Dès sa sortie, les critiques furent frappés par la forme narrative non classique du récit, son foisonnement, son désordre apparent : «L’impressionnante richesse audiovisuelle tend souvent à la saturation...», «L’absence d'intrigue au sens traditionnel du terme (il ne se passe presque rien dans ce film extrêmement agité) impose au commentaire off la lourde tâche de structurer l'ouvrage et d'en manifester le contenu. » écrit J. P. Coursodon [1], qui à plusieurs reprises dans cet article stigmatise le manque de rigueur, selon lui, de la construction et s'interroge sur ses causes: « Peut-être n’a-t-on pas laissé assez de temps à Scorsese pour donner à son film, au montage, une construction plus rigoureuse, que le scénario à l’évidence ne possédait pas. ». Pourtant il y a bien une histoire, et Scorsese recourt à des procédés on ne peut plus classiques, voix-off et narration en flash-back, dont il avait usés peu de temps auparavant dans Goodfellas (1990), pour traiter d'un argument semblable, grandeur et chute de truands. Alors d'où vient ce malaise?

Dans Casino, Scorsese explore toutes les figures narratives et plastiques de l'excès, pour en dresser un catalogue. Il décline celles du trop plein (sonores, visuelles, narratives, psychologiques ...) génératrices de confusion, trop plein d'où ne découle pas une clarté accrue en proportion, mais paradoxalement des béances, des manques. Jusqu'où les personnages vont-ils aller et jusqu'où le spectateur peut-il percevoir? En principe nous ne percevons bien que dans un juste milieu: «le sens est une sorte de moyenne entre des sensibles contraires» et «les sensibles d'une excessive intensité détruisent les organes sensoriels» [2]. Au-delà le sens est détruit par le sensible: «C'est bien pourquoi toute impression excessive, l'aigu comme le grave, abolit le sens de l'ouïe; de même l'excès dans les saveurs détruit le goût; dans les couleurs, la vue est abolie par l'excès du brillant ou du sombre, et pour l'odorat c'est l'odeur forte, la douce comme l'amère - tout cela suppose que le sens est une sorte de proportion.» [3].

La complexité narrative de Casino ne réside pas dans l'entremêlement des flash-backs et voix-off, qui demeurent somme toute suffisamment lisibles. Mais un processus d'accumulation itérative, utilisé à tous les niveaux du film, le conduit à sa propre implosion. Casino ne développe pas une intrigue: il met en place un dispositif de manière systématique, le pousse à son paroxysme au point qu'il ne puisse que se dégrader. Ce double mouvement (sursaturation/destruction) guidera donc notre analyse ainsi qu'une question décisive, à laquelle nous tenterons de répondre, posée par Laure Bergala, dont le mémoire [4] représente lui-même une somme et que nous citerons donc souvent, dans son introduction [5] : «Quelle relation l'effet de totalisation qui semble caractériser le film entretient-il avec l'effet d'épuisement qui semble lui être concomitant?».

1. surplace narratif: «pas d'intrigue, une histoire»

- durée diégétique


L'effet de totalité découle en premier lieu de l'ampleur diégétique embrassée: une dizaine d'années. Le film s'ouvre sur un carton «1983» pendant le prologue, et le flash-back central nous conduit dix années plus tôt, lorsqu' Ace arrive à Las Vegas et se voit confier la gestion du casino The Tangiers. Mais un autre flash-back nous ramène en amont, quand Ace et Nicky étaient encore à Kansas City. La durée diégétique est donc incertaine, elle s'étend sur probablement plus d'une dizaine d'années mais les repères temporels restent flous. D'autant plus que le temps ne semble pas avoir de prise sur les personnages, ils ne vieillissent pas, et hormis Ginger, n'évoluent pas; ils ne font que suivre leur pente, Ace suspicieux, Nicky violent. Seuls quelques signes extérieurs, anecdotiques et ponctuels (la mode vestimentaire, la musique), trahissent le passage du temps. La durée diégétique du film ne s'écoule pas, à la fois monumentale et inexistante. Le temps passé ne se matérialise qu'à la toute fin, et de manière apocalyptique, comme s'il se rattrapait à vitesse grand V: c'est la destruction de l'ancien Vegas, celui de Ace et Nicky, remplacé par une sorte de Disney Land.

