« Ces derniers temps il avait beaucoup joué, de manière irrégulière, et, en particulier, le jeu à l'aveugle (…). Il y goûtait une jouissance profonde : on n'avait pas à faire à des pièces visibles, audibles, palpables, dont la ciselure précieuse et la matérialité le gênaient toujours et qui lui semblaient être la grossière enveloppe terrestre de forces invisibles et merveilleuses. »

- Vladimir Nabokov, La défense Loujine (1929), trad. G. et R. Cannac (1964), éd. Gallimard, coll. Folio, Paris, 1991, p.102


La notion de « jeu » est fondée sur une ambiguïté irréductible à laquelle on est immédiatement exposée lorsqu'on en étudie l'usage. Ainsi on parle de « jeu mécanique » entre deux pièces au sens où leur position relative n'est pas fixe; de « jeu de divertissement » au sens propre d' « activité ludique » (je reviendrai sur ce dernier terme); de « jeu » en tant qu'opposer au « réel » (ou appartenant à un autre système référentiel : c'est le « Ceci est un jeu » métacommunicationnel de Bateson) et au « sérieux »; etc. Bien entendu, ces sens ne sont pas exclusifs les uns aux autres et se ramifient en une multitude de nuances : le « jeu de mots » peut être pratiqué comme activité ludique basée sur la position glissante du sens de certains d'entre eux, position qui n'est effective que dans l' « espace » du jeu (dans ce système référentiel) et ne prend pas effet dans le « réel ». Il serait vain (et erroné) de faire éclater la notion de « jeu » pour tenter d'épuiser l'identification de ses composantes « originelles » ou encore d'essayer dans « fixer » un sens univoque. Toutefois, si l'utilisation commune du terme est rendu possible (entendre : est orientée) par la référence à un contexte déterminé, son emploi « érudit » [1] dans le but de l'utiliser comme modèle analogique exige évidemment l'élaboration d'une structure minimale (une méthode qui servira de contexte référentiel artificiel) à partir de laquelle il pourra signifier.

Bernard Perron a tenté d'explorer les avenues d'une théorie du cinéma à la lumière de l'analogie avec le « jeu » en donnant prépondérance, dans l'utilisation du terme, au sens d' « activité ludique ». Or le « jeu » en définitive, fidèle en cela à sa nature, aura diffusé dans toutes les sphères de nos activités de recherche, sous toutes ses formes possibles : c'est-à-dire qu'à aucun moment, traitant du « jeu » comme « activité ludique » il n'aura été possible de faire abstraction de la polysémie du terme. Nous aurons vu « jouer » les caractéristiques qualitatives des frontières que nous tentions de mettre en place; nous aurons été immédiatement exposés aux problématiques soulevées par la violation des règles théoriques que nous cherchions à élaborer.

J'ai rapidement évoqué plus haut les travaux de Gregory Bateson. Dans son ouvrage « Vers une écologie de l'esprit » (1954), le chercheur a recours à la notion de jeu pour expliquer d'une part la distinction entre différents niveaux de communication verbale et d'autre part les paradoxes caractéristiques qui surgissent dès que l'on tente de « fixer » ces distinctions [2]. Ses travaux illustrent bien 1) La difficulté théorique de traiter de la notion de « jeu » sans tenir compte de l'ambiguïté du terme (c'est-à-dire sans envisager simultanément toutes ses significations possibles) et 2) La difficulté de mettre en place une théorie holiste de la notion de « jeu » qui parviendrait, justement, à articuler tous ces possibles. Je prendrai pied sur ce constat pour pointer divers « nœuds » résultants d'un a priori théorique posant l'analogie entre le cinéma et le « jeu », ce dernier étant d'abord entendu au sens d' « activité ludique ». Ces « nœuds » sont liés pour l'essentiel à la charge critique identifiable dans ou assignable à (je reviendrai sur cette double détermination) une telle théorie ainsi qu'à la polysémie du terme « jeu ».

