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Le jeu vidéo s'inscrit pourtant dans une problématique plus large qui récupère à maints égards des considérations déjà formulés pour l'ensemble des moyens de représentation dans un registre fictionnel. Par conséquent, il ne faudrait pas mal jauger son importance, ce qui implique que son étude ne devrait pas être cloisonnée et faire table rase des réflexions antérieures ou insister sur une rupture dont le pierre d'assise serait l'interactivité enfin acquise. Le jeu vidéo n'est en fait qu'un à-côté, un aspect sans doute gênant de l'anticipée révolution qui titillait les futurologues et inquiétait les auteurs de fiction spéculative bien avant l'invention du premier ordinateur. Mais il est sans doute aussi un aspect privilégié dans la mesure où il se présente de manière beaucoup plus concrète et fait fi du discours éthéré qui accompagne cette révolution. Il n'hérite cependant pas moins de l'aura qui entoure les représentations numériques. La technologie connue du public sous l'appellation « réalité virtuelle » remet à l'ordre du jour le mythe de la reproduction totale du réel, qui entraînerait l'immersion complète de l'utilisateur. Dans cette acception précise de l'art total, le dispositif de représentation peut enfin s'effacer totalement et laisser place à une expérience multisensorielle, apte à reproduire la réalité en fournissant à l'appareil perceptif humain des stimuli qui reproduiraient fidèlement ceux fournis par l'environnement immédiat. Cette utopie première possède bien sûr un penchant dystopique qui n'est pourtant pas simplement son antithèse ; les deux versions considèrent la reproduction du réel comme une finalité imminente des dispositifs représentationnels. La version dystopique se distingue au niveau des conséquences de cette révolution ; la reproduction du réel ne peut qu'engendrer une aliénation massive de l'humanité qui dès lors ne pourra plus discerner le réel de la représentation [1]. À la suite de Ryan, et pour bien marquer la pérennité d'une appréhension qui autrement pourrait être conçue comme une invention de l'ère numérique, nous proposerons de subsumer la vision dystopique actuelle sous le concept englobant du syndrome Don Quichotte. Comme le note Schaeffer : « la vision dysphorique de l'avenir « cybernétique » est largement empruntée aux accusations traditionnellement formulées contre la fiction » [2]. Le protagoniste de Cervantès est un cas idéal dans la mesure où il exemplifie les deux critiques principales qui engendreront la polémique antimimétique depuis Platon : l'effet d'entraînement et la confusion réalité / représentation. En effet, Don Quichotte s'auto-proclame chevalier errant et accommode le monde environnement aux impératifs de sa quête. Cette aliénation est causée par son engouement pour les romans de chevalerie. Si un pauvre paysan peut faire abstention de la défaillance iconique d'une représentation langagière au point de subir une immersion à ce point aliénante, le cheminement des représentations numériques vers l'iconicité parfaite laisse supposer une transparence totale, sans conscience aucune du dispositif derrière la représentation, et par conséquent une immersion complète de l'utilisateur qui risquerait d'autant plus l'aliénation. La force immersive d'une représentation serait donc proportionnelle à son degré d'iconicité et l'immersion exclurait à priori toute conscience du médium de la part de l'utilisateur pendant l'expérience. Le point de vue de Gombrich résume bien cette conception : dans une représentation, selon lui, l'attention du sujet se porte soit vers le support, soit vers la chose représentée ; les deux aspects s'excluent et s'occultent mutuellement. Bien entendu, l'immersion ne peut être envisagée que lorsque l'attention du spectateur est dirigée vers la chose représentée. Notons au passage que cette opposition vient renflouer la polémique art noble / art populaire ; les représentations misant sur l'immersion sont souvent taxées d'illusionnistes et tendraient à manipuler le spectateur. L'état d'immersion est ici considéré comme un phénomène néfaste qui équivaut sensiblement à un état d'hypnose favorisant le lavage de cerveau, puisqu'il induit la passivité chez le spectateur, ne lui demande en somme que de gober sans réfléchir. L'activité intellectuelle semble endiguée par l'immersion et ne reposerait en somme que sur des procédés auto-réflexifs incrustés dans la représentation. Ryan ouvre une piste pour expliquer cette conception : « what can be said about immersion in a textual world except that it takes place? The self-explanatory character of the concept is easily interpreted as evidence that immersion promotes a passive attitude in the reader » [3]. L'objectif du présent travail consiste à mettre à l'épreuve cette conception, en dehors de toute approche polémique entretenue encore aujourd'hui sur les dispositifs de représentation et ainsi tenter de mieux saisir les phénomènes d'immersion dans le cadre pragmatique de la fiction. La transparence accrue des nouveaux médias numériques, via une interaction de moins en moins symbolique, une représentation navigable, confère-t-elle à ces derniers un pouvoir immersif inconnu à ce jour ? Nous poserons plutôt comme hypothèse de