Le concept de jeu s'est imposé, tout au long du 20e siècle,
comme un outil d'analyse judicieux dans une multitude de disciplines.
Comme le fait remarquer Marie-Laure Ryan, vaste est le territoire qui
peut couvrir des études et des projets aussi diversifiés
que l'Homo Ludens de Johan Huizinga, la taxinomie de Roger Caillois,
les jeux littéraires de l'Oulipo et autres conceptions du jeu soulevées
par Wittgenstein, Derrida, Gadamer, etc. [1]. C'est
seulement vers la fin des années 80 que certains théoriciens,
dont André Gardies, se sont enfin penchés sur une relation
possible entre le cinéma et le concept de jeu. Ce questionnement
est d'autant plus important que, quinze ans après l'article fondateur
« Le pouvoir ludique de la focalisation » [2],
il est encore des plus actuels. En effet, l'expansion des nouvelles technologies
numériques et la place toujours grandissante qu'elles donnent à
l'interactivité positionnent le spectateur dans un environnement
de plus en plus ludique. Mais est-ce là un véritable changement?
Est-ce que cette recrudescence du spectaculaire qui se manifeste dans
le cinéma dominant ainsi que ces tentatives continuellement renouvelées
pour immerger de plus en plus intensément le spectateur, ne répondraient
pas plutôt à un désir que caresse l'industrie du cinéma
depuis ses tout débuts? Le spectateur, au fond, n'a-t-il pas depuis
toujours les mêmes aspirations? En fait, le concept de jeu sera
pertinent ici dans la mesure où il permet d'aborder sous un éclairage
différent, une certaine tendance du cinéma qui s'étend
de son apparition jusqu'à ses manifestations actuelles. L'étude
plus approfondie des débuts du cinéma permettra de mettre
dans une perspective historique le développement ludique de l'immersion
cinématographique. Plus précisément, c'est par l'intermédiaire
de l'activité et des désirs du spectateur au sein de cet
espace ludique, qu'il est possible de mieux comprendre la filiation qui
existe entre le cinéma des premiers temps et les récits
interactifs.
L'établissement du Cinématographe à l'intérieur
d'institutions « spectaculaires », comme la fête foraine
et le parc d'attractions, n'est certainement pas étranger à
sa nature ludique. Pour Roger Caillois, ces lieux de réjouissances
perpétuent d'une certaine façon les attitudes élémentaires
du jeu qu'on retrouve dans les sociétés primitives, soit
le vertige et le simulacre (ilinx et mimicry) [3].
Seulement, les diverses drogues et autres artifices utilisés pour
atteindre l'état de transe ont été remplacés
par les manèges, alors que les masques cérémoniels
ont fait place aux clowns et aux prestidigitateurs. C'est dans ces foires
qu'on voit apparaître, dans les années 1890, un appareil
qui permet, malgré une technologie de pointe, une collusion toute
particulière de ces attitudes « primitives ». Le Cinématographe,
« objet de tous les fantasmes », procure une émotion
sans pareil aux spectateurs, qui assistent pour la première fois
à la reproduction quasi parfaite du réel. Si cette réaction
de fascination, qui relève du couple mimicry-ilinx, est effectivement
celle des tout premiers spectateurs, il ne faut toutefois pas la confondre,
comme chez Caillois, à une attitude « pré-civilisatoire
» ou véritablement primitive. Les premiers spectateurs ne
sont pas non plus, comme le laissent croire certains textes, de complets
abrutis, complètement obnubilés par le spectacle qu'ils
confondraient avec la réalité. Dès l'invention de
dispositifs de projection, le cinéma prend place dans un régime
déjà instauré par les institutions de spectacle qu'il
côtoie : celui de l'attraction.
Le concept d'attraction, développé par André Gaudreault
et Tom Gunning, nous sera utile à plus d'un égard. Pour
l'instant, il nous permet de baliser l'environnement ludique au cinéma
selon les deux pôles antagonistes proposés par Caillois.
Selon lui, les quatre attitudes possibles face au jeu se répartiraient
entre deux tendances, le ludus et la paidia. Au cinéma,
et plus précisément dans la réception du spectateur,
le concept d'attraction coïncide avec la paidia, que Caillois définit
comme étant une « manifestation spontanée de l'instinct
de jeu », « une agitation immédiate et désordonnée
[...] volontiers excessive, dont le caractère impromptu et déréglé
demeure l'essentielle, sinon l'unique raison d'être » [4].
Le ludus, quant à lui, « discipline et enrichit » la
paidia. Il englobe les jeux réglés ou à obstacles,
face auxquels le joueur doit faire preuve « de patience, d'adresse
ou d'ingéniosité » [5]. On aura
compris qu'à l'opposé du pôle attractif, se trouve
le pôle narratif, qui représente le ludus dans l'acte de
réception filmique.
Mais avant toute chose, il est important de se pencher sur le pôle
attractif. Le « cinéma des attractions », qui caractérise
la production de vues animées précédant l'institutionnalisation
du cinéma dans les années 10, désigne l'époque
où ce dernier n'exploitait pas encore son potentiel narratif [6].
Cette vocation héritée des foires et des spectacles de prestidigitation,
consistait à montrer au spectateur des choses susceptibles d'éveiller
en lui la fascination, la surprise. C'est d'ailleurs en passant par la
mimicry et l'ilinx que les vues animées vont atteindre cet objectif.
