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Le récit du deuxième long-métrage de Komakur ressemble étrangement à celui de Festen, le tout premier Dogme'95, réalisé en 1998 par le danois Thomas Vinterberg. On y raconte l'histoire d'une famille noble - et névrotique - rassemblée pour une célébration pompeuse. Quand le discours «d'ouverture» du fils cadet (il semble que ce soit souvent le cadet qui souffre le plus) écorche le pseudo-bonheur de la famille et l'image dorée du patriarche, mettant à nus plusieurs scandales tus durant de trop nombreuses années, c'est le début de la descente aux enfers. La structure et le ton très cru du film de Kormakur incitent à la comparaison. The Sea nous entraîne dans un petit village aliéné de la côte Est de l'Islande, qui survit tant bien que mal d'une industrie traditionnelle de la pêche qui ne rivalise plus avec les grandes industries. Thordur Agustsson (Gunnar Eyjolfsson) incarne la toute-puissante figure patriarcale; il règne comme un roi - sur le déclin - sur le village et sur sa famille, dirigeant l'usine de transformation de fruits de mer, seul moteur économique du village. On sent chez lui la peur archaïque d'être renversé par sa propre progéniture et, à plus grande échelle, par l'évolution de la technologie et du marché. Viscéralement attaché à la tradition, Thordur refuse malgré tout de s'adapter aux nouveaux standards du marché en augmentant ses quotas de production. Dès lors, le village autrefois siège d'une activité fourmillante, est en train de sombrer peu à peu, ce qu'illustre Kormakur en montrant la destruction successive, à grands coups de bélier, de petits navires de pêche. C'est dans ce contexte de déchéance que, se sentant faire de vieux os, Thordur rappelle à lui ses trois enfants, comptant élire son successeur à la tête de l'usine et mettre au grand jour un secret devenu trop lourd à porter. Agust (Hilmir Snaer Gudnasson, qui incarnait Hylnur dans 101 Rekjavik), le cadet, revient alors de France, accompagné de sa copine Françoise (Hélène de Fougerolles). Ragnheinour (Gudrun Gisladottir), sa sur, s'embarque avec son mari et son fils dans leur rutilant Range Rover pour un long voyage dans les montagnes. Haraldur (Sigurdur Skulason) est déjà sur place, travaillant pour son père depuis l'adolescence, nourrissant l'espoir vain de lui succéder un jour à la tête de l'entreprise et subissant les crises de nerfs de sa femme Aslaug (Elva Osk Olafsdottir), qui n'en peu plus de vivre dans ce trou perdu. Quand tout ce beau monde se retrouve réuni dans la maison familiale, celle-ci devient trop petite pour contenir les névroses, les mensonges et les désirs égoïstes de chacun, qui font surface l'un après l'autre. Tout comme la famille d'Antonio, dans Le jardin des délices de Carlos Saura, qui illustrait la paralysie et l'immobilisme du peuple espagnol sous le règne d'un Franco de plus en plus sénile, la famille Agustsson est la représentation microcosmique du déséquilibre social qui sévit actuellement dans les villages côtiers d'Islande. Exploitant les possibilités antagoniques du double discours du son et de l'image, The Sea est un film qui désenchante et qui enchante aussi parfois. Les plans à vol d'oiseau d'un paysage pittoresque que le cinéaste classique insère habituellement à un endroit stratégique du déroulement de l'histoire pour happer momentanément le spectateur et accroître son implication émotive dans le récit, ont ici une fonction inverse. Comme nous l'apprennent les personnages, les montagnes islandaises sont aussi imprévisibles et capricieuses que les hommes: « The sea's in its place, so are the mountains, until the next landslide. » Les grands espaces inhabités, qui symbolisent habituellement la liberté, isolent les habitants du village et instiguent sournoisement chez le spectateur un sentiment qui s'apparente à la claustrophobie. Plan d'ensemble d'un jeep Range Rover de l'année, qui sillonne une route déserte dans les montages volcaniques. On dirait presque une publicité pour la télévision; on sent le goût de la liberté et du luxe qui flatte si facilement le consommateur qui en a les moyens. Jusqu'à ce qu'on entende, comme une musique d'ambiance, le bruit d'un Gameboy (au lieu de l'habituel cri d'un quelconque oiseau de proie, ou de l'extrait du disque Play, de Moby) et que l'aliénation de l'homme matérialisé, dominé par les Choses, ne nous soit ainsi crachée au visage. Kormakur, manipulateur pernicieux, use ainsi, tout au long du film, de la puissance enchanteresse de l'image pour désenchanter le spectateur. On pense également à la scène où Agust, dans un avion qui survole les plaines et les troupeaux de rennes, décrit son village et ses coutumes à sa copine émerveillée par le paysage saisissant: «My sister was abused before she was confirmed, like most of the women here.» Si Kormakur fait preuve d'une maîtrise étonnante du contre-discours de l'image et du son pour créer chez le spectateur des émotions contradictoires, il exploite également les pouvoirs respectifs du son et de l'image pour donner une esthétique personnelle et originale à son film. Ainsi, la caméra, rarement fixe, se déplace tranquillement, souvent en travelling avant, à la manière d'un navire à la dérive, dans un mouvement