En fait l'évidence qui peut sembler se faire rencontrer théorie critique et « activité ludique » ne demeure « évidente » que lorsqu'on se positionne à l'extérieur du champ des études cinématographiques. Cette rencontre a depuis longtemps (avant l'institutionnalisation de ce champ d'études) été relevée d'une part par l'industrie (dès l'émergence de la technique) et d'autre part par certains théoriciens critiques, dont ceux bien connus de l'École de Francfort. Je ne chercherai pas ici à retracer l'historique ni les caractéristiques de ces deux « relèves ». Il s'agit simplement de rappeler que les études cinématographiques se sont constituées face à l'exigence grandissante de développer un appareil théorique spécifique au cinéma, plutôt que de demeurer à la remorque du phénomène économique et à l'ombre des critiques assenées aux média de masse. Tel est, à plus forte raison dans le cas qui nous intéresse, la distinction que l'on aimerait bien faire entre une théorie critique du cinéma comme « activité ludique » et une théorie spécifique visant à vérifier, en en étudiant le fonctionnement, la pertinence de l'analogie entre le « jeu » et le cinéma.

Cette distinction « que l'on aimerait bien faire » s'avère évidement être difficile à mettre en place, à « poser » ou à « fixer ». Théorie « critique » et « spécifique » (exposées ci haut) sont indissociables l'une de l'autre. Aussi spécifique soit-elle, une théorie de la « ludicité du cinéma narratif » ne saurait ignorer ses origines exogènes aux études cinématographiques (théorie des masses en psychanalyse, théorie du jeu en anthropologie et en sociologie, sciences de la cognition etc.). De même une théorie critique prenant racine dans le politique, le social, l'économique, le philosophique, l'historique de l'avènement d'une « société des loisirs » (axée sur les activités ludiques), tournant son regard vers le cinéma, ne saurait ignorer ses spécificités propres, telles qu'elles ont été mises à jour, en partie, par les études cinématographiques (elle est forcée d'étendre ses racines dans le cinématographique). De manière similaire, il pourrait s'avérer difficile de cerner l'objet de cette théorie critique du phénomène ludique tel qu'il se manifeste, d'une part, dans les intentions générales (généralisantes) d'une théorie ayant comme objectif « d'étudier le cinéma sous une perspective ludique » et, d'autre part, dans les films et les spectateurs envisagés sous cet angle. C'est-à-dire qu'une telle théorie critique ne saurait avoir pour objet exclusif ni la théorie de la « ludicité du cinéma narratif » ni les objets de cette théorie (les films et les spectateurs proprement dits). Ces deux objets (ici il serait plus juste de parler de « niveaux », d'un système et de ses éléments) ne pourraient être appréhendés séparément : une théorie critique du cinéma comme phénomène ludique devrait aussi être une théorie critique du phénomène ludique au cinéma.

Toute notre entreprise se trouve donc inscrite sous un double défi : il s'agit, d'une part, d'appréhender le « jeu » comme « activité ludique » sans pour autant faire abstraction des multiples lignes de fuite qui le traverse (lignes de fuite qui pointent les sens multiples sur lesquels le jeu « danse » constamment) et, d'autre part, tâcher de travailler à partir d'une théorie sans perdre de vue les critiques qu'elle permet, à la fois à partir d'elle et sur elle. Un petit exercice de « vivisection étymologique » nous permettra d'appréhender sur un même plan toutes les caractéristiques du problème. Il ne s'agit en aucun cas d'une étude exhaustive et systématique sur les origines de la notion de jeu (et de son orthographe) mais plutôt d'un bref survol de certains aspects de son histoire. Ces aspects devraient suffire à la présente démonstration [3].