En effet, l'attraction la plus rudimentaire tient uniquement au pouvoir
illusoire du dispositif cinématographique, que ce soit l'illusion
du réel (comme dans les toutes premières vues des frères
Lumière) ou encore l'illusion magique (comme dans les films à
trucs de Georges Méliès) [7]. À
elle seule, l'impression de réalité suffit à provoquer
de vives réactions chez le spectateur, émerveillé
par la fumée de locomotive et le mouvement des vagues ou effrayé
par une charge de cavalerie [8]. Gunning fait aussi
mention d'un usage massif d'exotisme (pensons aux centaines de vues touristiques
tournées dans tous les pays du monde) et, surtout, d'un recourt
à l'exhibitionnisme (le corps musclé du culturiste Sandow
dans la vue Edison du même nom ou encore la cheville de femme qu'on
dévoile dans The Gay Shoe Clerk ). De plus, l'attraction
en elle-même diffère beaucoup des stratégies narratives
classiques puisqu'elle se manifeste dans l'immédiat, comme une
« irruption » [9], plutôt qu'à
l'intérieur d'un quelconque développement temporel. Les
liens narratifs dans Le voyage dans la lune par exemple, sont très
faibles et tiennent davantage de l'effet de surprise que d'un souci de
compréhension. Cette auto-suffisance « monstrative »
[10]
est une différence
marquante qui distingue le régime de l'attraction de celui de la
narration. En effet, un film narratif classique se développe nécessairement
dans le temps. Comme le faisait remarquer Noël Carroll : « the
earlier scene raised a structured set of possibilities, one of which the
later scene realized » [11]. Selon Carroll,
cette structure de questions/réponses, qu'il baptise relation érotétique,
peut s'appliquer à presque tous les récits. Dans cet ordre
d'idée, la compréhension filmique devient une sorte d'agôn
où le spectateur doit déjouer le narrateur en anticipant
avec justesse les événements à venir. L'attraction
ne soulève qu'une seule attente, celle de voir l'attraction se
prolonger. Comme le dit Gunning :
If
the classical spectator enjoys apparent mastery of the narrative thread
of a film (able to anticipate future action through her knowledge
of the cues and schema of narrative space and action), the viewer
of the cinema of attractions plays a very different game of presence/absence,
one strongly lacking predictability or a sense of mastery [12].
L'aspect
désordonné et tumultueux du cinéma des attractions
se retrouve aussi au travers de l'ilinx, qui entretient un lien particulier
avec la paidia. L'ilinx, qui consiste à « accéder à
une sorte de spasme, de transe ou d'étourdissement qui anéantit
la réalité avec une souveraine brusquerie » [13],
est inhérent à plusieurs pratiques du cinéma des
premiers temps. Il faut regrouper sous cette appellation, non pas précisément
la sensation de vertige, mais toutes les sensations d'ordre corporelle,
ou plutôt, qui sont activées par le corps. Bien sûr,
tous les films doivent avant tout être « captés »
par notre système perceptif, qui transmet les données audio-visuelles
au cerveau, etc. Mais l'ilinx, c'est ce qui tient davantage du spasme
que de l'intellection, ce qui se manifeste à un niveau plus élémentaire
du corps. L'impression grisante de la vitesse, le désir sexuel,
le dégoût ou toutes émotions vives qui se ressentent
physiquement, font partie de cette catégorie. Des films comme le
célèbre How It Feels To Be Run Over (Hepworth, 1900)
ou encore Shoot the Chutes (Edison, 1899) où la caméra
est littéralement mise sur un toboggan qui dévale à
toute vitesse une glissade, misent sur ce genre de sensations. Les nombreuses
vues où des voyeurs regardent des femmes par des trous de serrure
ou des fenêtres entrouvertes, comme le fameux Ce que je vois
de mon sixième (Zecca, 1901), correspondent à un ilinx
d'un autre ordre, mais tout aussi efficace : la tentation érotique,
qui est d'autant plus forte qu'elle n'est jamais assouvie.
Par ailleurs, la frustration est fondamentale dans le cinéma des
attractions. Contrairement au cinéma narratif classique où
la frustration du spectateur est modérée par le fait qu'il
peut anticiper, suivant la construction du récit, les actions futures,
les vues animées n'assurent jamais la prolongation du plaisir puisque
la succession d'attractions ne suit pas un ordre logique [14].
En ce sens, le premier spectateur ressemble étrangement à
l'enfant, candidat par excellence de la paidia (d'ailleurs, le cinéma
des premiers temps a parfois été qualifié de «
machine à régression » [15]).
S'il est souvent frustré de ne pas attirer, par ses agitations,
l'attention voulue ou de ne pas « se sentir cause » [16],
il revient rapidement au jeu. Car, comme le dit Hans-Georg Gadamer, «
le jeu se rend maître de celui qui joue », il « le prend
dans ses filets », précisément parce que le joueur
« veut jouer » [17]. Lynne Kirby's
va encore plus loin en affirmant que le spectateur de vues animées
est sujet à des réactions quasi hystériques, puisqu'il
est soumis à une « temporalité faite de surprises,
de chocs et de traumatismes, ainsi qu'à des ruptures soudaines
de stabilité, provoquées par l'irruption de transformations
ou la disparition d'une promesse érotique » [18].
Faut-il y voir un parallèle avec l'alliance de la mimicry et de
l'ilinx, que Caillois qualifie de « déchaînement inexpiable
[...] qui apparaît comme une métamorphose indicible des conditions
de la vie », qui provoque une sorte d'« épilepsie »
qui l'emporte « en autorité, en valeur et en intensité
sur le monde réel » [19]? Probablement,
mais si un trait véritable émerge du rapprochement de notions
comme la paidia, l'attraction, l'hystérie et l'épilepsie,
c'est sans doute l'idée de « possession », de «
perte de contrôle » : il s'agit de l'immersion corporelle.
L'immersion est une notion essentielle dans l'étude de la narrativité
et des nouvelles technologies. D'ailleurs, la pertinence du concept de
jeu dans les études narratologiques tient beaucoup au fait que
le « jeu peut à tout instant absorber entièrement le
joueur » [20]. Cette tendance partagée
du jeu et de la narration se résume par leur capacité à
créer un monde auto-suffisant, « une sphère provisoire
d'activité à tendance propre » [21],
qui s'oppose au réel, et dans lequel le joueur peut facilement
s'oublier. Selon plusieurs, dont Marie-Laure Ryan, la capacité
du cinéma à marier la « reproduction spatiale et la
précision des détails avec la temporalité, la force
narrative et la mobilité référentielle du langage,
fait de lui le média le plus immersif » [22].
Mais comment s'échafaude ce « monde fictionnel » et quelles
sont les modalités de cette immersion? Avant de répondre
à ces questions, penchons-nous d'abord sur le second type de jeu
mis en cause au cinéma, qui correspond cette fois au ludus, le
pôle narratif.