travail que, loin d'être irréconciliables, les phénomènes d'immersion peuvent s'accommoder d'une certaine conscience du médium, qui plus est, être renforcés par cette même conscience à un niveau bien précis. Phénomène complexe et pluriel, émergeant selon différentes modalités, l'immersion ne repose plus ici singulièrement sur une représentation illusionniste toujours plus fidèle au réel, mais requiert comme le souligne Murray une construction active de la part du spectateur utilisateur. D'emblée, précisons deux définitions génériques. Pour Ryan, l'immersion survient lorsqu'un sujet est confronté à un univers textuel dégageant une certaine autonomie, une logique qui lui confère une vie interne. Pour Schaeffer, le même terme désigne une variante de l'attention cognitive. Le trajet proposé exige cependant de grimper les échelons progressivement, à partir de l'idée reçue de l'immersion soulignée plus haut, c'est-à-dire une sensation de présence provoquée par un « gobage » perceptif, jusqu'aux définitions mentionnées. La perception d'un réel factice serait-elle la condition nécessaire et suffisante pour engendrer l'immersion ? Au niveau strictement perceptif, est-ce qu'une reproduction fidèle du réel, sans marques énonciatives du médium quelles qu'elles soient, serait le vecteur ultime d'immersion, vers lequel tendraient les dispositifs de représentation ? À défaut d'avoir sous la main ces dispositifs qui combleraient éventuellement tout le spectre du sensible, nous devrons nous rabattre sur la représentation audiovisuelle. Au demeurant, les gants à retour d'effort ne sont pas encore au point et les dispositifs de réalité virtuelle misent principalement sur la reproduction tridimensionnelle de l'espace et du son. Mais peu importe les modalités perceptives reproduites, puisque la reproduction procède toujours de la même façon, c'est-à-dire par production de mimèmes, entendu à la suite de Schaeffer comme une unité de ressemblance dans une relation d'imitation. Significatif pour notre étude, le fonctionnement des représentations audiovisuelles implique une exagération de ces mimèmes. Comme le note Schaeffer :
Le recourt aux mimèmes hypernormaux, loin d'être un simple effet de mode, nous renseigne en fait sur le mode de fonctionnement des représentations. Non soumis à une quelconque fidélité reproductive pour induire l'immersion, il tire profit des exagérations à différents niveaux. Les contrastes lumineux et le travail sur les couleurs engendrent une certaine schématisation de l'image qui répond à l'impératif de déchiffrement à travers un réseau de lignes de force. Les mimèmes hypernormaux constituent aussi un vecteur indispensable dans les phénomènes de transfert perceptif au cinéma. L'exagération, combinée à un choc visuel ou sonore, permet le bon fonctionnement des leurres préattentionnels qui font reculer le spectateur sur son siège avant qu'un frein moteur ne vienne inhiber la réaction physique. Ces réactions témoignent d'un effet de présence ressenti par le spectateur, mais d'emblée notons que cette présence ne peut être assimilée à l'immersion, du moins si l'on admet le critère énoncé plus haut : la non-conscience du médium. En effet, l'intervention d'un frein moteur ne peut qu'inévitablement équivaloir à un dur constat du statut feint et médiatisé de la représentation qui a engendrée le transfert perceptif. Ne te jette pas à l'extérieur de la salle en criant, c'est arrangé avec le gars des vues (mais tout de même, laisse toi avoir par le prochain leurre préattentionnel). La conscience du médium ne semble donc pas empêcher le bon fonctionnement d'une immersion au stricte niveau perceptif. Une représentation plus transparente eu égard au réel, lorsque introduite au public, ne manquera pas d'attirer l'attention, provoquant par la même occasion la visibilité des mêmes signes qui à priori sont considérés plus fidèles à la réalité qu'ils représentent [5]. Bien sûr, les mimèmes hypernormaux seront éventuellement intériorisés par le spectateur, mais l'exagération n'est pas simplement reléguée au second plan dans ce processus d'intériorisation ; « Ces exagérations ont souvent une fonction de compensation perceptuelle susceptible de favoriser l'immersion psychologique » [6]. Ils permettent en somme la création active du monde représenté par le spectateur en renforçant au niveau synesthésique les modalités perceptives qui ne sont pas directement suscitées par la représentation. Ainsi, des indices purement visuels de profondeur et de volume permettent la création mentale d'un espace tridimensionnel, qui acquiert ainsi une dimension quasi tactile, effet renforcé dans les dispositifs de réalité virtuelle ou encore dans les jeux-vidéo intégrant les mêmes moteurs 3D, puisque ces objets peuvent désormais être contournés par l'utilisateur [7]. Comme le
suggère Schaeffer, combler la perception en soi n'est pas suffisant
pour engendrer l'immersion. Ce seul critère évacue une dimension
proprement cognitive. Afin de bien marquer l'insuffisance d'une immersion
strictement perceptive, nous examinerons dans un premier temps quelques
procédés présupposés plus immersifs justement
parce qu'ils comblent la perception de l'utilisateur et lui permettraient
de s'incarner dans un sujet percevant, son adjuvant diégétique.
