|
A- Interactivité A1- De l'algorithme aux limites de la narration :
Si dans un sens large, l'interactivité peut se définir comme un acte de communication entre plusieurs personnes ou objets, elle exprime en informatique la capacité d'un système à répondre aux stimulations d'un utilisateur. Considérée ainsi dans sa dimension idéale, elle doit permettre non seulement la navigation au sein d'un environnement virtuel, mais doit également donner l'opportunité à l'utilisateur de modifier lui-même cet environnement. De ce fait, les modèles de réalité virtuelle doivent posséder une puissance créative permettant au programme d'élaborer des réponses appropriées à une situation donnée et de dépasser ainsi l'idée d'une interactivité comprise comme simple combinatoire entre éléments statiques. En effet, « the computer is not fundamentally a wire or a pathway but an engine. It was designed not to carry static information but to embody complex, contingent behaviors, (...) It's the idea of algorithm » [1]. Un programme comme ELIZA par exemple, est d'autant plus puissant qu'il est censé simuler un dialogue entre un patient et un psychothérapeute non pas en restituant des phrases construites à l'avance et qui s'appliqueraient à la situation, mais plutôt en construisant en direct une réponse en fonction de différents paramètres définis dans la nature même de l'algorithme. Si ce type d'interactivité semble offrir un nombre illimité de possibles, il convient toutefois de vérifier ses applications concrètes à travers l'idée du jeu vidéo. Si l'on se penche par exemple sur le jeu de rôle BALDUR'S GATE et que l'on commence une partie, notre première impression semble confirmer cette très grande liberté de mouvement. En effet, il ne faut que quelques minutes pour adhérer à la puissance du programme, puissance permettant ainsi au jeu non seulement de créer en temps réel une série d'événements, mais surtout d'élaborer des stratégies complexes dont la force et l'ingéniosité sont directement liées aux actions et au niveau du joueur. Construit sur un système qui à partir d'une situation initiale est capable de générer un large éventail de possibles, BALDUR'S GATE semble briser la monotonie que possédaient bon nombre de jeux plus anciens en permettant bien plus qu'un simple dialogue entre utilisateurs et narration. En fonction de nombreux paramètres comme la chance, le moment de la journée, la température ou encore la puissance du groupe de joueurs, les ennemis ne seront plus les mêmes, ne posséderont pas la même force et n'attaqueront pas de la même manière. Au-delà de cette première impression, Il convient cependant d'apporter quelques nuances et de mesurer l'étendue réelle des possibilités interactives que de tels jeux proposent. Il est de ce fait important de réinterroger le concept de liberté et d'éviter ainsi la confusion entre la possibilité de créer en direct un environnement nouveau et l'illusion qui naît de la découverte d'un environnement extrêmement réglé. En s'attardant sur le jeu RING maintenant, on constate par exemple que comme tout film narratif, il possède un sens profond de la hiérarchie qui subordonne certains événements à d'autres et qui implique que la liberté d'agir du joueur n'est jamais totalement libérée du joug de l'instance narrative. La majorité des jeux d'aventure comportent même certaines séquences au cours desquelles le joueur assiste en spectateur au déroulement de l'action présentée à l'écran. La plupart du temps présentés sous la forme d'un petit film, ces moments clés servent généralement à ponctuer la fin d'un niveau ou à indiquer au joueur que ses actions l'ont conduit à un moment charnière du jeu. De ce fait, RING est bien loin de ressembler à une succession plus ou moins chaotique d'événements que le joueur générerait en direct puisqu'il propose bien plus d'interagir avec des séquences déterminées à l'avance par les concepteurs du jeu. Ainsi, « The element of control and choice it seems to offer is revealed as illusory, just as predetermined as the most formulaic narrative » [2]. En effet, bien qu'à plusieurs moments de RING, il soit donné au joueur la possibilité d'opter pour tel ou tel mouvement, il n'en reste pas moins que certaines rencontres essentielles doivent êtres faites, que certains objets plus importants que d'autres doivent êtres trouvés et surtout, que tous ces événements conditionnant la suite de la partie doivent être effectués dans le bon ordre. Ainsi, « The player is involved in goal oriented activity within a micro world which despite its realistic tangibility, is nevertheless constructed along lines that are highly procedural and rule governed » [3]. Cette remarque implique que tout comme au cinéma, le joueur a besoin d'être orienté dans ses choix, idée qui n'est pas sans rappeler la règle littéraire de l'attention, chère à Rabinowitz, qui consiste en une règle narrative qui impose au concepteur du jeu de suggérer le mouvement du joueur et d'attirer son attention sur les objets ou événements importants en limitant son choix de possibles. Plus globalement, nous pouvons remarquer ici que le fonctionnement de RING présente de fortes similitudes avec ce que l'on appelle aujourd'hui les romans interactifs ou hypertext . En effet, « Hypertext offers at given points a choice of directions to follow. Each choice brings on the screen a different chunk of text, to which are attached new branching possibilities » [4].