On a dit des toutes premières vues animées qu'elles sollicitaient
souvent une réaction de nature corporelle, que leur structure générale
manquait de cohésion, qu'elles se développaient plutôt
selon une suite d'irruptions. Pourtant, le cinéma des attractions
n'exclut pas entièrement tout potentiel narratif, comme le prouve
les essais hâtifs des cinématographistes à raconter
des histoires plus complexes. Très tôt, on commence à
solliciter chez le spectateur un état d'attente et de suspense,
principalement dans la manière de projeter les films (en présentant
une image fixe au tout début du film, ou en ralentissant le débit
de la bande [23]). Pour Janet Staiger, la continuité
et la clarté du déroulement narratif étaient déjà
en 1903 des critères indispensables à une bonne vue animée
et à un divertissement de qualité (alors que la plupart
des historiens attribuent ce changement à D.W. Griffith autour
de 1909) [24]. Staiger prouve de façon pertinente
que la plupart des films qui semblent manquer de cohérence, trouvaient
leur causalité et leur motivation de façon intertextuelle,
en puisant dans un bagage de connaissances antérieures. Progressivement,
les vues animées vont laisser derrière elles leur ancrage
attractif (vaudeville, lanterne magique, etc.) pour se tourner vers des
histoires et des personnages de contes et de pièces de théâtre
plus « respectables ». L'exemple le plus célèbre
est sans contredit Uncle Tom's Cabin, tourné en 1903, qui
s'inspirait de la pièce de théâtre à succès
du même nom, elle-même tirée d'un roman de Harriet
Beecher Stowe. Le film de Edwin S. Porter est composé de 14 tableaux,
séparés uniquement par des intertitres vagues qui ne donnent
pas d'informations quant aux événements qui se sont déroulés
entre les scènes. C'est grâce à sa connaissance de
la pièce, qui était grandement médiatisée
et très populaire à l'époque, que le spectateur parvenait
à combler ses ellipses narratives et ainsi faire sens de la pièce.
Cette nouvelle façon d'interpréter le film à l'aide
d'un savoir préalable est cruciale au développement du spectateur
« classique ».
Le cinéma des attractions misait déjà, surtout aux
États-Unis, sur des situations et des personnages rendus célèbres
par les institutions de spectacle (le magicien, l'acrobate, les danseurs,
etc.). Cependant, ce savoir préalable n'avait qu'une incidence
minime dans la compréhension de la vue. L'exemple de Uncle Tom's
Cabin démontre qu'un nouveau jeu est en formation, qu'un système
de règles est en train de prendre forme. Si on accepte l'hypothèse
de Caillois comme quoi les jeux reflètent les désirs de
ceux qui y jouent, on pourrait avancer que les spectateurs aspiraient
à passer le cap de la narration. Bien que les raisons et les modalités
exactes de ce passage progressif vers la narration ne font toujours pas
consensus [25], on s'entend habituellement sur le
fait que le passage à des films de plus en plus narratifs avait
un indéniable intérêt économique et répondait
à une véritable demande spectatorielle [26].
Mais tel n'est pas notre propos. Ce qui importe, c'est que le cinéma
entre dans une période d'appropriation où il doit se constituer
un cadre de référence qui lui soit propre. L'implantation
sociale du cinéma nécessite que le spectateur soit «
initié » : plus l'audience est « solide » et plus
elle est susceptible de se divertir [27]. Ainsi,
les vues animées commencent à s'accaparer différents
personnages et archétypes du folklore et de la littérature
(Faust,Uncle Josh, le « tramp ») et élaborent certains
thèmes privilégiés (le crime, la pauvreté,
les sujets militaires).
Dans l'approche perceptivo-cognitive de David Borwell, les modèles
narratifs issus des connaissances antérieures du spectateur sont
essentiels au processus d'anticipation auquel il s'adonne, comme le prouve
l'exemple de Uncle Tom's Cabin. Du « regardeur » d'attractions
on tend de plus en plus vers un spectateur qui « exécute les
opérations nécessaires à la construction d'une histoire
à partir de la représentation filmique » [28].
D'ailleurs, l'approche cognitive permet de dresser un pont entre la théorie
et l'histoire du cinéma. Avec l'instauration progressive d'une
tradition spécifiquement cinématographique, le spectateur
est à même d'y puiser certains schémas et de formuler
des hypothèses sur le déroulement narratif. Encore là,
il s'agit d'un développement qui s'étend sur deux décennies
et non pas d'un bouleversement ponctuel. Néanmoins, l'aspect agonistique
du cinéma commence à pointer du nez. Dès 1902, les
pratiques spectatorielles ont changé et certaines conventions sont
identifiées par le spectateur comme le prouve un autre film très
populaire de Porter, Uncle Josh at the Moving Picture Show.
Ce film unique montre bien comment la narration commençait à
se complexifier, même dans un ensemble encore très attractif.
La vue présente un simple d'esprit (le célèbre Uncle
Josh, qui apparaît dans une dizaine de films produit par Edison
avant 1905) qui assiste à un programme de vues animées.
Mais le pauvre Josh confond le film pour la réalité et s'adonne
à des actions fort cocasses : il se sauve d'un train qui fonce
droit sur lui, accompagne une danseuse parisienne et finit par arracher
l'écran en voulant frapper un rival qui courtise une jolie demoiselle.
Même s'il ne s'adresse pas encore au spectateur classique, Uncle
Josh dénote quand même d'un certain changement dans l'attitude
spectatorielle. Le fait qu'on ridiculise la conduite de Josh montre bien
que celle-ci est vue comme absurde par le sectateur de 1902, qui de plus
en plus provient de la classe moyenne (d'où l'intérêt
de ridiculiser un simple d'esprit). De plus, cet exemple suppose qu'on
considère désormais le sens du film, non pas comme quelque
chose de nécessairement « immanent », mais comme un «
un acte interprétatif » [29]. Le choix
des films à l'intérieur du film n'est pas non plus innocent.
Il s'agit de trois vues datant de 1896 et 1897, choisies précisément
pour leur thème très connu et leur allure démodée
(en 1902!). Le spectateur devait nécessairement connaître
l'issue habituelle des scènes de courtisanerie, qui finissent presque
toujours par un combat de rivaux masculins, pour comprendre la réaction
hâtive de l'oncle Josh.
Dès qu'il y a règles, la paidia devient alors ludus. Bien
sûr, on imagine bien qu'à cette époque le « contrat
narratif » ne pèse pas bien lourd : les « possibles narratifs
» [30] sont en nombre restreint et, surtout,
sont très conventionnés. Les règles ne sont pas suffisamment
intériorisées pour que s'enclenche véritablement
une compétition entre le spectateur et le narrateur. Le film The
'Teddy' Bears tourné en 1907 est révélateur quant
à l'apparition du rapport agonistique entre ces deux instances.
