reconnue et exacerbée par le film. Les tranches de vies brutes de Ken Park sont montées de façon à en faire sourdre un propos éclairé sur le réel. Mais dans la construction même de ce propos, dans la nuance même qu'il amène comparativement à Kids, ne sera-t-il pas, à l'instar d'une fiction forfait tout inclus, à la fin de la projection, plus susceptible de tourner à vide ?


Carl Therrien
Octobre 2002 - Montréal


1 - Abus de confiance et de pouvoir, respectivement. On croirait presque assister, dans la distribution « égalitaire » des maux présentés par le film entre ados et adultes, au travail créatif d'un auteur qui se répète sans cesse : « pousse mais pousse égal ».

2 - Même si votre dévoué rédacteur n'est pas le premier à établir une corrélation entre zèle religieux et sadomasochisme, les lecteurs qui seraient outrés par cette association devraient se sentir bien à l'aise de signaler leur colère et le temps qu'ils ont à perdre en signant une pétition sur le ouebbe ou encore en lui rédigeant quelques courriels haineux.

3 - L'entreprise est d'autant plus déstabilisante puisque la narration est introduite dans l'acte sexuel même, là où les scènes de baise usuelles tentent de simuler, à l'aide de travellings langoureux, en gros plans sur les parties « moins impures » de l'anatomie humaine correctement ombragées (montés en fondus enchaînés successifs), l'ivresse sexuelle, et délaissent la progression narrative de l'acte au profit d'une a-temporalité présumément apte à simuler cette même ivresse. Rarement sommes nous témoins de l'orgasme. À jauger les conventions mises en place pour communiquer ce qui lui précède, il en est peut-être mieux ainsi.

4- À part peut-être la voix-off du jeune protagoniste principal qui répand le VIH chez les pucelles : elle nous apprend en effet que ce gamin ne pense qu'aux chattes jour et nuit. Sans chatte, il n'aurait plus rien. Bien évidemment, tout lecteur d'Artifice qui se respecte (mais pas nécessairement tous les rédacteurs - je vois des mains levées) se sentira en symbiose totale avec ce jeune phallocrate, ce qui du coup rend plus problématique notre lecture de Kids ; et oui, quelques grands esprits auront entamé un processus d'identification avec ces gamins.