Ainsi, après avoir démystifié l'idée même d'interactivité, après avoir soumis l'idée que cette dernière s'appuie sur un processus qui tout en donnant au joueur l'illusion d'une infinité de choix repose en réalité sur un processus extrêmement réglé, il convient désormais de rechercher ce qui dans les récits interactifs participe au plaisir ludique. Le plaisir d'un film provenant souvent des jeux narratifs, il semble dans un premier temps utile de savoir si un tel processus est à l'uvre dans les jeux vidéo et c'est pourquoi je commencerai ici par analyser les principales modalités de la narration cinématographique afin de les comparer à celle des jeux vidéo. Ainsi, la première remarque venant à l'esprit lorsque l'on se penche sur cette même narration, c'est de considérer cette relation qui la lie de manière quasi obligatoire au récit et qui nous paraît tellement essentielle que, exceptées les formes souvent marginales du cinéma expérimental, la seule évocation du mot film impose à notre esprit l'idée d'histoire. Dans une majorité de jeux vidéos cependant, l'histoire ne semble pas être une caractéristique directement impliquée dans le plaisir ludique puisque bien au contraire, « The background story is offered as justification for the material of the game itself » [5]. Cette remarque qui s'applique de manière inégale en fonction du type de jeu, relève cependant d'un caractère généralisé qui trouve son aboutissement extrême dans les jeux orientés action. Dans DOOM, ou dans son clone plus récent, QUAKE, il existe certes une histoire, mais cette dernière relativement basique s'affiche plutôt comme un moyen de garantir l'unité du jeu que comme une réelle intrigue qui orienterait les attentes du joueur. Car dans ce type de jeux, en effet, la capacité d'anticipation est souvent remplacée par l'action au présent, (ré)action qui puise dans la rapidité d'exécution son essence même, restant de ce fait largement motivée par l'instinct de survie. Si la profondeur de l'histoire ne semble donc pas supporter le plaisir ludique des jeux vidéos, se pourrait-il que ces derniers prennent appui sur les personnages ? Il semblerait également que non et s'il existe certes des cas marginaux conférant à ces derniers un rôle relativement important, il n'empêche que les intrigues présentes dans bon nombre de jeux orientés action sacrifient au pur physique la réflexion et la profondeur psychologique de ces mêmes personnages qui restent la plupart du temps peu fouillés et peu évolutifs. Cependant, on peut constater que si ces personnages sont souvent considérés comme de purs objets, c'est aussi pour favoriser un type d'identification relativement primaire nous permettant de réfléchir et d'agir à leur place, en deux mots, nous permettant d'accepter que le personnage principal c'est en quelque sorte nous-mêmes. Cette identification qui n'est pas sans présenter des similitudes avec la mimicry dont parle Roger Caillois dans Les jeux et les hommes, est d'autant plus réelle qu'elle renvoie souvent à une action vécue dans une durée qui se confond à celle du joueur, c'est-à-dire à une durée qui ne fait aucune distinction entre le temps du récit et celui de la narration [6]. Qui plus est, si un film reste généralement conditionné par le temps de la projection et si l'ordre d'apparition de ces événements obéit à une disposition précise et établie d'avance ne laissant aucune possibilité au spectateur d'influer sur le déroulement de l'action, il en va différemment pour les jeux vidéo dont la nature fragmentée présuppose plusieurs essais, plusieurs tentatives de la part du joueur avant qu'il ne parvienne à la solution. Reposant ainsi sur une conception dans laquelle la durée est perçue comme un phénomène variable intimement lié au temps de jeu, en d'autres mots au temps que le joueur décide d'y consacrer, le jeu vidéo se détache ainsi du cinéma et favorise plus amplement la chance et l'identification, nous amenant par là même à appréhender le plaisir ludique sous l'angle du vécu, sous l'angle de l'implication physique. A2- Du plaisir du sens au plaisir des sens : Ainsi, si
dans une majorité de cas l'intérêt ludique ne semble
pas essentiellement reposer sur le plaisir du fond, c'est-à-dire
sur le plaisir qui émerge du message véhiculé par
l'histoire, nous devons en conclure qu'il existe d'autres modalités
du jeu dont les principes de fonctionnement s'appuient largement sur la
participation ou l'implication physique du joueur ainsi que sur sa capacité
d'immersion à travers un univers visuellement riche et cohérent.