Réalisé encore une fois par Porter (on comprend mieux son
rôle d'innovateur dans le développement du cinéma),
ce film s'inspire directement du conte Boucle-d'Or et les trois ours,
histoire bien connue de tous, dont une nouvelle édition était
parue en 1904 [31]. C'est avec stupéfaction
toutefois, qu'aux deux tiers du film, l'histoire bascule complètement
alors que Boucle d'Or, poursuivie par les ours, doit se sauver à
toute vitesse. Finalement, un chasseur habillé comme Theodore Roosevelt
fait irruption, abat les parents-ours et file avec le bébé-ours
au bout d'une laisse. Hansen explique bien la particularité de
ce film :
If Porter
had succeded in incorporating various genres, trends, and strategies
with The Great Train Robbery [...] to the point of fashioning
a national genre, he could also employ the same method of intertextual
bricolage to almost contrary : invoking audience expectations only
to frustrate and subvert them.
En effet,
si The 'Teddy' Bears nécessite une connaissance préalable
pour être bien compris, il vient tout de même déjouer
l'attente que s'est forgée le spectateur, transformant le conte
en une allégorie politique aux allures de caricature. Il s'agit
d'un bon exemple, quoique précoce, où le narrateur déjoue
le spectateur en lui proposant un contrat fictionnel dans lequel certaines
clauses sont illisibles. En fait Porter, de par sa grande innovation,
se trouve à tricher, puisque le spectateur n'avait aucune chance
de prévoir l'issue du film. Seul le spectateur extrêmement
perspicace aurait pu rapprocher Terrible Teddy the Grizzly King,
un film de Porter fait 6 ans plus tôt où Roosevelt était
ridiculisé de manière aussi subtile, et ainsi faire de l'option
satyrique un schéma potentiel.
Avec l'instauration d'une tradition cinématographique et la multiplication
des films, le spectateur va toutefois devenir un adversaire de plus en
plus coriace, face auquel le réalisateur devra tenter de nouveaux
stratagèmes. Alors que le cinéma des attractions faisait
appel au couple mimicry-ilinx, le cinéma narratif classique fait
plutôt appel au couple mimicry-agôn. Dans l'optique cognitive
développée par Bordwell, la chose est amenée différemment.
L'attraction reposerait essentiellement sur le mode de perception bottom-up,
c'est-à-dire un traitement ascendant qui va de la partie jusqu'au
tout. Ce mode de perception, ne fait pas référence à
un schéma narratif [32], mais pousse le spectateur
à interpréter directement les données perçues.
Inversement, l'aspect narratif du cinéma tient davantage d'un traitement
descendant, ou top-down, qui consiste à actualiser les données
selon des schémas anticipés en fonction de nos connaissances
préalables.
Les deux pôles développés ici correspondent donc à
deux jeux bien distincts, qui impliquent, dans la cas du cinéma,
des espaces de jeux bien différents. Comme le disait Huizinga,
« tout jeu se déroule dans les contours de son domaine spatial,
tracé d'avance, qu'il soit matériel ou imaginaire, fixé
par la volonté ou commandé par l'évidence »
[33]. Au cinéma, c'est l'immersion qui délimite
les territoires. Dans le cas de l'attraction, on peut se représenter
l'espace de jeu de façon physique, comme la région qui englobe
tout, de l'écran jusqu'au spectateur. Bien que les échanges
film/spectateur se produisent dans cet espace, les effets sont toujours
localisés dans le corps du spectateur, ou plutôt dans sa
corporéité. Ainsi le spectateur a une relation directe avec
ce qui se déroule à l'écran et c'est par l'intermédiaire
de cette relation et des sensations qui en résultent, que le spectateur
est immergé dans le film. Du côté de la narration
cela est fort différent. L'espace de jeu n'est plus tangible, mais
se déplace dans le terrain de la diégèse et de la
cognition. La relation n'est donc plus directe, mais médiatisée,
comme un jeu d'esprit, par les processus d'intellection du film. C'est
à cet endroit que prend place l'agôn entre le narrateur et
le spectateur et que ce dernier produit, bien qu'inconsciemment, du sens
à partir des données audio-visuelles. D'ailleurs, c'est
en promouvant cette transparence que le cinéma, « dont le
véhicule d'absorption le plus important reste avant tout l'histoire
» [34], va chercher à immerger toujours
plus le spectateur.
Le développement des « règles » au cinéma
va se faire en favorisant toujours plus l'« absorption diégétique
» [35], notamment par l'intermédiaire
du montage, caractéristique centrale à l'élaboration
du cinéma classique. D'autres règles, comme l'interdiction
pour l'acteur de regarder la caméra, visaient clairement à
fermer le fameux « quatrième mur » de la représentation
et, par le fait même, à enfermer le spectateur dans le monde
de la diégèse. Il s'agit là d'une immersion proprement
cognitive. Jusqu'à maintenant on pourrait résumer la situation
à l'aide d'un tableau :
On constate
donc que chacun des pôles ludiques au cinéma donne lieu à
un type d'immersion différent, d'où la nature fondamentalement
« contradictoire » du spectateur de cinéma. Pour Marie-Laure
Ryan, s'il existe une « vérité universellement reconnue
», c'est bel et bien cette capacité qu'a la narration à
créer un monde qui lui est propre et pouvant atteindre une telle
transparence que le lecteur y est submergé [36].
Dans son ouvrage Narrative as Virtual Reality, Ryan procède
à une nette distinction, problématique en soi, entre le
texte comme « monde » et le texte comme « jeu ». Cela
l'amène à faire de l'immersion une particularité
des « mondes narratifs », alors que les « jeux narratifs
» tiendraient plutôt de l'interactivité. Cette distinction
oublie de prendre en compte l'aspect cognitif du phénomène
de lecture et fait du lecteur « immergé » une entité
totalement passive, « non réflexive et acceptant l'illusion
» [37]. Cette conception ne concorde évidemment
pas avec l'idée d'un spectateur actif développé plus
haut. De plus, la typologie que fait Ryan des différents types
d'immersion (spatiale, temporelle et émotionnelle) semble rater
l'essentiel du problème [38]. Ce qu'elle
nomme l'immersion émotionnelle donne l'impression de se manifester
uniquement lorsque le lecteur est soumis à une vive émotion
de peur ou de tristesse (ce que nous appellerions l'immersion corporelle).
