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C'est bien connu, la masturbation intellectuelle du cinéma d'auteur et autres délires formels n'insufflent qu'une tension minime au spectateur ordinaire, lorsqu'ils ne siphonnent pas goulûment tout afflux pour le distiller dans une mare d'autres plaisirs échoués. Que de mépris envers l'inculture, que d'indulgence pour ces actes manqués qui rebutent toujours un peu plus, à chaque occurrence, le désir d'une jouissance proprement mystique, d'une communion intellectuelle désormais réservée au grand critique. Qui sont ces personnages antiques, sur un socle élevé dans les jardins de Marienbad ? Quelle surenchère de signification leur présence soutient-t-elle ? Y'a-t-il un spécialiste de la Grèce antique dans la salle ? À bien y penser, l'erreur première se serait peut-être justement nichée dans cette certitude annoncée par la grande critique : l'art est élitiste. Seule la crème de la crème peut prendre son pied lors d'un coït cinématographique digne de ce nom. Si vous n'êtes pas un zygote particulièrement brillant, en mesure de cerner l'interprétation juste ou d'éprouver dans la marge voulue les effets de certains procédés cinématographiques, aussi bien vous rabattre sur Jean-Claude Van Damme, Russ Meyer, ou encore ces comédies à numéro, dont la seule finalité se traduit par le nombre de zéros qu'un recruté de Saturday Night Live pourra ajouter au moment de remplir la section rémunération souhaitée . Le cinéma populaire ou d'exploitation (qu'il ne faut pas confondre ; même échelle, niveau de reconnaissance différent) n'oserait dédaigner ne serait-ce qu'un seul spectateur. Le film d'art (notez la dénomination beaucoup plus pointue, les connotations d'expression unique et d'originalité qui en découle, et qu'une expression comme cinéma d'art n'arriverait pas à traduire aussi efficacement) aura toujours mieux su exclure, le cinéma d'auteur (ou de la manière d'éloigner les intéressés par le concours d'une expression littéraire ) se réclamer d'un art déjà noble, déjà exclusif.
La grande critique, expression qui chapeaute aussi bien divers lieux communs de la théorisation cinématographique que les élans prétentieux des canards spécialisés, parle dans le vide, donne les références nécessaires, l'interprétation juste, s'assoie sur les dires du réalisateur, dicte jusqu'à la réaction du spectateur aux grands moments et à l'esthétique du film. L'étude de la réception s'éclipse derrière l'omnipotence de ma réception autosuffisante, et ma réception en définitive occulte la réception. Paul Warren analyse un plan de Jurassic Park. Premier plan où apparaîtront effectivement les bestioles numériques. À ce moment précis, vous vous faites laver le cerveau, sans le savoir bien sûr. La raison en est fort simple : la partie la plus expressive de deux anatomies moyennes (tout respect gardé envers Laura Dern et Sam Neil), auxquelles vous pouvez facilement vous identifier, c'est-à-dire leur dos, est parfaitement intégrée aux images numériques. Ce plan composite aurait gommé toute trace de sa fabrication, induisant en vous la croyance première en l'image qui facilitera par la suite votre adhésion aux grands mythes américains. Mieux, à l'en croire, les bustes toujours si communs de nos deux compères, vus de dos, au bas de l'écran, feraient s'ériger un pont entre la salle obscure et l'écran lumineux. À la limite, le spectateur pourrait les confondre avec quelque parent venu remplir ses fonctions de tuteur culturel et de porte-feuille familial avec ses enfants. Qu'un film de Spielberg soit pourri d'idéologie, nous pouvons l'admettre sans l'avoir vu. Qu'un film grand public hollywoodien cherche à effacer les traces de sa fabrication, soit. Que deux potiches anthropomorphiques au bas d'un écran lumineux induisent un état d'hypnose et une adhésion totale du spectateur, que ce dernier sorte de la salle en répétant la génétique c'est mal, l'Amérique doit dompter la nature, la famille américaine triomphe toujours, même quand le papa et la maman sont aussi communs que Sam Neil et Laura Dern... , bref, que ce plan ait dépossédé chaque spectateur de sa raison et ramené pendant un temps ses ondes cérébrales au niveau pré-embryonnaire (alors qu'il pouvait se réclamer d'avoir atteint le stade du zygote accompli avant son entrée dans la salle obscure), nous l'admettons beaucoup plus difficilement. Et si l'attrait principal du parc jurassique n'avait été depuis le début que l'image numérique, et si la fonction première de ses images n'était que le relâchement momentané de mâchoires toutes aussi communes que celles de Neil et Dern, et si l'attente de ses images avait endiguée toute absorption diégétique profonde, et si, de part et d'autre des moments de contemplation, le spectateur se contrefiche complètement de l'histoire, si, au moment même de la contemplation, la représentation n'occulte plus totalement le médium mais se révèle enfin comme un pur moment d'attraction, moment qui pourrait bien susciter la conscience de contempler une pure fabrication, si enfin cette conscience venait miner tout l'exercice de lavage de linge salle entre Américains, qu'est-ce qu'on pourrait bien reprocher à ces deux potiches béates d'admiration au bas de l'écran lumineux ? Et si vraiment on tentait à travers ce plan, avec le concours du dos de nos charmants individualistes tempérés par le bon voisinage et la hiérarchie sexuelle classique, de briser la limite qui le sépare de la salle obscure, une si grande analogie entre le verso des acteurs et celui de nos confrères spectateurs ne