Si l'on s'attarde tout d'abord sur cette dimension physique, on se heurte
à une problématique purement technique qui implique une
compréhension par la machine des motivations du joueur et une certaine
possibilité pour ce dernier d'anticiper les « intentions »
du programme. Nommé par Janet Murray « participation »,
ce paramètre sous-tend une compréhension réciproque
entre l'homme et la machine dont l'essence repose essentiellement sur
la malléabilité des contrôleurs ainsi que sur ce que
l'on nomme plus généralement l'interface qui est le «
dispositif grâce auquel s'effectuent les échanges d'information
entre deux systèmes » [7]. Souvent assimilée
aux différents périphériques externes comme la souris,
le clavier ou le Joystick, l'interface agit ainsi comme un intermédiaire
entre le processeur et l'utilisateur, permettant à ce dernier de
convertir ses actions ou ses intentions en langage-machine. Dans le cadre
des jeux vidéo cependant, l'interface peut aussi être confondue
avec une fenêtre parfois extrêmement complexe regroupant tous
les paramètres de contrôle du jeu. Puisque l'interface, est
donc cette matière indispensable qui lie physiquement le joueur
et le monde fictif, son temps de réaction s'avérera déterminant,
à la fois pour des raisons d'identification au mouvement mais aussi
pour éviter d'être pris de vitesse et de se faire sauvagement
trucider par le premier ennemi venu. En effet, acquérir une certaine
dextérité dans le maniement du Joystick peut se révéler
indispensable au bon déroulement d'un jeu d'action comme QUAKE
dans lequel on est en permanence agressé par des ennemis surgissant
de toute part. Ainsi, et à la différence du cinéma,
« it is precisely the heightening of sensation evinced through
the necessity for skill with controls, and the resulting impression of
kinaesthesia induced by illusory participation in acts of spectacular
risk and speed that lies at the heart of such games » [8]. Au-delà du comment agir et de la question de l'interface, se pose la question concernant le choix à proprement parler, celle qui, comme esquissé précédemment, concerne le nombre de possibilités qui se présentent au joueur à un moment donné. Nous avons vu que dans RING, ce nombre se confronte assez vite aux limites de la narration qui n'offre que très rarement plus de trois ou quatre possibilités. Dans BALDUR'S GATE en revanche, les possibilités de choix semblent beaucoup plus étendues et, bien que ne disposant jamais d'une totale liberté de mouvement, les joueurs peuvent choisir d'accomplir des quêtes sous-jacentes qui n'ont parfois aucun rapport avec la quête principale. Qui plus est, les objectifs principaux du jeu ne sont pas aussi limités que dans QUAKE et il faudra plusieurs heures à l'utilisateur avant qu'il se rende compte que la quête dans laquelle il s'est engagé est à la fois une entreprise visant à sauver le monde (intrigue classique du jeu d'action) mais aussi une quête toute intérieure qui l'amènera à découvrir ses origines réelles. En ce sens, si l'on interroge à nouveau la notion d'interactivité en la considérant comme l'illusion d'avoir devant soi une infinité de choix narratifs, BALDUR'S GATE, bien que procédant d'un fonctionnement extrêmement réglé, paraît plus interactif que RING. Les remarques de G. Smith permettent cependant de nuancer cette affirmation en ce qu'elles nous invitent à reconsidérer une nouvelle fois l'importance de la narration dans les jeux vidéo. Si comme nous l'avons vu plus haut le plaisir ludique ne repose pas sur la profondeur de l'histoire mais plutôt sur l'implication du joueur dans le monde fictif (histoire incluse mais désacralisée), il convient également de s'attarder sur ce que Smith nomme les objets. Pour ce dernier en effet, il existe un autre type d'interactivité qui se réfère donc plus aux différents objets et à la fonction qu'ils occupent dans le jeu qu'à la capacité du programme à générer une succession d'événements narratifs complexes et toujours différents. Dans un sens, cette remarque me permet de reconsidérer l'idée d'interactivité en termes de degrés et de différents angles d'approche, chaque