Comme si une lecture plus agonistique, celle d'un roman policier par exemple,
ou intertextuelle (pensons au concept de la jouissance chez Barthes [39]),
ne pouvaient pas, à cause du manque de manifestation directe, procurer
une vive émotion. De plus, les immersions temporelle et spatiale,
provoquées, quant à elles, par la diégèse,
ne permettent pas de témoigner de l'importance de l'emplacement
du spectateur au cinéma ou de la durée réelle du
déroulement filmique, facteurs qui ont une incidence certaine sur
l'immersion. Pour Ryan, l'immersion nécessite une totale transparence
du médium. Comme on l'a vu pourtant, l'attraction, qui s'adresse
sans transparence aux spectateurs, peut plonger celui-ci dans une griserie
tout à fait semblable à l'immersion. C'est pourquoi la distinction
entre immersion corporelle et immersion cognitive nous apparaît
la plus commode pour parler du spectateur de cinéma.
Le fait que Ryan ait délibérément « exclue la
mimicry de [sa] discussion sur le jeu » [40],
a certainement eu un rôle important dans l'opération de «
dychotomisation » à laquelle elle s'adonne. Étonnamment,
elle répond avant même que ses détracteurs se manifestent
: « Since these games [of mimicry] presuppose a world, they offer
a potential reconciliation of immersion and interactivity, and they transcend
the aesthetic ideals that the literary theory of the past twenty years
seeks to express through the game metaphor » [41].
Le cinéma viendrait en quelque sorte concrétiser irrévocablement
cette idée d'un rapport entre jeu et narration, grâce à
ce rapprochement unique au cinéma, entre son potentiel narratif
capable de créer des mondes immersifs et son aspect spectaculaire
qui sollicite d'une certaine façon la participation physique du
spectateur. En effet, Janet Murray a bien décrit cette capacité
ancestrale du spectacle à conjuguer immersion et interactivité,
qui se manifeste depuis les fêtes dionysiaques jusqu'aux hypertextes
: « Historically, spectacle tends to moves toward participatory narrative
in order to retain our attention, to lengthen the immersive experience
» [42].
Conséquemment, il n'est pas surprenant que l'interactivité
soit déjà présente dès les débuts du
cinéma : les spectateurs lancent des blagues à voix haute,
l'opérateur ralenti, accélère, inverse même
le déroulement de la vue selon les goûts du public, un bonimenteur
ajoute son commentaire aux images, etc. La première tentative consciemment
orchestrée pour pousser l'immersion corporelle au niveau de l'interactivité
est probablement le Hale's Tours, cet ancêtre des ride-films
qui est apparu en 1906. Ce divertissement était composé
d'un wagon de train transformé en une salle spécialement
aménagée, qui logeait près de 150 personnes [43].
Les « passagers » assistaient alors à la projection de
vues tournées sur de vrais trains en mouvements (les « phantom
rides » étaient un genre très populaire à l'époque),
donnant ainsi l'illusion du mouvement, alors que le wagon était
secoué et que le bruit des sifflets se faisait entendre pour augmenter
l'impression de réalité. L'objectif d'un tel dispositif
était visiblement d'immerger complètement le corps du spectateur.
Dans ce cas-ci, le fait même d'assister au spectacle est en soi
un acte interactif, le spectateur se met dans la peau du passager et agit
comme tel, « il porte un masque » [44].
Bien que foncièrement ancré dans l'attraction, le Hale's
Tours ne tardera pas à tenter de nouvelles expériences.
Au fond, ce à quoi les promoteurs aspiraient, et il s'agit du même
désir partagé de nos jours par les compagnies de production,
était le jeu ultime, capable d'absorber aussi bien le corps que
l'esprit du spectateur, de conjuguer en un même jeu ce que Caillois
croyait impossible : l'ilinx et l'agôn.
C'est en insérant à l'intérieur du « trajet
de train » une narration, que le Hale's Tours parvient à
procurer une toute nouvelle expérience au spectateur. Par exemple,
certains films montraient un homme incapable de déplacer son cheval
du rail alors que le train s'approchait dangereusement. Parfois, le trajet
était entrecoupé de scènes montrant l'intérieur
du wagon, dans lequel des brigands procédaient au cambriolage des
passagers [45]. Si le premier exemple joue uniquement
sur un effet de suspense, le second fait directement appel aux connaissances
du spectateur qui connaît probablement, en 1906, le genre. Comme
le fait remarquer Lauren Rabinowitz, le réalisme, dans ce genre
de manèges, provient des propriétés cinématographiques
de l'image et des conventions narratives [46], ces
dernières étant utilisées plus pour attiser l'effet
attractif que pour leur réelle fonction narrative. Dans ce cas-ci,
faut-il en déduire que si la réunion de l'interaction et
de l'immersion est possible au cinéma, grâce entre autres
à son rapport constitutif à la mimicry, cela se fait nécessairement
au détriment de l'inventivité narrative? Et surtout qu'en
est-il du statut de l'attraction de nos jours?
Il ne fait aucun doute que l'attraction est toujours présente dans
le cinéma contemporain et va même jusqu'à remplir
de façon massive les films issus d'Hollywood. La plupart des films
exploitent énormément ce genre d'éléments
qui, à première vue du moins, ne répondent à
aucun motif narratif, si ce n'est qu'en fonction d'un désir purement
exhibitionniste, spectaculaire ou de simple exotisme. On pourrait désormais
parler d'un contrat attractif, qui seconderait le contrat fictionnel,
tellement cette dimension a pris une importance majeure. En effet, un
friand de la série James Bond ne court certainement pas voir le
dernier épisode pour les ressorts narratifs (qui se résument
plus ou moins à une douzaine de possibilités
[47]). Dans un tel cas, ce sont tous les détails attractionnels
(type de voiture, envergure des explosions, poitrine de la Bond-Girl)
qui vont susciter un mode de traitement top-down, qui vont générer
des attentes. Mais cela ne signifie pas pour autant que la narration est
en train de disparaître. À la source même du cinéma,
réside ces deux tendances constitutives. En regardant l'histoire
du cinéma, il faudrait même corriger la célèbre
expression de Metz, car le cinéma a tout autant l'attraction bien
chevillée au corps.