Le roman offre quelques exemples d'une narration à la seconde personne.
Ce procédé peut effectivement offrir une alternative symbolique
de la perception au lecteur qui, dans un premier temps, sera vraisemblablement
apostrophé par la narration, s'identifiant au protagoniste au point
d'assimiler les descriptions en tant qu'émanation d'un point de
vue qui serait sien. Pour le dire en termes schaefferien (sans pour autant
se limiter aux dispositifs fictionnels qu'il met en place ; lui-même
avoue pleinement le caractère incomplet de sa catégorisation.
Voir pp. 243-258) : ce vecteur d'immersion (simulation à la fois
de la perception, d'actes mentaux, et substitution d'identité physique
; la particularité du procédé vient justement du
fait qu'il simule symboliquement par l'intermédiaire du langage,
misant sur son pouvoir d'évocation, et substitue l'identité
du lecteur sans recourir à la personnification en acte, comme au
théâtre) propose au lecteur une posture d'immersion qui est
celle d'un sujet percevant. Si notre critère demeure toujours la
perception, ce procédé devrait se positionner comme l'un
des plus immersifs à un niveau strictement littéraire. En
théorie du moins ; « the immersive power of the second
person is often a short-lived effect. When the shock of the initial identification
wears off, second-person fiction tends to be read like a third-person
narrative » [8]. Ryan met ici de l'avant
la persistance des schémas intériorisés par le lecteur,
à savoir, en ce qui concerne le roman, la narration à la
troisième personne. À la limite, la non-familiarité
de ce procédé littéraire vient miner la puissance
immersive envisagée d'après la posture d'immersion qu'il
induit. Pour faire
le pont et mettre un peu plus en échec cette conception première
de l'immersion, fondée sur la reproduction sensible du réel,
nous proposons maintenant d'effectuer le cheminement inverse, c'est-à-dire
de démontrer la force immersive de procédés jugés
à priori moins immersifs parce qu'ils mettent en échec la
perception. Prenons un cas extrême : le jump-cut. Arrêt
senti de l'image mouvement, la force distanciatoire attribuée à
ce procédé semble incontestable. Sa réhabilitation
dans le cinéma de fiction par Godard n'est pas passée inaperçue,
mais s'il est aisé d'admettre l'effet de rupture provoqué
par les scènes hachurées de À bout de souffle
[11], il serait beaucoup plus problématique
d'associer définitivement le procédé avec cet effet.
D'une part le spectateur contemporain s'est habitué soit à
passer outre des coupes n'ayant plus comme finalité première
de rendre le montage transparent, soit à consommer un film expressément
pour ses effets déstabilisants tels leurres préattentionnels
et mimèmes hypernormaux évoqués plus haut, auxquels
nous pouvons maintenant ajouter le montage épileptique. D'autre
part, nous pouvons maintenant mettre à l'épreuve des types
d'immersion qui ne reposent pas strictement sur l'aspect perceptif. Même
en faisant abstention de l'intention du réalisateur (qui irait
certainement de pair avec les propos à venir, considérant
son implication, au niveau conceptuel, dans le montage de The Limey
et son intérêt pour Resnais, qui renvoient justement, pour
répliquer à une affirmation faite un peu plus haut
[12], à une simulation d'actes mentaux par un jeu sur
la monstration), l'utilisation du jump-cut dans Traffic
(Soderbergh, 2000) peut être envisagée à un niveau
immersif et non distanciatoire. La saute cherche-t-elle, ou plutôt provoque-t-elle, la mise à distance du spectateur ? Plusieurs réceptions pourraient être envisagées pour ce passage précis, mais nous nous centrerons sur un effet possible qu'il serait en mesure d'actualiser. Considérant les informations divulguées au spectateur et énoncées ci-haut, ce dernier bénéficie pour mieux recevoir le faux raccord d'un indice d'association créé par la narration : Hudson est inquiet et songeur, puis retombe subitement dans des considérations beaucoup plus concrètes et immédiates (son travail). Tirant profit de la fonction psychologisante du plan rapproché et de cet indice, la saute vient mimer le dur retour à la réalité éprouvé par le personnage. Le procédé est considéré à un niveau immersif précisément parce qu'il communique au spectateur, et c'est bien ce qui provoque les réticences, un effet déphasant vécu par le personnage, propulsé