jeu ne cherchant pas le même effet auprès du public. Toujours est-il que dans un jeu, l'idée d'objet doit être prise dans un sens large, dans une acception qui englobe toutes les constituantes singulières de l'univers fictif, personnages inclus. Si à l'image d'un MYST, RING se caractérise par une certaine lenteur exécutoire et par des choix narratifs relativement limités, il possède en revanche une extraordinaire beauté graphique et offre une grande possibilité d'interactivité avec les objets. Ces derniers peuvent ici êtres compris comme autant de puzzles complexes, comme autant d'énigmes que le joueur se doit de comprendre puis de résoudre afin de découvrir d'autres régions de l'environnement. En forme de casse tête, ils peuvent êtres considérés comme autant de games dans le play et c'est sur leur extraordinaire capacité à donner mal au crâne que repose tout l'intérêt du jeu. Ainsi, si ce type de jeu « offers no choice of goal and makes certain events strongly contingent on other, giving us a limited capacity to change the sequence of events, (...) it offers a fairly large range of perspectives on objects, and the slow pace evoked accentuates our ability to manipulate certains objects » [9].
B1- Jeux de l'image et jeux du son, le mythe de l'art total : Au-delà de l'implication physique sur les différents objets de l'environnement virtuel, une approche de deux nouveaux paramètres m'invite à considérer le rôle déterminant de l'immersion et les problématiques qu'elle soulève. Cette question n'est évidemment pas récente et encore moins propre aux jeux vidéo puisque le cinéma, tout comme la littérature, est un art de l'immersion en ce qu'une partie de son effet repose sur la possibilité donnée au spectateur de s'identifier à l'univers diégétique. Pour que cette identification soit possible, le spectateur doit tout d'abord faire abstraction du médium cinématographique et oublier, un temps du moins, que les personnages ne sont que créations littéraires ou que les événements présentés à l'écran ne sont que séquences d'images montées entre elles. Ce concept de transparence désigne chez Bazin « une esthétique particulière du cinéma selon laquelle le film a pour fonction essentielle de donner à voir les événements représentés et non de se donner à voir lui-même en tant que film » [10]. C'est pour cette raison que lorsque dans Pierrot le fou, J P. Belmondo s'adresse directement au spectateur par l'intermédiaire de la caméra, il brise une des règles essentielles du cinéma classique qui veut que l'instance narratrice cherche toujours à faire disparaître les signes tangibles de sa présence. Cette question de la transparence qui est également présente dans bon nombre de jeux vidéo me permet ici d'aborder ce que Janet Murray nomme l'espace du jeu, c'est-à-dire le paramètre purement visuel qui sert d'ancrage à l'intéractivité : « digital environments can resent space that we can move through » [11]. Si cet espace est aujourd'hui rendu de manière extrêmement réaliste grâce aux nouvelles techniques de modélisation en 3D et que de ce fait, « The dungeon itself has an objective reality that is much more concrete than, for instance, the jail on the monopoly board » [12], il n'en a cependant pas toujours été de même puisque jusqu'au début des années 90, la majorité des jeux sacrifiaient encore l'immersion à l'interactivité basique, s'orientant principalement vers l'action pure. Comme esquissé précédemment, c'est cet extraordinaire développement de la technologie qui a permis aux concepteurs de jeu de se concentrer sur la création d'univers en 3D et d'inventer ainsi des environnements extrêmement complexes dans lesquels l'imagerie numérique joue un rôle tout aussi important que l'interactivité. Bien plus que de simples games, les jeux dits immersifs, proposent de pénétrer un environnement visuellement riche et cohérent, qui grâce à la vue subjective (first person view point), à la possibilité pour le joueur d'effectuer des rotations à 360 degrés et à la sensualité qui se dégage de l'image, marie immersion et prétention artistique sans pour autant sacrifier le principe