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La séance s'ouvre sur un abandon, ou plutôt sur son empreinte. La mère couche sur papier le souvenir d'une perte qu'elle aura imposé à ses filles. Cette lettre cherche délibérément à attiser le manque et la mère jamais ne donne espoir qu'il sera un jour comblé. En fait, autant l'abandon que son évocation sont ici convoqués sous le registre du geste d'amour ; association étonnante qui, si elle ne manquera pas d'être déclassée sous peu, annonce déjà le propos du film. Pourquoi une mère absente cherche-t-elle à exacerber la douleur, sinon pour faire vivre de façon viscérale le manque, comme pour précipiter plus promptement ses filles dans l'abîme ? Impossible de reconstituer le détail de cette perte ; peu s'en faut et l'influence déterminante qu'elle exerce sur Maria et Magdalena passerait inaperçue. Tout simplement parce que le lien ne s'effectue pas de façon classique, mais au niveau discursif, s'immisçant dans une multitude de vignettes filmiques qui ne parviennent jamais totalement à s'agglutiner en séquences cohérentes. Ainsi Maria, cherchant à combler ce manque en donnant l'amour qu'elle n'a pas reçu, adopte un renard. Quoi de mieux pour rester immaculée. Magdalena entame quant à elle sa décadence en apprenant à chanter « J'aime les militaires », façon opéra. Or cette déclamation renvoie justement à la mère, à en croire les bribes d'une idylle avec un de ces hommes de passage qu'on nous présente. Ces quelques scènes ne sont cependant pas clairement originées : flashback explicatif, moments récurrents dans l'existence de la mère, voire fantasme de Magdalena cherchant à comprendre la source de sa vie orpheline? Peu importe leur vérité, elles témoignent du manque éprouvé par la jumelle. La figure du soldat, amant de passage par excellence, renchérit la toile du manque progressivement tissée par le film. « J'aime les militaires », parce qu'ils ne peuvent que vous confronter à la perte de l'être cher. Et la perte qu'ils imposent ne manquerait pas de s'inscrire, dans la logique du film, sous le même registre du geste d'amour évoqué plus haut. « J'aime les militaires », parce qu'ils ne peuvent que vous rapprocher du geste d'amour ultime, la pulsion de mort. C'est bien naïvement que Maria place ses espoirs dans un renard tout aussi meurtrier qu'il n'est mignon en apparence. Dans la façon d'aimer de ces deux femmes se retrouvent déjà en puissance la matrice qui reconduira la douleur, sur elles-mêmes comme sur les autres. C'est avant tout un amour stérile, maternité contre nature pour Maria, homosexualité pour Magdalena. « On s'aime de 10h à 11h », dit cette dernière à une maîtresse. Il n'y a pas d'amour heureux. Il ne faudrait cependant pas croire que ces quelques tronçons narratifs parsemés de façon sporadique se condensent en un récit intelligible. Sitôt évoqué, un élément connu du spectateur est réfracté par un nouvel ensemble hétéroclite qui à nouveau se scindera pour mieux brouiller les pistes. Magdalena se fait recruter par un maquereau, qui l'introduit à une troupe de théâtre où elle apprendra à chanter l'opéra pour aboutir revampée en drag dans un cabaret nocturne. Les personnages secondaires changent de vocation au détour d'une collure, d'autres surgissent et voudraient faire avancer le récit mais ne réapparaîtront jamais. Maintes fois sont ainsi créées des expectatives par ce qui semblerait être l'amorce d'un montage alterné, cependant perverti en montage parallèle purement discursif. Même les lieux se soutiennent le temps d'un plan à peine. Les jumelles n'y échappent pas. C'est bien en vain que le spectateur tente de s'armer au plus tôt de quelques signes pour distinguer d'une Huppert à l'autre. Mais Maria et Magdalena ne sont pas consistantes, leurs figures se démultiplient. Une majorité de scènes sont à toutes fins pratiques non-localisables, une série de vignettes qui pourraient aussi bien nous présenter une Huppert différente à chaque fois. Huppert lesbienne, Huppert travestie, Huppert chanteuse d'opéra, Huppert défoncée à l'héroïne dans un train, Huppert bouddhiste, Huppert dans un couvent, Huppert l'amie des animaux,... Mais cette prolifération sous la modalité du « ou alors... », parce qu'elle se déploie comme énumération de toiles vertueuses ou décadentes, ne s'affirme jamais comme telle. Rien à voir avec l'exercice purement ludique de Smoking / No Smoking. Sans réelle parenté non plus avec le dédoublement problématique de Mulholland Drive, qui élevait cette structure en puzzle psychologique, incitant le spectateur à s'y commettre. L'accumulation des variations ne s'organise pas aussi rigoureusement qu'un Marienbad, de façon à représenter les triturations mnémoniques du film intérieur. Et le spectateur qui voudrait discerner le niveau de réalité d'une scène à l'autre n'y trouvera vraisemblablement pas son compte... En ce sens, Maria et Magdalena ne constituent qu'une paire conceptuelle au-delà de tout effort de caractérisation. Car c'est avant tout à une problématisation de l'axiologie vertu / décadence que nous convoque Schroeter (dans un cabaret déjanté, un numéro sublime : « In the upper room with Jesus »). Lorsque la mort devient l'état de plénitude par excellence, le meurtre le geste d'amour ultime, la décadence la plus excessive n'est qu'un moyen de plus pour précipiter les choses vers un mieux-être. Et c'est bien pour cette raison que l'excès surgit sans ménagement et de façon imprévisible ; célébration de la vie en apparence seulement, les éclats de rire, de chants, les spasmes corporels