Le mot paidia (paidiá [4]) du grec moderne, qui désigne le « jeu » au sens d' « activité ludique » (comme amusement, manière de passer le temps) est issu de la racine paiV (pais) du grec ancien. Ce mot est à l'origine associé à l'enfant au sens double de ce qui est jeune en âge et petit en taille (aussi bien garçon que fille). Il servira de racine à deux verbes dérivés important : le premier, paizw (paízô), se rapporte à la notion de « jouer » au sens premier de « jouer comme un enfant » mais également au sens de « danser » et de « jouer d'un instrument (de musique) » [5]; le second, paideuw (paideúô) se rapporte à la notion d' « éducation » au sens de « former, donner une culture » (il se distingue ainsi de trefw (tréphô) qui signifie « faire grandir » au sens « engraisser, rendre compact, épaissir » de là également « nourrir ») et signifie par extension « punir, châtier ». Au verbe paizw correspond le nom paidia. En grec moderne ce mot a pour homonyme approximatif paidia (paidía, on note le déplacement de l'accent tonique) duquel les termes français « puéril » [6] et « pédiatre », par exemple, sont issus. Au verbe paideuw correspond le nom paideia (paideía, dont la prononciation est très proche des termes paidiá et paidía) qui désigne l' « éducation », la « formation », la « culture » et dont les termes français « pédagogique », « pédagogue », par exemple, sont issus.

Platon, dans le livre VII des Lois joue explicitement sur l'homonymie des termes paidia et paideia [7] tout en prenant soin d'en distinguer la signification [8]. Ainsi, s'il insiste sur l'importance des jeux pour l'Homme (adultes comme enfants), il souligne la nécessité impérieuse de distinguer des jeux les activités qui doivent leur permettre de légiférer et de faire régner l'ordre dans la cité. S'il est approprié pour l'enfant de jouer, il est pareillement approprié pour l'adulte d'être suffisamment éduqué de manière à pouvoir, par exemple, exercer son devoir de citoyen (c'est à dire administrer la cité). Aussi, si trefw peut s'appliquer à l'animal, paideuw, par sa référence à la notion de « culture » est exclusif à l'Homme. Si le jeu, d'une certaine manière, peut être commun aux animaux et à l'Homme, la culture, elle, est exclusive à ce dernier : c'est littéralement par l' « éducation » (paideuw) que le pré-Homme devient un Homme, que l'être humain acquiert ce qu'il y a d'humain en lui. Il faut donc comprendre que chez Platon le terme paidia (le jeu) prend toute son importance en ce qu'il constitue une première phase préparant à la paideia (l'éducation). Notons en terminant que les « jeux » olympiques sont appelés en grec « compétitions » ou « concours » olympiques, olumpiakoi agwneV (olumpiakoí agônes). Le terme agwneV peut ainsi connoter le « jeu » mais dans un sens différent de celui de paidia. Ce « premier chapitre » de notre petite histoire raisonnée de la notion de « jeu » devrait nous permettre de mieux comprendre les aspects relatifs à la critique qui peuvent, qui doivent être inscrits (ou repérés) dans une théorie contemporaine qui cherche explicitement à s'en servir comme fondement.

Le « second chapitre » de cette historiette nous fait passer du grec (ancien et moderne) au latin. Il s'agit cette fois de mieux saisir les caractéristiques premières des termes « jeu » et « ludique ». Il existe à l'origine deux termes latins pour désigner le « jeu » : iocus et ludus. Le premier désigne à proprement parler le « jeu en paroles » et la « plaisanterie » en ce qu'ils sont opposés aux propos sérieux (serium, seria). Le second désigne plutôt le « jeu en acte », c'est-à-dire comme activité et était rattaché, par exemple, aux jeux donnés en l'honneur des morts. Le jeu de l'enfant renvoie ainsi naturellement au jeu-ludus c'est à dire à l' « activité ludique » proprement dit. Dans les langues romanes toutefois le terme iocus a supplanté celui de ludus : ainsi le mot français « ludique » n'apparaît qu'au tout début du 20e siècle. De son côté, le iocus s'est transformé en jocus pour finalement donner le mot « jeu » dont le long monopole lui aura fait désigner tout autant la « plaisanterie » que « l'activité » (qui ne sont bien sûr pas nécessairement exclusives l'une à l'autre).