ludique. Aujourd'hui en effet, « Virtual Reality inaugurates a new relation between computers and art. Computers have always been interactive but until now to create a sense of immersion was a prerogative of art » [13]. Ainsi, au pouvoir de l'action s'ajoute la possibilité de plonger et de se perdre totalement dans un monde secondaire dont nous sommes partie intégrante en tant que joueur. Si l'image numérique possède une puissance d'identification si grande, ce n'est probablement pas parce qu'elle permet au joueur de s'affranchir totalement du réel bien au contraire, loin de favoriser la création d'univers en décalage avec ce dernier, la technique de l'imagerie digitale permet une exagération de certains attributs de notre réalité pour la rendre plus spectaculaire. La remarque d'Andrew Darley concernant la culture numérique va dans ce sens lorsqu'il affirme que « Computer games have continued to develop and intensify a central aesthetic attribute of classical narrative cinema : namely the realistic, which is to say illusionistic, representation of space » [14]. Si cette recherche d'immersion peut se concevoir comme une tentative de rapprochement entre les aspirations ludiques et l'univers de l'art dont le cinéma fait partie, c'est également tout un pan de l'industrie hollywoodienne qui se laisse aujourd'hui influencer par les esthétiques digitales et la recherche de sensations vertigineuses propres aux univers de la réalité virtuelle. Si l'on s'attarde en effet sur des films comme Star Wars : The phantom menace [15] ou encore The Lord of the rings [16] il est aisé de remarquer dans leur principe de fonctionnement une réelle volonté de dépassement visuel et sonore qui, à travers cette recherche de la sensation physique par ailleurs souvent acquise au détriment du contenu sémantique, consiste à immerger le spectateur et de lui en mettre plein la vue. Qu'il s'agisse ainsi de décors, de personnages en 3D ou de plans impossibles à réaliser sans la puissance de l'ordinateur, les films de ce type recherchent eux aussi cette volonté de vertige, ce contact direct, physique avec le spectateur rendu possible à la fois par l'intermédiaire de l'image qui vient le percuter mais aussi du son qui grâce aux nouvelles configurations des salles, l'entoure et donne à la projection une allure d'expérience totale. Si cette aspiration au spectacle est loin d'être nouvelle puisque l'on peut en retrouver la trace non seulement dans les opéras de Wagner mais aussi dans les aspirations du cinéma hollywoodien classique ainsi que dans certains chefs-d'oeuvres français dont le Napoléon d'Abel Gance, il n'en reste pas moins que sa combinaison avec les images digitales lui confère une toute autre dimension et il suffit pour s'en rendre compte, d'examiner la manière dont le cinéma blockbuster utilise les effets spéciaux numériques. Lord of the rings une nouvelle fois ne nous montre pas seulement une suite d'images mais nous les envoie aussi en pleine figure, regorgeant de clichés de l'impossible, de tours démesurément gigantesques et de plans tournoyants qui donnent la nausée. Également présent dans le jeu vidéo, c'est cet équilibre entre l'événement concret et son exacerbation spectaculaire à travers le réalisme de l'image numérique qui donne au joueur ce sentiment de plaisir vertigineux et qui lui permet en baignant dans cette photographie de l'impossible de s'identifier d'autant plus qu'il est lui-même la personne à qui arrivent ces péripéties. Mais au-delà de l'expérience vécue et des considérations joueurs / spectateurs, c'est la construction même des films à gros budgets que les nouveaux procédés inspirés de la réalité virtuelle vont jusqu'à bouleverser. Dans The phantom menace, bon nombre de scènes, pour ne pas dire toutes, sont conçues à partir de séquences dont l'ensemble des éléments relève moins de la capture que de la construction. En théorie, la méthode est simple puisqu'il s'agit de filmer des acteurs évoluant devant des écrans bleus ou verts qui seront par la suite gommés et remplacés par un environnement numérique en trois dimensions construit pièce par pièce.