hors de son monde intérieur par des considérations plus pragmatiques. La narration tient pour rôle de faire sentir la vie intérieure tourmentée, crédible, autonome du personnage. À la suite de Ryan, nous pourrions évoquer ici une immersion émotionnelle [13]. Pour le dire en termes sémio-pragmatique : les rapports diégétiques focalisés autour du personnage de Hudson calquent les rapports entretenus par le spectateur avec la représentation filmique, créant ainsi, au moins potentiellement, une mise en phase. Sitôt admise la conception première de l'immersion introduite dans le cadre de ce travail, nous sommes confronté au paradoxe suivant : des procédés supposés plus immersifs en fonction de leur capacité à combler la perception mettent en échec l'immersion, mais plus significativement, des procédés qui briment la perception favorisent dans certains cas l'immersion psychologique [14]. Notons au passage les correspondances entre nos conclusions et celles de Jost en regard d'une théorie de l'énonciation au cinéma. Les marques énonciatives du dispositif cinématographique, dans l'acception première de cette théorie, brimeraient la capacité du spectateur à se concentrer sur la chose représentée - pour reprendre les termes de Gombrich - et ainsi endigueraient toute immersion. Jost présice qu'« Il n'est pas possible de repérer dans les films l'équivalent de ces indicateurs qui, dans la langue, renvoient au locuteur. Tel plan [ou procédé] « transparent » dans tel film sera repéré comme une trace de l'énonciateur dans tel autre » [15]. À défaut donc d'avoir isolé des techniques de représentation inexorablement immersives, force est de constater l'insuffisance du critère perceptif pour discuter in extenso des phénomènes d'immersion et de plonger dans une dimension proprement cognitive que nos remarques sur la non-familiarité de certains procédés auront introduite. Pour engager l'appareil cognitif, un dispositif de représentation se doit d'élever une structure conventionnée, intériorisée et facilement reconnaissable par l'utilisateur. Cette structure médiatise le rapport cognitif au monde à défaut de pouvoir reproduire ce rapport dans toute sa complexité. C'est dans cette optique qu'on peut parler d'effet de réel. Il s'agit en effet de créer l'adhésion non pas en imitant le réel, mais bien le discours dominant sur ce réel. Les romans qui récupèrent le discours historique sembleront inévitablement mieux ancrés dans une certaine réalité. La représentation numérique en constante évolution est à ce titre un objet privilégié pour l'étude de tels effets ; elle rend prégnante le processus par lequel les représentations acquièrent leur crédibilité, et ce à plusieurs niveaux. L'image de synthèse ne manque pas, encore aujourd'hui, d'attirer l'attention parce que trop propre, trop lisse, trop « parfaite ». Supposons la reproduction imminente du réel perceptible par l'imagerie synthétique. Comme ce fut le cas pour les images en mouvement, la puissance mimétique accrue du dispositif ne provoque pas une immersion psychologique en soit, mais profite aux phénomènes de leurres préattentionnels à travers une conscience toujours aiguë du médium. Dans la présente transition du photographique au synthétique, les infographistes auront misé sur la familiarité du spectateur avec le premier paradigme pour pallier les lacunes figuratives du second. Bien qu'à la base notre perception ne les subissent pas, ou du moins pas de la même manière, l'image de synthèse a bénéficié récemment de l'intégration toujours plus fidèle d'effets tels reflets de lentille et flous provoqués par un mouvement rapide, conséquence directe de la vitesse d'obturation des caméras. L'adhésion est renforcée par la présence de mimèmes perceptifs propres au dispositif de représentation visuelle le plus répandue ; la caméra et ses « défaillances » ont été parfaitement intégrées et sont reconnues par le spectateur, lui permettant de réactiver le fonctionnement cognitif approprié. En théorie, l'image de synthèse peut présenter un événement sous des angles jusqu'alors inimaginables pour des praticiens qui composent avec la matérialité de leur appareil de captation. Mais les jeux-vidéo, bénéficiant en grande majorité d'un moteur 3D qui restitue l'action en temps réel, se sont montrés réticents à exploiter les possibilités de ces moteurs. Prenons