- fondu narratif

Le film parcourt cette dizaine d'années en la survolant, s'arrêtant de temps à autres sur des événements, qui par définition n'adviennent qu'une fois, traités comme tels: leur occurrence cinématographique coïncide avec leur singularité diégétique -la rencontre de Ginger et Ace, leur mariage, la mort de Nicky... Ou bien il s'arrête sur des «non-événements», soit parce qu'ils réapparaîtront à l'écran (le circuit de l'argent, montré par deux fois, équivaut à une toile de fond), soit parce que la singularité de leur occurrence visuelle, par un phénomène d'ellipse quantitative, vient suggérer une répétition dans la diégèse selon un phénomène de condensation narrative -raconter une fois ce qui s'est produit x fois: Nicky attire dans sa voiture une des danseuses du restaurant ; le sénateur dans l'hôtel du Tangiers représente tous les hommes politiques qui y viennent ; le couple de tricheurs, qui vaut pour tous les autres: Ace, à l'instar du film, leur réserve un traitement exemplaire.

Ces saynètes semblent prélevées sur un autre groupe d’images possibles, équivalentes du point de vue de la signification diégétique. C’est ce que Christian Metz, dans son chapitre «la grande syntagmatique de la bande-image», nomme «séquence par épisodes» où «chaque image vaut pour plus qu’elle-même» [6], condensé symbolique d'une évolution qu'elle résume, en opposition à la «séquence ordinaire», qui montre l'événement dans sa singularité, où «chaque image ne représente que ce qu'elle représente.» [7].

Laure Bergala a montré que le film parcourait la durée diégétique suivant deux modalités, le balayage et la pause : «Ainsi, le film se compose de convocations et d'évocations de scènes ou de séquences qui sont presque des exceptions dans un récit constitué d'un balayage par la caméra du monde que le film traverse et crée tout à la fois, tel un documentaire qui s'écrit de façon immanente aux faits -malgré le supposé retour en arrière que constitue le récit en voix-off- et épouse les hasards, les hésitations, le caractère imprévisible des faits indépendants de la volonté d'un narrateur.» [8].

Les aléas narratifs font donc que cette alternance n'est pas respectée scrupuleusement: les épisodes effectivement traités paraissent eux-mêmes balayés. La narration n'indique pas clairement cette séparation entre balayage et épisode: les voix-off n'annoncent pas les événements comme tels et ne précisent pas la distance temporelle à laquelle chacun se situe. L'impression créée est donc celle d'un constant balayage narratif.

Au sein des épisodes, deux techniques renforcent cette impression. D'amples mouvements de caméra balaient l'espace, et souvent de légers fondus, à l'intérieur même de ces mouvements, apparaissent. Fondus qui, pour certains, sont quasiment imperceptibles mais pour d'autres, augmentent la confusion narrative, comme s'il y avait une ellipse temporelle au sein d'un événement qu'on nous présente pourtant dans sa continuité. Le film détourne systématiquement l'usage du fondu: absent là où on en mettrait d'habitude (pour marquer le passage du temps entre deux séquences), en trop là où il n'y en aurait pas besoin.

Ce phénomène apparaît par exemple lorsque Ace présente Ginger à Nicky et Jennifer. Ginger s'approche en trois plans qui se succèdent par deux raccords rapides dont le premier est un bref fondu enchaîné: Ginger disparaît, pour réapparaître plus proche. Ou bien, lorsque Ace surprend sa femme au téléphone, dans leur chambre, à bout de nerfs, suite au passage à tabac de Lester, son arrivée est traitée comme celle d'un fantôme: invisible et discontinue. Juste avant, Ace cherche ses médicaments dans l'armoire à pharmacie, geste soumis à une ellipse et à un léger fondu: sa main s'approche pour ouvrir la porte, puis, au plan suivant, sa main est redescendue, paume ouverte pour voir combien il lui en reste. Thelma Schoonmaker, monteuse de Scorsese depuis Raging Bull (1980), en cite elle-même un exemple [9] : «On a fait une première tentative dans la scène où De Niro regarde les joueurs japonais. Il y avait un superbe mouvement d'appareil vers Bob, et nous voulions voir la fumée de sa cigarette sortir de sa bouche. On a fait un fondu au milieu du travelling qui s'est avéré très beau parce que l'on voit la fumée sortir à ce moment précis.».

Doit-on leur accorder une importance, une signification narrative ou bien s'agit-il d'un simple effet plastique, d'un «truc», comme le suggèrent les propos de Thelma Schoonmaker dans le même entretien: «Par exemple, les fondus sont devenus un style dans Casino, et presque par hasard. Nous trouvions certains mouvements de caméra un peu trop longs et nous nous sommes mis à faire des fondus à l'intérieur de ces mouvements de caméra, parfois même au milieu.» [10].

L'action s'évanouit sous nos yeux, ils la déréalisent. Quel est le sens de cette évanescence? Cette déréalisation est le symptôme d'une subjectivation de l'image : le fondu signale qu'une image mentale vient s'interpoler. Ainsi Laure Bergala analyse-t-elle la rencontre entre Ginger et Nicky [11] à la fois comme «un effet d'annonce relatif à la relation qu'auront plus tard les deux protagonistes» et comme «une mentalisation de la part des personnages qui la voient apparaître.» Et Thelma Schoonmaker, dans l'entretien précédemment cité, souligne que «depuis quatre ou cinq films il [Scorsese] s'est focalisé sur les passages de plans objectifs aux plans subjectifs.» [12]. Le fondu change le statut du plan apparemment objectif d'arrivée de Ginger : Nicky se souvient de leur première rencontre, et cette réminiscence advient sous la forme d'une apparition.