Si la dimension
visuelle reste donc un des attraits principaux de ce que l'on peut appeler
les jeux vidéo dits immersifs, il convient également d'introduire
un dernier paramètre que Janet Murray associe à la connaissance
encyclopédique et qui s'adresse principalement à cette catégorie
de jeux que l'on peut qualifier de rôles ou de simulation. Dans
ces derniers, en effet, les données historico-géographico-culturelles
que fournit le monde sur lui-même ainsi que la quantité de
savoir préalable du joueur possèdent un rôle déterminant
et nous invitent à reconsidérer certains jeux comme objets
d'intense activité cérébrale. Sans rien sacrifier
au principe ludique et à l'un de ses plus importants attributs,
le présent, de tels jeux favorisent également une certaine
anticipation du joueur et puisent une grande partie de leur pouvoir dans
les attentes de ce dernier conditionnées par un mode de perception
Top-Down. Ainsi, si l'on considère dans un premier temps
la configuration jeu de rôles et que l'on ouvre la boite de BALDUR'S
GATE 2, on est avant tout frappé par la densité du manuel
des règles qui se présente sous la forme d'un pavé
de 263 pages contenant non seulement les habituelles informations pratiques
de prise en main du jeu et d'utilisation de l'interface, mais aussi d'une
ribambelle d'informations géographiques, historiques ou encore
écologiques qui demeurent un préalable obligatoire à
l'immersion dans le monde fictif. Qui plus est, le cadre de BALDUR'S
GATE est d'autant plus riche qu'il fait partie de cette catégorie
de jeux directement inspirés d'un univers qui le dépasse,
en l'occurrence d'une série d'oeuvres littéraires possédant
ses propres conventions, celles de l'Heroic-Fantasy. Dans ce cas
de figure, le pouvoir immersif exercé par l'univers du jeu sera
bien plus efficace auprès des fans de Tolkien et plus généralement
des amateurs de livres rangés sous le terme générique
de « Forgotten realms» que pour des débutants
effectuant leurs premiers pas dans l'univers du jeu de rôles. Entrer
ici dans des considérations ésotériques concernant
les univers de la fantasy n'est pas notre propos et c'est pourquoi
je préciserai seulement que à l'image du cinéma,
les jeux vidéo sont rangés par catégories de références,
chacune impliquant comme je l'ai déjà suggéré,
des attentes et surtout des connaissances spécifiques de la part
de l'utilisateur. Cet aspect encyclopédique qui est d'autant plus
présent dans les jeux de simulation possède selon Janet
Murray un certain danger dû en partie au fait que le joueur peut
facilement s'identifier à une stratégie gagnante et élaborer
à partir de cette dernière des conclusions douteuses en
ce qui concerne sa façon d'être dans la vie. Si l'on se réfère
par exemple au jeu Ceasar dans lequel des joueurs sont amenés
à construire et surtout à faire prospérer une cité
romaine, on remarque que ce jeu « allows multiple strategies of
play and can accommodate the idealistic seeker of social harmony as well
as the warrior player. The narrative interest of the game consists of
creating multiple possible versions of an Earth-like history »
[17].
Opposer cinéma
et jeux vidéo est devenu un sujet à la mode qui de considérations
élogieuses en critiques condescendantes, de critiques de jeux en
critiques d'art ne cesse de faire couler beaucoup d'encre. C'est que la
publicité pour le « do it yourself » à
laquelle reste assimilée l'interactivité, atteint parfaitement
son but et fait vendre, à tel point que le marché du jeu
vidéo explose de toute part, apportant certes une fraîcheur
nouvelle, mais également bon nombre d'excès liés
d'une part à cette fascination pour la liberté promise et
d'autre part à ce rejet quasi obligatoire du sentiment d'autorité
incarné par l'auteur. L'idée que je discuterai ici et qui
viendra en quelque sorte clore cette discussion concerne l'opposition
entre cinéma et jeux vidéo, entre passivité et activité
qui repose selon moi sur un malentendu largement amplifié par les
médias. Avant toute chose, il nous semble donc important d'aborder
la problématique non plus à travers l'opposition manichéenne
entre actif et passif mais plutôt à travers les différents
sens que peut recouvrir la notion d'activité en fonction de son
angle d'approche. Ainsi, si l'on assimile l'activité à l'idéal
interactif d'action physique issu des jeux vidéo, il semble évident
que ces derniers possèdent des caractéristiques bien plus
actives que le cinéma ou que la télévision et c'est
là tout le sens de la remarque de Darley lorsqu'il précise
que « Players are often perceived as being more active than viewers
are, (...) in a vicariously physical sense » [23].