Dans tous les cas le jeu, dans son acceptation la plus commune, est associé au plaisir de l'activité à laquelle on s'adonne librement, sans contrainte (cela n'exclut pas pour autant la présence de règles internes à l'activité : c'est l'articulation entre liberté et nécessité souvent discutée et que l'on retrouve également dans les textes des Lois). On a vu comment chez Platon cette activité n'est saine et appropriée que dans la mesure où elle précède la phase d'éducation qui doit faire de l'enfant un citoyen ou, autrement dit, faire du proto-humain un être humain à part entière [9]. Or, à la lumière de ces précisions, qu'y a-t-il à penser, d'une part, d'une théorie cherchant à comprendre la part du ludique dans le processus cinématographique (Qu'est-ce qui permet à une telle théorie d'émerger? Sur quelles bases émergent-elles? Comment est-elle reçue? Que cherche-t-elle à expliquer? Pourquoi se constitue-t-elle maintenant?) et, d'autre part, des données qu'elle met à jour qui ont lien avec le ludique au cinéma (Que signifie la prolifération des structures du jeu au cinéma, aussi diverses soient-elles? Que penser du spectateur qui « s'amuse » au cinéma? Que penser des « règles » qui articulent les « genres »? Que signifie l'intérêt du spectateur pour un cinéma de « divertissement »? Est-ce que le cinéma est un médium essentiellement ludique?).

Dans la perspective platonicienne, le jeu-comme-activité-ludique est la première phase de ce qu'il convient d'appeler à la suite de plusieurs autres (Leroi-Gourhan, Sloterdijk) un « processus d'hominisation ». Or qu'arrive-t-il lorsque cette première phase tend à se poursuivre indéfiniment et qu'ainsi elle repousse tout aussi indéfiniment l'avènement de la seconde, l'éducation, qui doit permettre de faire de l'enfant un adulte responsable à l'égard de la cité? Le parallélisme n'est pas facile à établir puisque d'une part les notions platoniciennes de « cité », de « citoyen responsable » et « d'éducation » ont considérablement évoluées et d'autre part à cause des entreprises de révisions dirigées depuis plus de deux siècles à l'endroit de la philosophie occidentale et de ses fondements. Cela ne doit pas nous empêcher pour autant d'établir un lien (qui restera à préciser) entre l'avènement d'une « société des loisirs » et le développement d'une théorie cherchant à établir un lien entre la notion de jeu, entendu a priori comme « activité ludique » et le médium cinématographique. Voyons les pistes qui s'offre à la réflexion.

Il serait tentant d'adhérer à la constellation vaste des discours critiques qui s'articulent généralement autour de l'avènement de la modernité occidentale (dont la Révolution française constitue une borne aussi vaste que significative) : « crise dans la culture », « catastrophe », « société des loisirs », « défaite de la pensée », avènement du capitalisme économique et du libéralisme idéologique, passage à l'ère « post-épistolaire » etc. Les discours les plus lucides semblent systématiquement pointer l'avènement de la modernité comme une crise significative de l'Histoire. Le passage à une « société des loisirs », c'est-à-dire de la satisfaction des besoins, à la satisfaction des désirs, en serait en ce sens à la fois un des principaux moteur et l'une des principales conséquences. De manière à éviter les deux écueils critiques que sont d'une part le constat « crépusculaire » (nous nous acheminons vers une nouvelle ère d'obscurantisme) et d'autre part la perspective « sociologique » (les faits auxquels nous assistons sont historiques : nous n'avons pas à les juger) et à la lumière des distinctions apportées plus haut relativement à la notion de jeu, je suis porté à voir la chose ainsi : 1) il est erroné d'associer « la société des loisirs » à la notion générale de jeu considérant la polysémie du terme; 2) le recours de plus en plus fréquent par diverses théories à la notion de jeu est reliée à la fois à l'extension de la sphère des loisirs (le jeu-comme-activité-ludique) à l'ensemble des faits sociaux et économiques mais également aux révisions dirigées à l'endroit de la tradition philosophique occidentale (le jeu-comme-système-alternatif-de-la-pensée); 3) alors que la théorie de la « ludicité » du cinéma narratif pose méthodologiquement l'analogie entre le cinéma et le jeu-comme-activité-ludique comme un a priori qu'elle cherche à vérifier, cette même théorie prend place dans le paysage épistémologique des sciences humaines a posteriori de l'extension de la sphère du loisir nommée plus haut; 4) en ce sens elle est à la fois elle-même une trace de l'Histoire et une tentative pour comprendre cette Histoire; 5) cette tentative si elle ne cherche pas à se penser elle-même comme phénomène historique ne saurait être véritablement réflexive; 6) les résultats des efforts d'une théorie cherchant à expliquer la compréhension filmique sous une perspective ludique (qu'elle soit ou non réflexive) ne pourrait faire autrement que de déborder son objet propre (ici le cinéma narratif) avec pour conséquences de trouver des applications exogènes à son champ d'origine (ici les études cinématographiques) et inversement permettre d'être affectée de l'extérieur (le recours aux sciences de la cognition, par exemple); 7) enfin il est à souhaiter qu'une telle théorie développe des appareils réflexifs exigeants de manière non seulement à pouvoir légitimer ses activités (son existence) de manière satisfaisante mais idéalement pour être aussi en mesure de prendre en compte la « charge critique », dont j'ai parlé plus haut, qui lui incombe naturellement (qui sera portée, donc, par elle et sur elle).