viendrait-elle pas tout simplement détruire cet effet souhaité, précisément parce que cette position des acteurs renvoient à un élément extra-diégétique, intra salle obscure, qui dévie l'attention du spectateur vers l'extérieur de la représentation ? L'analyse de Warren s'inscrit précisément dans le même clivage trompeur qui ne peut s'accommoder de l'ensemble du cinéma qu'en taxant les films illusionnistes , ceux-là même qui tendent à effacer les marques énonciatives du médium, de machination aliénante, reléguant ainsi le salut de l'art cinématographique en dehors du populaire. Ce qui revient à dire : Allez-y mes tous petits, insérez un peu plus de faux raccords dans votre film, ça fera plus intello. C'est précisément pour mettre en échec ce type de construction rhétorique qu'Artifice présente la première d'une série indéterminée d'exercices de style sous le signe de la néocritique. Ce premier exercice consiste à miner le régime de la valorisation qui ne contribue en somme qu'à dénaturer certains procédés cinématographiques jusqu'à les réduire à de simples signes de distinction ; entrer dans l'ère des conventions mouvantes, où l'occurrence d'un procédé ne peut garantir un effet stable sur le spectateur, mais amorce potentiellement une multitude d'effets esthétiques qui émergent selon l'incompétence de chaque spectateur [1]. Autant on reproche à un certain cinéma de renflouer une machination illusionniste pour mieux asservir la population, autant ce reproche de naître, et la critique de s'épanouir, à partir de cette même certitude qu'on semble dénoncer : le spectateur n'est qu'une cruche malléable à souhait. On lui refuse son statut de zygote péniblement encouru et endossé sans conviction pour mieux l'assimiler au règne du protozoaire. Artifice n'aura pas manqué le train. Il ne suffit pas d'abjecter la critique, son manque de rigueur, son subjectivisme abrutissant, ses airs de publicité déguisée, ou encore sa capacité (si ce n'est sa raison d'être) à induire chez le zygote moyen l'assurance fallacieuse d'une culture enfin acquise (et qui ne servira pourtant qu'à étayer les conversations sans lendemains), de ne proposer en échange qu'analyses universitaires fermées et tout aussi inaccessibles que l'éducation supérieure, elles-mêmes putréfiées par autant d'interprétations monologiques, mieux foutues sans doute, mais également inconscientes de la pluralité et des zones grises où se confrontent plusieurs théories toutes inaptes à rendre singulièrement compte de la complexité des phénomènes de réception. Mais avec la culpabilité vient le repentir.
Parce qu'il y a toujours au moins deux interprétations d'une même structure signifiante, parce qu'un procédé n'engendre jamais deux fois exactement le même effet, parce qu'on ne pourrait mépriser plus explicitement l'intention du cinéaste et l'approche immanentiste, parce qu'une grande oeuvre-d'art est un concept périmé, parce que le savoir ne sert à rien, parce que la compétence est toujours la compétence d'un autre, parce que le spectateur modèle n'existe pas, parce que Pierre Huot pourrait prendre son pied avec Antonioni et Sipat avec Lucas, puisque, enfin, l'étude du cinéma ne devrait pas reposer sur un amas de propositions indécentes qu'une poignée de branleurs misanthropes démographiquement non représentatifs auront craché, avec l'espoir ce faisant de titiller leurs semblables, mais plutôt relever la mollesse rampante, d'y puiser son engouement et ainsi redoubler d'ardeur pour affermir sa position ; bref, s'épuiser à remonter l'enfilade tortueuse des actes consommés entre spectateurs et leur fétiche filmique préféré (ou alors leurs accidents de parcours avec celui destiné au grand critique), et ainsi cesser de s'attendrir sur les actes manqués que nous inflige la grande critique ; pour finalement proposer une néocritique au sens premier du terme, et dans un élan populiste remarquable, Artifice présente La critique du peuple.
L'exercice pourra emprunter différentes avenues, toutes centrées à l'occasion de cette première mouture sur le même impératif : faire surgir la pluralité d'expériences esthétiques éprouvée par le spectateur lorsque confronté à une même figure du langage cinématographique. Considérer hypothétiquement plusieurs incompétences-types, forgées selon la fantaisie du rédacteur et puisant aussi bien dans la disparité culturelle que dans un déphasage anachronique, et décrire les effets encourus à partir d'un même segment filmique, les divergences interprétatives qui en émergent, ou encore les possibles mis à jour par l'intégration d'une figure dans différents films. Bien évidemment, une telle entreprise ne pourra tabler sur une cueillette de témoignages et ne pourra faire abstention de toute emprise théorique, sous forme résiduelle, qu'elle se fera un plaisir de confronter pour mieux jeter un éclairage nouveau. Toujours théorique, certes, La critique du peuple s'engage à rendre compte de la réception dans toute sa complexité et sa pluralité, sans concessions. De façon à accommoder l'ensemble de nos lecteurs, des cahiers jusqu'aux amateurs de lutte, différents exercices viendront s'y jouxter dans les prochains mois, mais tous se réservent le droit de mettre en scène autant l'incompétence de la grande critique que celle du zygote moyen. Si par malheur vous repériez une instance où le plus petit dénominateur n'est pas au premier plan, vous serez priez d'y ajouter par vous-même l'effet le plus universellement éprouvé : la nonchalance la plus totale.
Carl
Therrien
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