Les deux voix off sont muettes quant à cette scène, aucune des deux ne vient ni l'annoncer ni, ensuite, en faire état. Cet effet de montage y supplée silencieusement : il possède la même valeur narrative qu'un commentaire off, qui indiquerait la nature de souvenir et suggérerait la relation à venir. Comme lors de sa rencontre par caméra de surveillance interposée avec Ace, Ginger redevient une image qu'on peut monter. Et ce n'est pas un hasard : pour Nicky comme pour Ace ses agissements demeurent énigmatiques.

Ces micro-fondus possèdent à chaque fois, suivant le contexte dans lequel ils apparaissent, une fonction différente : compléter la figuration de Ace en personnage fantomatique, de Ginger en image incomplète. Mais de manière générale ils constituent, accompagnés d'ellipses et de faux raccords, des échos, entre les plans, des ellipses temporelles entre les séquences. Ils créent une trouée à l'intérieur même d'une séquence traitée en continuité narrative. Et contrairement à ce qu'affirme Thelma Schoonmaker (lorsque Nicolas Saada lui demande [13] : «D'ordinaire, le fondu est une figure de style du cinéma hollywoodien classique, un procédé qui servait à montrer le passage du temps. Comment éviter toute connotation nostalgique dans cette nouvelle utilisation que vous en faites?», elle répond [14] : «C'était très important pour nous d'éviter cela en effet. [...] Dans Casino c'est différent. Il ne s'agit pas de fondus classiques. Ce sont des effets que nous avons trouvés en travaillant dans la salle de montage.»), nous pensons que cet usage atypique ne les déleste pas pour autant de leur poids nostalgique, bien au contraire. Même s'ils brisent la syntaxe ordinaire du film en introduisant un effet de ponctuation, qui crée une sorte d'anacoluthe, ils signalent le passage du temps et rappellent, au même titre que les voix off, que le film est un souvenir, une reconstruction forcément lacunaire, d'où les plans manquants et les ellipses.

Vecteurs d'une très forte déréalisation, car la figure semble un court instant se volatiliser, ils créent une tension avec tout le versant quasi-documentaire du film (montrer comment la mafia «écrème» un casino en matérialisant la circulation de l'argent) : d'un côté matérialisation extrême d'une valeur abstraite, l'argent, et de l'autre abstraction des choses les plus concrètes, dont le paradigme est le mouvement. L'usage du fondu participe aussi du programme figural de l'explosion: un corps se volatilise et part en fumée une fraction de seconde, comme une explosion dont on ne garderait que le résultat (disparition de la figure) en omettant l'explosion elle-même. Les résidus de l'explosion initiale semblent disséminés tout le long du film.

- Fondu/Arrêt sur image : Casino/Goodfellas

Dans Goodfellas, Thelma Schonmaker et Scorsese expérimentaient l’arrêt sur image. Il était en général utilisé dans une structure de contre-pied entre image et son : l’image se figeait alors que la voix off de Henry Hill (Ray Liotta) continuait à parler, à commenter. Ces arrêts sur images, en figeant les images, les faisaient devenir des clichés, et transformaient le film en une sorte d’album photos de famille. S’ils possèdent donc la même valeur narrative explicite que les fondus de Casino, mettre au passé les images, ce sont par des procédés plastiques fort dissemblables, ce qui ne peut manquer d’avoir des répercussions et sur le travail figural du film, et sur les effets narratifs eux-mêmes : l’arrêt fige dans une sorte d’objectivation, le fondu dissout ; dans un cas le souvenir est comme cristallisé -ainsi les photos tendent à remplacer nos souvenirs; dans l’autre cas l’image mélancolique se délite et fuit comme un souvenir qui se dérobe. Le fondu advenait sans être pris en charge par une voix-off ; une charge émotive lestait un mouvement, un geste, sans qu’on puisse assigner à un personnage en particulier cette émotion. L’arrêt lui semble marquer une distance que prend la voix-off envers le souvenir, le passé, dans un phénomène de décoïncidence. Lorsque la supercherie du jeune Henry, délaissant l’école pour faire son éducation mafieuse, est découverte par son père, celui-ci le bat. Et l’émotion que pourrait faire surgir cette scène est sapée par l’arrêt sur image de son père, en contre-plongée, brandissant un fouet. Il glace le pathos, empêche toute effusion devant cette scène familiale violente, mais il dit bien aussi le mépris de Henry enfant devant la réaction vaine de son père : l’arrêt bloque le mouvement du père comme si de toute façon c’était inutile et pure gesticulation gratuite car Henry avait déjà à ce moment-là choisit sa voie : « Une fois de temps en temps, fallait que je prenne une trempe. Mais ça ne me faisait déjà plus rien. Comme je voyais les choses, tout le monde s’en ramasse une un jour ou l’autre. ». L’arrêt vient confirmer l’insensibilité de Henry. La décoïncidence qui résulte de l’arrêt n’opère pas seulement entre la voix et le souvenir, elle peut aussi advenir entre le corps de Harry qui reçoit les coups et souffre, et cette résolution inébranlable qui l’anime, contre laquelle, en dépit de tous les coups de fouet du monde, son père ne peut rien.