Certes, on pourra toujours objecter que la télévision possède
des ressources interactives insoupçonnées grâce au
zapping et que le magnétoscope permet également au spectateur
de faire « different things with a film or television text rather
than just watch it from beginning to end » [24].
Mais considérer les possibilités interactives du zapping
ou du magnétoscope comme équivalentes à celles de
certains jeux serait, selon moi, une erreur d'interprétation qui
aurait pour conséquence de confondre la possibilité d'interagir
sur le médium, et celle d'agir en direct sur la construction même
du média. S'il existe bien une différence de degrés
entre l'interactivité d'un jeu comme Ring qui privilégie
les objets et le graphisme, et celle d'un jeu comme BALDUR'S GATE
qui favorise les objets et la narration, on ne saurait comparer l'interactivité
d'Eliza et celle d'une voiture par exemple. Chaque médium possède
ainsi sa propre limite, et bien que cette remarque soit vraie : «
It is instructive to differentiate between the things people do with
text and the practices a medium seems to call for » [25],
elle ne fait, à mon avis, que déplacer le problème
avant d'aboutir à un non-sens puisqu'elle envisage la possibilité
que tout soit interactif. Je préférerai donc ici renverser
le problème et me poser la question non plus de savoir si tout
est interactif ou si rien ne l'est mais plutôt s'il est obligatoire
de passer par l'interactivité pour être actif et de ce point
de vue, les choses s'éclaircissent assez vites. En effet, si l'interactivité
des jeux vidéo autorise, à la différence du cinéma
conventionnel, une possibilité d'action physique sur le média,
elle ne mobilise pas nécessairement un engagement cognitif identique
voire même équivalent. Si l'on se réfère une
nouvelle fois à QUAKE, il semble en effet difficile de ne
pas penser que « The space for reading or meaning making in the
traditional sense is radically reduced (...). In this sense the much maligned
passive spectators of conventional cinema might be said to be far more
active than their counterparts in the newer forms» [26].
Cette remarque, si elle s'avère juste, mérite tout de même
quelques petites précisions étant donné les jugements
de valeur qui peuvent en découler. Ainsi, s'il n'est donc pas obligatoire
d'être interactif pour être actif, il convient cependant de
nuancer ici notre argumentation dont une application trop littérale
aboutirait à un simple renversement du problème et nous
ferait considérer de ce fait le cinéma toujours plus actif
(sémantiquement) que les jeux vidéo. En effet, cet antagonisme
entre les jeux vidéo considérés comme actifs et le
cinéma considéré comme passif (ou l'inverse en fonction
de ce que l'on recherche) repose sur un faux problème se nourrissant
la plupart du temps de revendications associées à des points
de vue extrêmes (opposition QUAKE - Godard par exemple).