l'exemple du jeu de sport : la plupart se limitent strictement à calquer la présentation télévisuelle. Thierry Lounas note : « Se rapprocher de la télévision, c'est de toute évidence chercher à être un peu plus réaliste, en ajoutant à l'effet de réalité (la perfection du dessin) un effet de réel, qui est un effet de reconnaissance et qui consiste à s'aligner sur la représentation la plus répandue, celle de la télévision » [16]. On intègre ici des mimèmes discursifs (discursifs en ce sens qu'ils renvoient à une structure conventionnelle intériorisée) propres à la captation du réel. Ces effets de reconnaissance jouent à plusieurs niveaux : représentation, captation, mais également au niveau fictionnel. La fiction a mis en place une structure conventionnelle qui sert d'alternative symbolique à l'implication émotive et temporelle de l'utilisateur. Ce genre d'implication joue un rôle clef pour engendrer une immersion psychologique profonde. Le jeu d'aventure graphique a depuis ses débuts mis à profit un effet de reconnaissance fictionnel, entre autre en misant sur le dialogue pour développer une histoire autour d'un protagoniste incarné par l'utilisateur. Ce genre en particulier mise sur la résolution d'énigmes via un répertoire d'action plus élaboré que celui offert dans les genres orientés vers l'action, ce qui implique, du moins pour les concepteurs initiaux, de mettre en place une interface d'interaction lourde ; le répertoire d'action (regarder, prendre, utiliser, ouvrir, parler, etc.) est affiché à l'écran, parfois de façon iconique. Le joueur doit amasser des informations qui l'orienteront pour utiliser au bon endroit les objets trouvés au fil de sa quête, et qu'il garde en permanence « sur » lui. Traditionnellement, un écran d'inventaire est accessible au joueur en tout temps pour lui indiquer les objets qu'il a en sa possession. Cette interface est manipulée par le joueur à l'aide d'une souris et d'un pointeur-écran. Considérant l'idéal de transparence qui persiste parmi les créateurs de jeux-vidéo [17], cette interface met de l'avant, comme le précise Ryan, le conflit entre immersion et interaction. En effet, l'immersion fictionnelle et l'interaction constituent pour plusieurs une paire irréconciliable, un binôme impossible à résoudre : « I believe that on a fondamental level, storytelling and interactivity are exclusive to one another » [18]. À ce titre, l'exemple de Grim Fandango (LucasArts, 1998) est tout à fait symptomatique de la course à la transparence. À défaut de mieux, on récupère des conventions cinématographiques pour donner l'impression d'une interaction naturelle : aucune interface à l'écran, jusqu'au pointeur à disparu, le protagoniste contrôlé à l'aide des flèches sur le clavier, le répertoire d'action classique pris en charge par deux touches (l'une pour regarder, l'autre pour prendre/utiliser/parler). Le « plan » s'en sort ainsi moins encombré. L'immersion spatiale n'est pas fondée sur les possibilités du moteur 3d à offrir une représentation navigable [19]. Un lieu donné est « pré-découpé » d'avance et chargée en bloc dans la mémoire vive, ce qui permet de varier l'échelle des plans et de gérer leur alternance de façon instantanée, en fonction des déplacements du joueur, et fluide, par l'entremise du raccord de mouvement. On substitue à un fort sentiment de présence un effet de reconnaissance. À cette récupération de mimèmes discursifs de présentation s'ajoutent une série de mimèmes proprement fictionnels : on a substitué à l'écran d'inventaire un gros plan sur le veston du protagoniste, à partir duquel le joueur peut faire défiler les objets en sa possession ; lorsqu'il déplace son adjuvant dans la scène, le joueur est informé des éléments avec lesquels il peut interagir par un raccord de regard. L'information pertinente est ainsi communiquée au joueur. Certains moments du jeu lui demandent de résoudre une énigme par l'entremise d'un montage alterné et induisent une immersion temporelle en créant le suspense. Séquestré dans la salle des moteurs de son propre bateau par des agents à ses trousses, le joueur apprend par une voix-off qu'on le coulera de toute façon avec une bombe. Il devra trouver le moyen de se sortir de cette situation à l'aide des deux ancres du bateau (qu'il peut contrôler à partir de la salle des moteurs), mais surtout