Le jeu-comme-activité-ludique n'est pas en lui même un problème, au contraire. A priori il n'y aurait donc pas raison de s'y attaquer spécifiquement, pas plus qu'il n'y en aurait à tenter d'éradiquer le ludique des activités des enfants. Le problème surgit néanmoins à notre époque lorsque le ludique, parce qu'il a pris le pas sur le « sérieux », sur la « culture » et sur l' « éducation » (aujourd'hui, on apprend « en s'amusant ») s'étend sans limite à tous les aspects de la vie (l'extension au social et à l'économique dont j'ai parlé plus haut). Dans cette perspective il n'y a plus lieu d'en encourager la pratique. Il conviendrait plutôt de suspendre cette contamination frénétique pour se (re)poser quelques questions (déjà soulevées par certains) : Y a-t-il encore quelque chose que l'on nomme adulte (c'est la question que pose Godard dans Éloge de l'amour)? Qu'est-ce que l'extension de l'âge infantile (que Sloterdijk identifie comme le troisième mécanisme d'hominisation, à savoir celui de la pédomorphose ou de la néotonie [10]) et la célébration de l'enfance/jeunesse signifient? Comment penser le règne du ludique à l'ombre de l'échec du projet humaniste? Les deux événements sont-ils liés? Est-ce que le règne de l'un n'est pas renforcé par la disparition de l'autre? Par ailleurs ne faut-il pas envisager le moment (s'il n'est pas déjà passé) où l'omniprésence du ludique nous empêchera de le penser, nous laissant uniquement capable de penser avec lui? Plus spécifiquement, y a-t-il lieu de se pencher sur les mécanismes, les propriétés, les conditions d'une compréhension non-ludique (ou plus-que-ludique) du cinéma narratif (en ce quelle serait sérieuse, culturelle, réflexive voire érudite etc.)? Dans la mesure, bien sûr, où la démarche théorique à laquelle nous nous sommes livrées constitue une telle compréhension non-ludique, ne conviendrait-il pas de se demander si cette modalité de compréhension est réservée à l'élite scientifique où si elle opère également chez le spectateur « commun »?

Cela dit, autant la notion de « jeu » est large, autant sont larges ses possibilités d'utilisation comme modèle analogique. Possibilités dont il faudrait explorer quelques avenues en déployant une grande diversité de concepts qui lui sont rattachés (plaisir, compétition, collaboration, représentation, mouvement, règles etc.). [L'appareil typologique doit s'installer dans cet horizon. Celle bipolaire proposée jusqu'à maintenant prend en compte des caractéristiques relatives non seulement au « jeu-comme-activité-ludique » mais également à d'autres dimensions de la notion de jeu]. Éventuellement cette structure pourrait elle-même être positionnée comme pôle d'une méta-structure, plus large, qui tiendrait compte des limites de l'analogie entre le jeu et le cinéma et même des charges critiques que cette même analogie appelle et dont j'ai parlé plus haut. L'on pourrait ainsi voir s'orienter la typologie [11] développée par Bernard Perron en fonction de la distinction entre la compréhension-ludique et la compréhension-non-ludique (ou plus-que-ludique, une nuance qu'il faudrait développer). Cette démarche permettrait de mesurer le rôle de l'analogie : c'est-à-dire de cerner son effectivité et de pointer l'importance de l'intervention d'autres modèles explicatifs dans la tentative de comprendre le filmique, le spectateur et la relation qu'ils entretiennent.