Dans ce cas, les questions relatives à l'idée d'action restent
effectivement relativement manichéennes et nous obligent à
considérer la distinction entre le pôle que nous qualifierons
d'intentionnel puisqu'il est lié à l'action (dans l'action)
et celui que nous nommerons attentionnel puisque lié à l'action
(activité) dans la réception. Mais si cette distinction
entre l'activité perçue comme influence directe et celle
perçue comme construction dans le sens où la science cognitive
l'entend peut s'avérer puissante en ce qui concerne toute tentative
de catalogage grossier, il faut néanmoins préciser que ces
frontières deviennent plus floues, lorsque l'on se confronte à
des oeuvres beaucoup moins marquées. Ainsi, et pour conclure, je
préciserai que s'il existe bien une différence entre deux
types d'activité, (et non pas d'interactivité), il n'en
faut pas pour autant évacuer, à la fois le cas de certains
films extrêmement pauvres sémantiquement et à la fois
d'autres types de jeux extrêmement complexes, dont le principe de
fonctionnement favorise la réflexion et de l'avis de certains spécialistes,
le développement même de l'intelligence. Si tenter des rapprochements entre le jeux vidéo et le cinéma, c'est entrer dans une problématique riche mêlant spectacle, sensualité visuelle, vertige et engagement sémantique, c'est aussi s'exposer au jugement de moralisateurs considérant de telles influences comme peu sérieuses, voir même avilissantes. Si de tels partis pris conférant au cinéma une certaine valeur objective ne m'intéressent pas ici, c'est parce qu'au-delà du jugement de valeur, je considère plus enrichissant de comprendre en quoi la dimension ludique qui caractérise les jeux vidéo et une large part du cinéma actuel dépasse largement le cadre référentiel de la simple expérience artistique pour exprimer un phénomène généralisable à toutes les sphères de la société. Phénomène postmoderne, conséquence logique d'une époque rejetant tout sentiment d'autorité et revendiquant la liberté à disposer de soi-même, la recherche d'interactivité et d'immersion, plus généralement de ludicité, peut être comprise comme une revendication hédoniste sacrifiant à l'idée et au sens qu'elle implique une volonté d'effacement dans la délectation sensible . Il n'est donc plus surprenant à l'heure des programmes à la carte et des jeux vidéo, d'entretenir un lien étroit avec ces concepts d'autonomie, de séduction et de narcissisme exacerbé, concepts qui partiellement libérés de leur aura péjoratif s'avèrent essentiels à la compréhension d'une société dans laquelle l'idéal de liberté passe presque toujours par la séduction, la possession et la proximité. Et c'est d'ailleurs ce glissement sociologique que le philosophe français Gilles Lipovetsky avait pressenti en 1983 : « À la personnalisation sur mesure de la société correspond une personnalisation de l'individu se traduisant par le désir de sentir plus, de planer, de vibrer en direct, d'éprouver des sensations immédiates, d'être mis en mouvement intégral dans une sorte de trip sensoriel et pulsionnel » [27].
2 - A. Darley - Visual digital culture - Routledge London - 2000 - p. 157 3 - Idem - p. 164 4 - M-L. Ryan- Immersion vs. Interactivity: Virtual Reality and Literary Theory - http://hjem.get2net.dk/lone_og_per_albrecht/Immersion2.htm - 1994 - [En ligne] 5 - A. Darley - op.cit. - p. 151 6 - Il existe également certains films agissant de même comme c'est le cas pour Timecode de Mike Figgis 7 - Dictionnaire Hachette en ligne - http://www.francophonie.hachette-livre.fr/ - [En ligne] 8 - A. Darley - op.cit. - p. 157 9 - G. Smith - op. cit. - p. 13 10 - J. Aumont, A. Bergala, M. Marie, M. Vernet - Esthétique du cinéma - Nathan - 1983 - p. 52 11 - J. Murray - op. cit. - p. 79 12 - J. Murray - op. cit. - p. 82 13 - M-L. Ryan - op. cit. - p. 3 14 - A. Darley, op. cit. - p. 158 15 - The phantom menace - Georges Lucas -1999 16 - Lord of the rings - Peter jackson - 2002 17 - J. Murray - op. cit. - p. 88 18 - C. Tesson - La Guerre des Boutons. Cinéma et Jeux Video - Les Cahiers du Cinéma - 2000 - p. 40 19 - A. Le Diberdier - L'interactivité, Nouvelle Frontière du Cinéma - Les Cahiers du Cinéma -1996 - p. 123 20 - M-L. Ryan - op. cit. - p. 12 21 - Idem 22 - A. Le Diberdier - op. cit.- p. 126 23 - A. Darley - op. cit. - p. 164-165 24 - G. Smith - Introduction : A Few Words About Interactivity - New York University Press - 1997- p. 13 25 - G. Smith - op. cit. - p. 14 26 - A. Darley - op. cit. - p. 164 27 - G. Lipovetsky - L'ère du vide, essais sur l'individualisme contemporain - folio essais - p. 34
Aumont, J.
; Bergala, A. ; Marie, M. ; Vernet, M. Esthétique du film -
Nathan (1983) |