d'un montage alterné lui indiquant la position relative des deux ancres sous le bateau. L'information pertinente est distribuée de manière typiquement cinématographique, et cette divulgation lui permettra éventuellement d'accrocher les deux ancres ensemble, première étape qui le mènera vers son salut. Dans l'ensemble, nous pouvons supposer que Grim Fandango capitalise beaucoup plus au niveau de l'immersion fictionnelle à travers sa récupération de mimèmes fictionnels proprement cinématographiques qu'il ne gagne en immersion au niveau stricte de sa plus grande transparence d'interaction ; après tout, les mimèmes fictionnels orientent cognitivement l'utilisateur par un effet de reconnaissance, de la même façon l'interface « lourde » des premiers jeux d'aventure graphique aura été intériorisée par les joueurs, la transparence défaillante ne prévenant pas ainsi l'état d'immersion psychologique. Les interfaces complexes peuvent être assimilées en bloc et ainsi n'occuper qu'une unité dans la mémoire de travail. Même si le résultat à l'écran est trop rapidement assimilé à une rupture constante, les possibilités d'action accrues offertes par ce genre d'interface renchérissent en somme sur l'implication cognitive globale de l'utilisateur qui aura fourni l'effort de s'accoutumer. Même lorsqu'ils offrent des interfaces plus « transparentes », les logiciels demandent généralement à l'utilisateur de s'habituer via un ou plusieurs tutorials, c'est-à-dire une séance d'entraînement et de familiarisation [20] avec les commandes. Avant de tirer les conséquences de notre exploration des phénomènes d'immersion au niveau perceptif et cognitif, il est essentiel de nuancer notre propos. L'étude de certains procédés et des effets de reconnaissance jusqu'à maintenant semble indiquer le primat absolu de la familiarité et des conventions sur tout à priori. En fait, ce point de vue est difficilement admissible : admettre le tout-convention revient à dire, au niveau de la représentation, que ces conventions auraient pu être tout autre ; l'évolution du mimétisme serait ainsi inconcevable. Ryan pose le problème de façon plus concrète : donnez à voir à des Égyptiens de la huitième dynastie une peinture composée selon les règles de la perspective ; admettraient-ils la plus grande fidélité reproductive de ce procédé, ou alors sa nouveauté conditionnerait-elle négativement sa réception ? Nous pouvons supposer qu'à terme, comme les premiers spectateurs se sont accoutumés aux images en mouvement, les utilisateurs pourront profiter pleinement des représentations synthétiques tridimensionnelles et ainsi mettre de côté leur aspect attractif. Pour l'instant, ces représentations capitalisent sur des effets de reconnaissance à défaut d'offrir une plus grande transparence, accessible via la modélisation de l'espace. Jusqu'à maintenant, nous avons séparé un peu artificiellement la perception et la cognition pour tenter d'y déceler les vecteurs d'immersion. Le temps est venu de se commettre à quelques remarques sur l'appareil perceptivo-cognitif de l'être humain, notamment en ce qui concerne le fonctionnement conjoint des modes de traitement bottom up et top down. Avant de mieux cerner leur dynamique, nous pourrions tenter une définition de chacun au niveau élémentaire, séparément donc, puisque ces définitions recoupent les phénomènes étudiés jusqu'à maintenant. Le mode de traitement ascendant, bottom up, désigne la perception réflexe et renvoie aux effets de leurres préattentionnels évoqués en première partie. Le mode descendant top down, quant à lui, désigne le traitement cognitif à partir de schémas intériorisés, notamment les effets de reconnaissance abordés en second lieu. À ce stade, nous devrions être en mesure de constater qu'aucun mode de traitement ne possède l'hégémonie sur les phénomènes d'immersion. Démonstration. La perception bottom-up comble effectivement les sens et situerait l'attention du spectateur utilisateur du côté de la chose représentée, pour reprendre l'expression de Gombrich, et permettrait ainsi son immersion perceptive. Premier bémol : l'attention suscite principalement la voie top-down. Deuxième bémol : sans schémas intériorisés pour guider son attention, le spectateur utilisateur doit déployer un niveau de concentration élevé qui brimera à terme son désir d'implication ; sur l'échelle