Geoff King dans son livre Spectacular Narratives s'accorde avec
ce point de vue : « From the very start, throughout the 'classical'
era, and today, narrative and spectacle have existed in a series of shifting
relationships in which neither has ever been entirely absent » [48].
Toutefois, King s'oppose à l'idée largement reconnue que
la narration est désormais reléguée au simple rôle
de « transporteur » d'action et de spectacle. Il conçoit
plutôt les éléments attractifs comme une façon
de renforcer les différentes tensions narratives et ainsi procurer
au film une plus grande valeur émotionnelle [49].
Malgré les remarques fort pertinentes de King, il faut reconnaître
que plusieurs films qui s'appuient massivement sur ce genre de supports
attractifs, montrent une certaine faiblesse narrative. On pourrait interpréter
cela comme un manquement, plus ou moins important, aux règles de
signification et de cohérence telles que théorisées
par Robert Rawdon Wilson [50]. En effet, certains
aspects purement attractifs (comme l'exploitation du corps de la femme
dans plusieurs films - Angelina Jolie dans Tomb Raider par exemple),
sur lesquels on insiste fortement, n'entretiennent aucune fonction narrative
avec le reste du récit et n'apportent rien au déroulement
global du film. Multipliés à l'excès, ces éléments
peuvent provoquer une certaine incohérence.
L'industrie du cinéma, en cherchant à maximiser son public,
vise à absorber au maximum le spectateur et ce, corps et âme,
ce qui est souvent synonyme d'un plaisir intense. La conjonction entre
agôn et ilinx, qui s'avère impossible selon Caillois, provoque
souvent une sorte d'inadéquation, pour la bonne raison que ce sont
des attitudes relevant de désirs fort différents. Pourtant,
du Hale's Tours jusqu'aux ride-films de Disney World, en
passant par toutes les inventions plus ou moins heureuses qui ont tenté
de stimuler plus intensément les sens du spectateur, c'est justement
ce rapprochement qui est tenté. Rares sont les films qui réussissent
à développer une énigme efficace et originale en
même temps qu'ils en mettent plein la vue, mais visiblement, c'est
dans cette voie que se trouvent les chances d'immersion maximum. Toutefois,
le cinéma dominant va, la plupart du temps, opter pour une prédominance
de l'attraction car celle-ci entretient un lien particulier avec l'interaction,
comme le faisait remarquer Janet Murray. L'immersion corporelle, trop
longtemps négligée, constitue en fait la première
étape vers une réelle interaction, désir nourri par
le spectateur depuis l'apparition du cinéma (depuis toujours?).
Certains auteurs vont même jusqu'à dire qu'un désir
« démiurgique » habite le spectateur de cinéma,
celui de maîtriser l'espace et le temps (désir qui serait
d'une certaine façon responsable du développement du montage
[51]). Mais tomber dans l'interaction c'est aussi,
surtout, donner une place encore plus importante à la composante
ludique. On comprend mieux la filiation qui existe entre le cinéma
et les récits plus ouvertement interactifs et ludiques (jeux vidéo,
hypertextes) quand on s'arrête sur le concept d'agency, tel
que défini par Janet Murray. L'agency serait un « characteristic
delight of electronic environments, [...] the satisfying power to take
meaningful action and see the results of our decisions and choices »
(p.126). L'agency n'est pas exclusive aux médias numériques,
mais se retrouve aussi au cinéma, au travers des processus cognitifs
déjà mentionnés (lorsqu'on anticipe correctement
un certain développement narratif par exemple). Elle augmente de
façon proportionnelle avec l'importance de notre participation
sur le résultat obtenu et l'ampleur de ce résultat. Murray
ajoute :
Agency,
then, goes beyond both participation and activity. As an aesthetic
pleasure, as an experience to be savored for its own sake, it is offered
to a limited degree in traditional art forms but is more commonly
available in the structured activities we call games. Therefore, when
we move narrative to the computer, we move to a realm already shaped
by the structures of games (p.129).
L'agency
qui se dégage de l'écoute d'un film serait alors un facteur
supplémentaire et non négligeable qui expliquerait l'affinité
du cinéma avec le jeu et qui permettrait de créer une filiation
entre film et jeu vidéo. Le cinéma, en tant que jeu, voit
son agency diminuer par l'impact moins « substantiel » qu'engendre
les décisions du spectateur (l'impact est surtout personnel), contrairement
aux jeux vidéo, où le rôle du joueur est véritablement
concluant.
Ce que le cinéma essaie depuis fort longtemps, bien avant d'avoir
les technologies nécessaires pour commencer à penser à
l'interactivité, c'est de donner au spectateur la chance de sentir
ce sentiment d'agency, du moins de lui donner l'illusion que sa
présence est importante. Comme le faisait remarquer Greg M. Smith
: « interactivity depends on the impression that we have an
infinite series of choices available to us » [52].
Toutefois, le tout doit rester un jeu : cela ne doit pas se faire au détriment
du plaisir, cela ne doit pas avoir la lourdeur de la « vraie vie
». D'une certaine façon, tel est le projet que s'est fixé
Hollywood : nous faire vivre toutes ces vies qui sont plus palpitantes
que la nôtre, toutes ces sensations que nous ne connaîtrons
jamais. Il plonge le spectateur dans un monde où tout est orchestré
en fonction de ses désirs. Dans notre rapport agonistique avec
le film, on a l'impression de pouvoir changer le sort des héros
(nos attentes concordent la plupart du temps, Hollywood nous ayant déjà
bien programmé). Dans notre rapport davantage « corporel »,
on a l'impression de courir aux travers des flammes, de tomber dans le
vide avec les héros du film [53]. Alors qu'«
un film est avant tout un récit et un spectacle », le récit
interactif « est d'abord une performance et une énigme »
[54]. Idéalement, on pourrait voir l'histoire du cinéma
comme une tendance généralisée à combler ce
désir d'agency qui habite le sujet moderne, où les
films tentent de plus en plus de donner l'impression au spectateur qu'il
performe réellement. De simple spectacle, la paidia cherche
à atteindre la performance; de récit, le ludus doit tendre
vers l'énigme. Le magnétoscope, le lecteur DVD, les jeux
vidéo et autres récits interactifs font partie d'un même
paradigme dont l'aboutissement serait le Holodeck de Star Trek. Interagir
avec la narration, y participer, c'est toujours mettre le masque qui fait
qu'on ne se contente pas simplement d'assister au jeu, mais qu'on y prend
réellement place.