qui affectent à tout moment les figures du film ne parviennent en somme qu'à mieux les vider de toute substance (de fait, les figures en question ne perdurent rarement plus d'un plan). Lorsque le renard, adopté pour mieux sublimer la perte maternelle, s'élance et dévore sa maîtresse, ce n'est pas tant par ingratitude que par amour, tout comme la décadence de la mère absente était un geste d'amour. Maria enviait déjà les animaux, parce que eux « ils savent mourir » ; ils savent également donner la mort. L'attaque du renard agit comme révélateur, après quoi elle cessera de chercher à sublimer l'abandon qui était déjà un acte sublime en soit. À la tonitruance sans équivoque de « J'aime les militaires » s'ajoute maintenant la douceur non pas résignée mais sereine de la voix-off qui ponctue le meurtre de Magdalena par sa soeur jumelle : « les autres ne comprendraient pas, mais c'est une oeuvre d'amour » (Magdalena, étant bouddhiste, ne peut qu'espérer la mort définitive, c'est-à-dire la fin du cycle des réincarnations, grâce à ce geste d'amour). La révélation a porté fruit et Maria est désormais en mesure de la partager avec le spectateur, qui sera d'autant plus surpris qu'il aurait bien pu recevoir les signes précurseurs sous le mode de la foire, sans s'attarder à leur signification. Il ne faudra cependant pas lui en tenir rigueur ; le film de Schroeter pèche lui aussi par l'excès, comme pour mieux consumer sa vie interne. Les sens sont littéralement assaillis par la surenchère visuelle, le mouvement excessif et imprévu, l'omniprésence de la musique et sa variété (opéra, sonorités arabisantes et militaires), la grandiloquence de la mise en scène. Cette surenchère participe de la structure évoquée plus haut (les variations sur les thèmes vertu / décadence), et porte l'ensemble de manière résolument festive. L'exercice, si multiforme soit-il, ne cherche pas bêtement à nous embourber dans l'incompréhension. Ce tout-volatile tisse des liens minimaux, semble narguer le spectateur fictionnalisant ou alors se résigne à l'accrocher avec quelques liens narratifs ténus pour mieux l'amener à autre chose. Peut-être à dompter ce désir de tout comprendre et ainsi éprouver (le mot n'est pas trop fort) le film au seul niveau sensuel, ce qui expliquerait les éclats discursifs tonitruants, lancés en plein visage pour passer plus rapidement à autre chose. La mère, qui deux plans auparavant (la temporalité est ainsi faite qu'on ne peut en parler qu'en termes écraniques) souffrait d'être enceinte, clame à un destinataire inconnu (à l'autre bout du fil téléphonique, le spectateur écoute-t-il seulement ?) : « IL FAUT TUER TOUTES LES FEMMES ENCEINTES » sur fond de musique oppressante. Mais même si les surprises répétées motivent l'oeil à rester aux aguets, le film n'est pas nécessairement reçu uniformément sous le mode de l'attraction. Il y a quelque chose de plus pervers dans cette façon d'appâter l'audience avec des bribes de récit ou des structures connues, pour mieux décevoir ses attentes tout en lui offrant quelque chose de sublime à travers l'inconnu ; quelque chose d'inextricablement connecté sur cette matrice de vie / mort soulignée en début d'analyse. L'intersubjectivité (le deux que forme le film et son spectateur) est constamment mise à mort pour mieux laisser le spectateur apprécier la vie autonome de l'oeuvre (ce même deux ne fait que souligner la rupture entre chacune de ses parties ; il n'y a pas de nous, il y a seulement nous deux) y cherchant son plaisir à défaut d'être confortablement rassuré par la compréhension. Et la joie festive du film ne pourrait être sans cette mise à mort constante. « Les autres ne comprendraient pas, mais c'est une oeuvre d'amour ». Scène emblématique de cette relation, comme toujours décalée de l'ensemble : Magdalena et sa maîtresse, dans un relais perdu au fond des bois, écoutent la radio. Incommodées par la friture, elles parcourent tout le spectre des ondes à la recherche d'une station plus claire, essaient de comprendre, d'imiter les voix, de s'identifier (se reconnaître). Cette radio semble connectée sur le monde entier tant les langues et styles musicaux qui s'y font entendre sont lointains et discontinus. Mais elles viennent à apprécier ce petit manège à défaut de se trouver en terrain connu. Il semble y avoir dans le film de Schroeter comme une volonté d'atteindre par la médiation un nouveau langage total (et ce n'est pas simplement l'omniprésence de l'opéra tout au long du film qui laisserait supposer une telle volonté), si totalisant en fait qu'il irait jusqu'à revendiquer la perte et le manque qu'il impose inévitablement. Les bipolarités thématiques (vie / mort ; vertu / décadence) et la contamination sémantique mutuelle de leurs parties ; la structure multiforme qui éclate l'anecdote pour couvrir de ses variations le spectre des possibles ; la surenchère visuelle et sonore qui participe de ces variations ; le flottement ontologique de scènes / plans s'accommodant à la fois de l'emblème, la narration, le symbole, l'attraction, le fantasme, sans jamais totalement parachever aucune de ses fonctions dans le geste même de vouloir toutes les intégrer. Et ce langage total sème la mort, valeur première du film, dans l'esprit du spectateur qui ne peut la soutenir. Le cinéma n'est pas ici un simple moyen d'exprimer un propos audacieux ; ce propos émane tout autant de l'auteur que du médium, qui fait de la mortification constamment répétée d'une immédiateté perdue son principe générateur.
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