des degrés d'absorption avancée par Ryan (p. 98), la concentration est tout en bas. Cependant, la voie top down ne peut faire abstention de la concentration. Une représentation fictionnelle qui suit à la perfection les schémas intériorisés par le spectateur, donc qui fait foi d'une grande familiarité pour celui-ci, facilite inévitablement sa compréhension et lui permet de ne s'attarder qu'à la diégèse. Mais l'immersion psychologique n'est pas si facile à maintenir : une trop grande adéquation avec les schémas intériorisés fait faux bond à la représentation, qui perd ainsi en autonomie et ne peut plus simuler une vie intérieure crédible. Les deux modes de traitement fonctionnent donc de façon conjointe en permanence. Notre rapport au monde ne se constitue pas exclusivement à partir d'une présence perceptive, mais requiert un ensemble de schémas spatiaux (scènes), temporels (scripts), et affectifs qui seront constamment renfloués et modifiés au cour de notre existence. Même au niveau perceptif, la décomposition en cartes des scènes selon différents aspects (couleurs, luminosité, etc.) n'encodera pas une copie parfaite mais des mimèmes marqués idiosyncratiquement par nos affects. L'appareil perceptivo-cognitif gère et discrimine ainsi l'information pertinente, l'intègre dans ses schémas dans le but de faciliter son interaction subséquente avec le monde environnant. Notre présence au monde relève en fait d'une immersion interactive, aussi contradictoire que cette expression puisse sembler (cf. note 18) ; l'interaction y est médiatisée, mais de l'intérieur [21]. L'intermédiaire de nos schémas intériorisés permet de mieux gérer les informations perceptives ; l'instinct de conservation nous contraint à déjouer le réel et force ainsi une implication constante avec le monde environnant, à travers une activité hypothético-déductive. Exactement comme le personnage de Hudson dans Traffic, notre attention n'est pas toujours focalisée sur l'instant présent ; l'esprit divague sur des considérations actuelles fondées sur son expérience et qui lui permettent d'envisager ses actions futures. La présence immédiate au monde est toujours assaillie par cette activité hypothético-déductive qui en retour s'étoffe à partir de cette présence immédiate ; c'est cette implication même de l'appareil perceptivo-cognitif avec le monde que nous appelons immersion interactive. L'efficacité de l'immersion fictionnelle vient du fait qu'elle offre une alternative symbolique au fonctionnement habituel de l'appareil perceptivo-cognitif ; par l'intermédiaire de ces trois composantes, à savoir le lieu, les personnages et l'action (setting, characters, plot), la fiction engendre l'immersion (spatiale, émotive et temporelle), c'est-à-dire, pour reprendre la définition de Schaeffer, une variante de l'attention cognitive fondée sur les schémas spatiaux, affectifs et temporels.
Cet équilibre dynamique implique, d'une part, que le monde fictionnel dégage l'impression de vie intérieure cohérente (selon ses propres postulats narratifs) soulignée par Ryan dans sa définition, et d'autre part un va-et-vient constant entre différentes postures d'immersion, différents degrés d'absorption diégétique qui calque le mouvement exercé par la conscience lors de son rapport premier au monde (plus ou moins attentive au monde, plus ou moins retranchée dans ses divagations, plus ou moins focalisée sur l'intériorité de son partenaire dans une discussion, etc.) « La variabilité des modalités de la posture d'immersion est un des facteurs les plus importants de la richesse cognitive des fictions artistiques » [23]. L'être humain possède dès l'enfance la capacité d'enrichir ses jeux fictionnels en alternant plusieurs personnifications ou même en adoptant une posture narrative ; il change de vecteur d'immersion pendant le jeu. Le déphasage qui survient lors de ces changements de posture contribue à terme à l'immersion globale, puisque c'est l'accumulation de ces postures qui permet une interaction médiatisée avec la diégèse. Le spectateur utilisateur met à profit les schémas qu'il utilise dans son interaction première avec le monde pour s'impliquer dans la fiction, et son implication oscille entre le temps de la fiction et l'ici-maintenant de sa réception, lorsqu'il ressasse mentalement les différents points de vue et autres informations.