Comme le disait Caillois, les jeux, malgré leur grande capacité
d'adaptation, sont d'une « stabilité remarquable » [55].
Le cinéma en est un bel exemple. Ce sont les films populaires qui
incarnent le mieux cette constante adaptation, cherchant toujours à
conserver leur statut de novelty (surtout par des moyens techniques)
tout en demeurant le reflet des mêmes désirs contradictoires.
Voilà ce que cherchait à démontrer ce texte en choisissant
de s'attarder sur les deux extrémités historiques du cinéma.
Dans les deux cas, on s'aperçoit qu'il cherche à développer
un environnement propice à l'immersion du spectateur. L'immersion
n'est jamais vraiment complète si elle n'arrive pas à absorber
le spectateur aussi bien corporellement que cognitivement, deux facettes
qui ne répondent pas aux mêmes attitudes ludiques. Dès
les premières vues animées, on est en mesure de voir se
développer cet espace de jeu particulier au cinéma, qui
essaie de rallier ces deux attitudes opposées. On veut que nos
actions aient un sens, on veut une certaine emprise sur le monde, mais
tout en conservant la légèreté et la spontanéité
de nos actions les plus futiles. Janet Murray dit avec justesse : «
In our ordinary lives, we do not experience the world as a succession
of signifier any more than we experience it as a succession of car chases.
In our ordinary lives, we turn stories of every kind, again and again,
to reflect our desires and sorrows with the heightened clarity of imagination
» [56]. Le jeu, dans toute sa clarté
et sa rigidité, ne doit jamais laisser complètement de côté
l'aspect émotionnel qui lui donne toute sa pertinence. Dès
ses débuts, le cinéma est effectivement pris dans cette
bipolarité constitutive, tiraillé entre son penchant pour
les excès du spectacle et sa capacité à raconter
le monde. Mais c'est cette double nature, comme on l'a vu, qui va vraiment
ouvrir la voie à l'interactivité. Les récits interactifs
que permettent les nouvelles technologies numériques sont, à
ce titre, une véritable concrétisation des désirs
ancrés depuis toujours chez le spectateur. Dans les jeux vidéo
par exemple, immersion et interaction sont désormais clairement
superposées en un même dispositif. Tandis que chez le spectateur,
ce sont les différents processus interprétatifs qui constituent
l'essentiel de son « action », de sa « performance »
, le joueur, quant à lui, doit agir pour être en mesure
d'interpréter. Espérons que le contact du cinéma
et de ces nouvelles technologies aura un effet salutaire pour le spectateur
comme pour le joueur. Si, pour l'instant, le cinéma et les jeux
vidéo misent beaucoup sur une recrudescence de l'attraction, c'est
vers l'équilibre entre paidia et ludus que l'avenir semble prometteur.
Les jeux-vidéo ont tout à gagner en s'inspirant des procédés
narratifs du cinéma, pour ainsi éviter de tomber dans une
multiplication béate des options décisionnelles ou pire,
dans le « pressage » excessif de boutons. Le cinéma aussi
a tout intérêt à lorgner du côté des
jeux vidéo, dont la structure et l'intensité laissent présager
un renouveau stylistique et narratif.
Au fond, appliquer la théorie du jeu au cinéma c'est à
la fois l'intégrer, selon une perspective historique, dans un ensemble
beaucoup plus vaste de dispositifs interactifs, tout en faisant ressortir
ses particularités intrinsèques. Mais surtout, c'est insister
sur sa nature multiple et complexe, sur son impureté originelle
qui le rend aussi fascinant aux yeux des spectateurs des 100 dernières
années.
Nicolas Dulac
Montréal - avril 2002
1 - Marie-Laure Ryan, Narrative As Virtual Reality : Immersion and
Interactivity In Literature and Electronic Media, Baltimore &
London, The Johns Hopkins University Press, 2001, p. 176.
2 - André Gardies, « Le pouvoir ludique de la focalisation
» in Protée, Vol. 16, no 1-2, hiver/printemps, p. 139-144.
3 - Voir Roger Caillois, « Simulacre et vertige », Les jeux
et les hommes : le masque et le vertige, Paris, Gallimard, 1994, p.161-194.
La typologie de Caillois divise les jeux en quatre rubriques fondamentales,
l'agôn (la compétition), l'aléa (le
hasard), la mimicry (le simulacre) et l'ilinx (le vertige).
Se référer aux chapitres « Classification des jeux
» et « Corruption des jeux », p. 45-122.
4 - Ibid., p. 77.
5 - Ibid., p. 48.
6 - Tom Gunning, D.W. Griffith and the Origins of American Narrative
Film, Urbana & Chicago, University of Illinois Press, 1991, p.41.
7 - Ibid.
8 - Ce sentiment d'émerveillement est tangible dans un article
de La Presse datant du 29 juin 1896 où le journaliste parle
d'une représentation du Cinématographe : « Ce fut
d'abord l'arrivée d'un train à la gare de Lyon-Perrache.
On voyait les voyageurs attendant sur la plate-forme. Bientôt apparaît
le convoi dans le lointain : il approche en grossissant; il vient avec
rapidité; on voit sortir la vapeur et la fumée de la locomotive.
Il arrive, s'arrête; les portières s'ouvrent et on assiste
à la scène qui se passe pendant le temps d'arrêt [...]
vous distinguez chacun des personnages. Rien de plus vivant; vous êtes
vraiment à la gare. Les invités ont ensuite assisté
à une charge de cuirassiers. Au premier plan le général
donne des ordres à un officier; son cheval se cabre, piaffe, s'agite;
à l'horizon un point noir; c'est le régiment. Il se met
en mouvement sur un signal; il avance au grand galop des montures; bientôt
chaque cavalier devient distinct; les drapeaux flottent au vent; les armures
étincellent; cette masse se balance sur la plaine, soulève
des nuages de poussière Elle approche, elle approche; vous voyez
chaque homme dans toute sa grandeur; ils sont un millier; ils arrivent
à toute vitesse jusque sur le devant de la scène; vous allez
être écrasés; mais non; tout disparaît à
ce moment critique et vous restez là, bouche bée. Et la
mer? Nous l'avons vu, non pas dans une image immobile, mais roulant ses
flots; nous avons vu ses vagues déferlant mollement sur la plage
ou se brisant sur les rochers; puis retombant en flots d'écume.