Philippe Théophanidis
Avril 2002 - Montréal


1 - Ou « scientifique » : l'essentiel est de comprendre que cet « emploi » se distingue de celui « commun » puisqu'il vise justement au développement d'une connaissance « scientifique » en ce sens qu'elle se distinguerait d'une « connaissance commune ».

2 - Bateson, 1954 in Bougnoux, 1993, pp. 228-238

3 - Un commentaire de Gadamer dans la deuxième section de Vérité et méthode (1960) nous renseigne bien sur la valeur des recherches étymologiques : « Il en va de même d'ailleurs pour les étymologies. Elles sont, certes, de loin moins sûres, parce que ce sont des abstractions opérées non par la langue mais par la linguistique et que ces abstractions ne peuvent jamais être entièrement vérifiées par la langue elle-même, par son usage effectif. Voilà pourquoi, même lorsqu'elles sont exactes, elles n'ont pas valeur de preuve, mais se bornent à anticiper l'analyse conceptuelle, qui seule leur donne un fondement certain. » (p. 29). Gadamer livre dans cette section la démonstration convaincante d'une utilisation de la notion de « jeu » comme modèle analogique et ce faisant, il est intéressant de le rappeler, indique « (…) qu'il ne faut pas entendre par jouer une espèce d'activité. » (p. 30)

4 - Les accents aigus des transcriptions phonétiques indiquent la position des accents toniques que l'on aurait dû retrouver sur les caractères grecs.

5 - Cet extension du terme ne doit pas nous surprendre. Les premières civilisations associaient très souvent le jeu aux rituels religieux.

6 - « Puéril » vient plus directement du latin puer, signifiant à l'origine « fils » et « jeune garçon », lui-même lié à la racine grecque .

7 - Pour le jeu de mot : Lois, livre VII, 803d.

8 - Sur le lien entre l'éducation et le jeu : Lois, livre VII, 788a-818d

9 - Il y a, chez les Grecs anciens, une distinction à faire entre le « citoyen » et « l'homme » qui tient justement de sa position dans la polis, la cité.

10 - 2000, p. 53 et suiv.

11 - Voir Perron, Bernard. La spectature prise au jeu. Thèse de doctorat. Université de Montréal. 1997

 

 

BIBLIOGRAPHIE

BOUGNOUX, Daniel, Les sciences de la communication et de l'information, éd. Larousse, coll. Textes essentiels, Paris, 1993, pp. 226-238 : BATESON, Gregory, « Vers une écologie de l'esprit », 1954, extraits.

CHANTRAINE, Pierre, Dictionnaire étymologique de la langue grecque : histoire des mots, éd. Klincksieck, Paris, (1968) 1980

ERNOUT, Alfred; MEILLET, Antoine, Dictionnaire étymologique de la langue latine : histoire des mots, éd. Klincksieck, Paris, 1967

GADAMER, Hans-Georg, Vérité et méthode. Les grandes lignes d'une herméneutique philosophique. « L'ontologie de l'œuvre d'art et sa signification herméneutique. 1 - Le jeu comme fil conducteur de l'explication ontologique. », éd. Seuil, Paris, (1960) 1976, pp.27-61

PLATON, Les Lois, extraits, trad. A. Castel-Bouchouchi, éd. Gallimard, coll. Folio-essais, Paris, 1997

SLOTERDIJK, Peter, La Domestication de l'Être, éd. Mille et une nuit, trad. Olivier Mannoni, no. 296, Paris, 2000