qui, bien que fluide, est irrégulier, s'achevant souvent sur une image décentrée ou tronquée. Malgré une approche formelle singulière, l'image et la mise en scène demeurent généralement sobres et dépouillées, laissant toute l'importance au drame qui se joue. Quelques séquences seulement font exception à cette règle, dont une, au tout début du film, qui recrée pour un instant le climat surréaliste des films de Bunuel. Par un mouvement panoramique très lent, on change d'époque, passant d'un plan de Kristin, deuxième femme de Thordur, couchée dans son lit, à un plan de sa sur, première femme de Thordur (décédée), couchée dans le même lit vingt ans plus tôt. L'image est bleue, et un vent souffle de la fenêtre qui est grande ouverte. Un petit garçon, Agust enfant sans doute, se détourne de la fenêtre pour embrasser sa mère. Le passage d'une époque à l'autre s'effectue de façon aussi fluide que le changement d'atmosphère, qui suggère le rêve. Le son occupe un rôle prédominant dans l'instigation d'un climat particulier au film. Les cris des goélands, le bruit des vagues qui se fracassent et du vent qui souffle reviennent systématiquement, indépendamment du fait que la scène se passe à l'intérieur ou à l'extérieur, à proximité ou loin de la mer. De même, le bruit d'un moteur de bateau devient souvent le bruit ambiant lors de scènes en intérieur, accompagnant la caméra qui semble voguer sur l'image. Le cinéma ne saurait exister sans public. Un film ne peut s'achever sans spectateur. C'est chez lui et par lui qu'il prend forme, nécessitant son implication émotive, forgeant chez lui des attentes qu'il comblera ou non. Certains genres filmiques fonctionnent selon des recettes précises et bien connues. Dans un suspense, le spectateur en sait toujours plus que les personnages. Dans un film genre Poirot, c'est l'inverse. The Sea est construit comme un suspense dont la gradation suit un crescendo jusqu'à ce que la position du spectateur frôle l'insupportable, jusqu'à la catharsis finale. Dans un contexte où tout le monde se ment impunément, où les gens se trompent, complotent les uns contre les autres et se disent des choses horribles, où les hommes et les femmes sont affectés par des blessures existentielles profondes qu'ils doivent sans cesse ravaler, le spectateur est le seul qui sache tout et qui, dès lors, soit pleinement conscient de l'ampleur de la névrose. Les pseudo-moments d'accalmie, où la famille ressemble à n'importe quelle famille, ne font qu'augmenter le malaise du spectateur, qui est en mesure de lire chez les personnages un discours au deuxième degré à peine dissimulé et malsain. Que penser de Françoise, cette outsider qui se retrouve au cur de cette famille psychotique, incapable de comprendre ce que les gens disent? À aucun moment, dans le film, elle ne se retrouve impliquée dans le récit. Elle ne peut que contempler, de l'extérieur, la situation de crise qui nous est racontée, incarnant la position du spectateur devant une réalité qui ne lui est accessible qu'à moitié, tant la culture et la situation que vivent les personnages est particulière et symptomatique. C'est elle qui, malgré le fait qu'elle ne comprenne rien à leur langue, semble pourtant avoir la vision la plus lucide de la situation : « Is the truth the only thing you can't tell to each other? » dit-elle un jour à Thordur, qui s'entête à croire qu'Agust, qui veut devenir musicien, doit prendre la direction de l'entreprise. Les enfants de Ragneinour et de Haraldur occupent une position semblable, constamment tenus en retrait, oubliés, témoins muets de la décadence de leurs parents, modèles ratés. Quand ils se manifestent, on les fait taire à coup de hamburgers, de pizza et de Coke. Ils ne vivent que pour la télévision et les jeux vidéo, exprimant un je-m'en-foutisme exacerbé face à l'absence de repères et de modèles sains. L'année dernière, Baltasar Kormakur a fait une sortie remarquée à la 30ième édition du FCMM avec son premier long-métrage, 101 Rekjavik, une comédie cinglante Made in Iceland qui dressait, à travers le personnage de Hylnur, le portrait d'une jeunesse débauchée et nonchalante. Malgré le regard acerbe que le film portait sur une génération désillusionnée, le ton demeurait plutôt rafraîchissant et nourrissait les visions fantasmatiques de l'Islande, devenu un lieu de culte pour une certaine génération d'ici, qui aimerait bien aller s'y saouler la gueule et baiser en écoutant du Björk. Le film, qui avait eu la faveur du public, avait par la suite été réélu par le grand gourou Chamberlan pour figurer au programme de Magnifico, les 4 et une nuits du cinéma, festival d'été encore tout jeune (il en était à sa 5ième saison cette année), qui se tenait du 12 au 16 juin 2002. Avec The Sea, le jeune réalisateur (qui est également acteur, scénariste et producteur) est revenu pour une deuxième année consécutive nous chanter l'histoire de son pays, choisissant cette fois un tout autre registre. S'il arrive au spectateur de rire - jaune - pendant la projection de The Sea, néo-tragédie islandaise, c'est avec une boule au ventre qu'il quitte la salle de projection. Reste à savoir si ce regard sans pitié nourrira les fantasmes ou coupera les appétits.
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