Rien de plus frappant. « Ça rafraîchit », s'est
écrié un doux loustic ». Cité dans André
Gaudreault et Germain Lacasse, « Premier regard : les « néo-spectateurs
du Canada français », Vertigo no. 10,1993, p.21.
9 - Tom Gunning, « Now You See It, Now You Don't », in Richard
Abel [dir], Silent Film, New Brunswick & New Jersey, Rutgers
University Press, 1996, p. 77.
10 - Voir André Gaudreault, « Narration et monstration au
cinéma », Du littéraire au filmique. Système
du récit, Nota Bene/ Armand Colin, 1999, p.99-108.
11 - Noel Carroll, « Narration. An Alternative Account of Movie Narration
», Mystifing Movies. Fads and Fallacies in Contemporary Film Theory,
New York, Columbia University Press, p. 172.
12 - T. Gunning, 1996, op. cit., p. 82.
13 - R. Caillois, op. cit., p. 68.
14 - T. Gunning, 1996, op. cit., p. 82.
15 - Christian-Marc Bosséno, « Histoires de voir », Vertigo
no. 10, 1993, p.8.
16 - R. Caillois, op. cit., p. 78.
17 - Hans-georg Gadamer, « L'ontologie de l'oeuvre d'art et sa signification
herméneutique : Le jeu comme fil conducteur de l'explication ontologique
», Vérité et méthode. Les grandes d'une herméneutique
philosophique, Paris, Seuil, p. 32-33.
18 - Lynne Kirby, « Male Hysteria and Early Cinema », Camera
Obscura no. 17, mai 1988, p. 113-131. Cité dans T. Gunning,
1996, op. cit. Ma traduction.
19 - R. Caillois, op. cit., p.153,
20 - Johan Huizinga, « Nature et signification du jeu comme phénomène
de culture », Homo Ludens. Essai sur la fonction sociale du jeu.,
Paris, Gallimard, coll. Tel, p. 27.
21 - Ibid., p. 26.
22 - M.L. Ryan, op. cit., p.120. Ma traduction.
23 - T. Gunning, op. cit., p.77.
24 - Janet Staiger, Interpreting Films : Studies in the Historical
Reception of American Cinema, New Jersey, Princeton University Press,
1992, p.118.
25 - Cette question a été soulevé maintes fois et
de différentes façons, entre autres par Christian Metz (
Essais sur la signification au cinéma), André Gaudreault
(Du littéraire au filmique), Charles Musser ( Emergence
of American Cinema), Robert Allen ( Film History : Theory and Practice).
26 - J. Staiger, op. cit., p.103.
27 - Sabine Lenk, « À la rencontre du spectateur d'avant la
Guerre de 14 », Archives no. 61-62, avril-mai 1993, p. 10.
28 - David Bordwell, « The Viwer's Activity », Narration
In the Fiction Film, Madison, University of Wisconsin Press, 1985,
p. 30. Ma traduction.
29 - J. Staiger, op. cit., p.104. Ma traduction.
30 - André Gardies, « Le réglage digétique »,
L'espace au cinéma, Paris, Méridiens Klincksieck,
p. 65.
31 - Pour la description et l'analyse du film voir Miriam Hansen, «
Film- Viewer Relations Before Hollywood », Babel and Babylon :Spectatorship
in American Silent Film, Cambridge & London, Harvard University
Press, 1991, p. 23-59.
32 - Cf. Bernard Perron, « une machine à faire penser »,
Iris no. 20, automne,1995, p. 76-84.
33 - J. Huizinga, op. cit., p. 29.
34 - M. Hansen, op. cit., p. 44.
35 - A. Gaudreault, 1999, op. cit., p. 34.
36 - M.L. Ryan, op. cit., p. 176.
37 - Ibid., p.192.
38 - Voir M.L. Ryan, « Immersive Pardoxes : Temporal and Emotional
Immersion », Narrative as Virtual Reality, op. cit., p.140-162.
39 - Roland Barthes, Le plaisir du texte, Paris, Seuil, coll. Points,
1995.
40 - M.L. Ryan, op. cit., p. 185.
41 - Ibid.
42 - Janet H. Murray, Hamlet on the Holodeck : The Future of Narrative
in Cyberspace, New York, the Free Press, p. 112.
43 - Pour la description du spectacle, voir Lauren Rabinovitz, «
From Hale's Tours to Star Tours : Virtual Voyages and the Delirium of
the Hyper-Real », Iris, no. 25, printmeps1998, p. 131-152.
44 - J. Murray, op. cit., p. 113.
45 - L. Rabinowitz, op. cit., p.141-142.
46 - Ibid., p. 139.
47 - Cf. Umberto Eco, « James Bond : une combinatoire narrative »,
Communications no. 8, p. 77-93.
48 - Geoff King, Spectacular Narratives : Hollywood in the Age of the
Blockbuster, New York, I.B. Tauris, 2000, p.3.
49 - Ibid., p. 34.
50 - Cf. Robert Rawdon Wilson, « The Game/Text Analogy. Three Paradoxes
», In palamedes' Shadow. Explorations in Play, Game & Narrative
Theory, Boston. Northeastern University Press, p. 75-104.
51 - Voir Jean-Louis Schefer, Du monde et du mouvement des images,
Paris, Les Cahiers du cinéma, 1997, ainsi que Reda Bensmaïa,
« From the Photogram to the Pictogram: On Chris Marker's La Jetee
», in Camera Obscura: A Journal of Feminism, Culture, and Media
Studies, vol. 24. Sept. 1990.
52 - Greg M. Smith, « Introduction. A Few Words About Interactivity
», On a Silver Platter. CD-ROMs and the Promise of a New Technology,
New York, New York University Press, p. 27.
53 - Cf. G. King, « Maximum Impact : Action Film », Spectacular
Narrative, op. cit., p. 91-116.
54 - Alain Le Diberder, « L'interactivité, nouvelle frontière
du cinéma », Cahiers du Cinéma (Aux frontières
du cinéma), hors-série, avril 2000, p. 124.
55 - R. Caillois, op.cit., p.161.
56 - J. Murray, op. cit., p. 274.
|