La fiction constitue une alternative efficace du rapport qu'entretient notre appareil perceptivo-cognitif au monde précisément parce qu'elle offre un espacement de qualité constant (conventionné) entre nos représentations fonctionnelles, pragmatiques, et nos représentations fictionnelles, fondées sur des mimèmes discursifs intériorisés et ainsi facilement réactivables. À condition bien sûr que la représentation fictionnelle ne constitue pas une entité trop facilement assimilable et prévisible, qu'elle offre suffisamment de « blancs » à combler par l'utilisateur [25]. Nous sommes maintenant en mesure de proposer une définition : l'immersion est une variante de l'attention cognitive (Schaeffer), c'est-à-dire une implication active de l'appareil perceptivo-cognitif dirigée vers une représentation qui suscite également différentes postures d'immersion par l'intermédiaire d'un univers apte à faire croire à son autonomie, à sa vie intérieure (Ryan). Jusqu'à
maintenant, nous avons démontré que l'immersion implique
des phénomènes complexes que l'opposition première
entre conscience du médium et attention portée sur la chose
représenté ne peut expliquer adéquatement. Si l'intériorisation
des mimèmes facilite effectivement l'immersion, elle n'occulte
pas pour autant le médium ; ces mimèmes discursifs de type
fictionnel constituent en fait une structure alternative symbolique, spécifique
à un dispositif donné et réactivant le fonctionnement
cognitif approprié pour faire entrer l'utilisateur en interaction
avec la représentation. L'utilisateur oscille entre diverses postures
d'immersion, différents degrés d'absorption diégétique,
pour mieux faire travailler son appareil perceptivo-cognitif. Lorsque
l'équilibre des composantes de la fiction offre un espacement de
qualité adéquat (ni trop grand, ni trop faible) en fonction
des schémas intériorisés, elle permet une «
immersion interactive » similaire à celle qu'engage cet appareil
avec le monde réel. Les leurres préattentionnels agissent,
malgré la nécessaire distance provoquée par le frein
moteur qui leur succède inévitablement, en tant qu'instigateurs
d'un effet de présence qui compense pour la non-matérialité
de la représentation, et renforcent ainsi une variante de l'implication
psychologique, vitale lorsque confronté à la matérialité
du réel [26]. Dès lors, l'appréhension
grandissante envers le syndrome Don Quichotte serait-elle fondée,
considérant la mise en place de ces structures symboliques visant
à engager la conscience dans une activité hypothético-déductive
analogue à son fonctionnement premier ? Évidemment pas.
La fiction est par dessus tout un opérateur cognitif de feintise
ludique partagée, c'est-à-dire une modalité innée
pour l'homme et plusieurs autres mammifères de traiter le «
pour de faux », « pour de vrai ». « C'est par l'efficacité
de ce blocage dû à la croyance (consciente) que nous nous
trouvons dans un cadre fictionnel qui nous permet de laisser opérer
sans risques les leurres préattentionnels qui induisent la posture
représentationnelle ou perceptive indispensable à l'immersion
» [27]. Cette conscience première de
la fiction nous permet d'entrer sans risque en collaboration avec la représentation
et ainsi de renforcer l'immersion. Cependant, le récit interactif a été à ce point théorisé depuis quelques années qu'il serait surprenant de ne pas voir surgir de nouvelles formes de récit. Le mythe de reproduction du réel ne s'arrête pas à créer un semblant de sa dimension sensible ; c'est la structure même du réel, ses conditions d'actualisation, qu'on cherche à mettre en boîte. Pour le dire en terme schaefferien : on cherche à faire passer la représentation de l'imitation-semblant à l'imitation-réinstanciation ; de l'illusion à la simulation complète du réel, qui permettrait enfin de réconcilier l'immersion et l'acception la plus radicale de l'interaction (cf. note 21). Bref, sortir des alternatives symboliques et fictionnelles. Cependant, modéliser le réel pour permettre un déploiement imprévisible de la simulation/représentation implique plutôt de calquer les schémas intériorisés des types de déploiements temporels associés au réel ; scripts qui, malheureusement pour les partisans de la non-linéarité absolue, se nourrissent bien souvent de ceux de la fiction.
1 - Il est intéressant de noter que l'imaginaire populaire a été bombardé par le cinéma de cette vision dystopique. En effet, la quasi totalité des scénarios construits autour des représentations numériques dévient inévitablement vers la dystopie : The Matrix en est sans doute la représentation la plus fidèle, mais en fait l'aliénation des protagonistes demeure le moteur central dans eXistenZ, engendrée par le jeu vidéo ; dans The Lawnomower Man, où Jobe est littéralement numérisé par un dispositif de réalité virtuelle ; dans Total Recall, dont l'intrigue initiale repose sur l'ambiguïté entre le réel et les souvenirs intégrés numériquement dans la mémoire du héros ; jusqu'au film Tron qui, l'un des premiers à traiter du sujet et à présenter au spectateur des images de synthèse en quantité, s'il ne met pas directement en scène une confusion réalité / représentation, repose néanmoins sur l'incapacité du protagoniste à sortir des « entrailles » de l'ordinateur. 2 - SCHAEFFER,
Jean-Marie. Pourquoi la fiction ?, Éditions du Seuil, Paris,
1999, p.12
Monographies ISER, Wolfgang. The Act of Reading. A Theory of Aesthetic Response, The Johns Hopkins University Press, Baltimore, 1978. MURRAY, Janet H. Hamlet on the Holodeck, The MIT Press, Cambridge, 1997. RYAN, Marie-Laure. Narrative as Virtual Reality. Immersion and Interactivity in Literature and Electronic Media, The Johns Hopkins University Press, Baltimore, 2001. SCHAEFFER, Jean-Marie. Pourquoi la fiction ?, Éditions du Seuil, Paris, 1999.
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