L’arrêt marque donc aussi le destin dans lequel sont pris tous les personnages : il les enferme dans une vignette.

Le fondu n'est pas le seul cas de figure dans Casino où le montage joue un rôle décisif. Si le fondu fait écho à la structure narrative, celle-ci a été, dans sa forme finale, élaborée au cours du montage. Thelma Schoonmaker est bien placée pour en témoigner [15] : «Le plus dur était de trouver la structure. Nous nous sommes rendu compte que nous voulions traiter de l'idée de la corruption beaucoup plus tôt dans le film. Ce n'était pas écrit comme cela au départ. Il y a une scène où on voit un des employés du casino entrer dans une pièce, dans la salle des comptes, puis mettre de l'argent dans une valise. Au départ, cette scène ne devait apparaître qu'au bout d'une heure de film. On a décidé de monter cette scène dès le début, de manière à ce que l'on ressente la corruption pendant le reste du récit, comme en arrière-plan.»

Ce début, qui montre l'argent qui circule avec le commentaire en voix-off, renvoie directement au défilement des journaux et de leurs gros titres, dressant une nécrologie de Kane au début du film éponyme. Quand Michael Henry l'interroge sur l'utilisation de la voix-off, comme dans Les Affranchis et Le Temps de l'innocence, Scorsese répond [16] : «J'ai toujours fait ça. Cela vient sans doute en droite ligne de la séquence «March of Time» de Citizen Kane et des premières minutes de Jules et Jim.».

- Syntagme en accolade

Le «syntagme en accolade» est élevé dans Casino au rang de figure de style. Christian Metz le définit comme un segment a-chronologique: «une série de brèves saynètes représentant des événements que le film donne comme des échantillons typiques d'un même ordre de réalités.» [17]. Ce procédé permet de condenser des actions similaires, en les passant en revue très rapidement, par une sorte de balayage cumulatif. La séquence de Ginger au travail s'attirant les bonnes grâces des employés du casino (c'est sa dextérité à plier un billet pour le dissimuler au creux de sa main, et son habileté à délivrer des pourboires, mine de rien, à la caissière, aux voituriers...) est à cet égard édifiante. Or cette séquence doublement itérative (décliner la même idée, et induire celle de sa répétition) est enchâssée dans la narration d'un événement : Ace et Ginger prennent ensemble un verre. Elle demande de l'argent à Ace pour aller se repoudrer le nez aux toilettes. Elle quitte la table et la voix-off de Ace introduit le portrait syntagmatique en accolade, qui se développe pendant son absence diégétique.

Le syntagme qui induit l'idée de répétition, d'habitude (la dextérité démocratique de Ginger n'oublie aucun employé du casino, en couvre tout l'espace dans une sorte d'ubiquité spatio-temporelle: partout et tout le temps) en s'insérant dans la narration d'un événement précis confère à ce dernier une plus grande ampleur temporelle comme si lui-même était démultiplié. Il dilate la durée de l'absence de Ginger, au point qu'elle devient invraisemblable. Ginger en donne à son retour une explication diégétique : elle a joué entre-temps, mais Ace ne la croit pas et nous non plus. Ace tente de combler son absence mais il ne fait que la dilater en suggérant tous ces micro-événements, leurs répétitions, et partant, épaissir de manière tout à fait perceptible le mystère autour de Ginger.

Le syntagme présente la dépense d'argent, et ce qui est traité en événement, le «gain», sans lequel toutes ces dépenses seraient impossibles. Mais l'enchâssement pourrait être réversible : soutirer de l'argent à des hommes riches aurait tout aussi bien pu faire l'objet du syntagme, enchâssé dans l'événement «graisser la patte à un voiturier», car chacun représente une face d'un même phénomène, le circuit de l'argent selon Ginger. Et c'est parce qu'il s'agit du même phénomène que, par une association d'idées qui s'impose, Ace, après s'être fait extorquer sans aucune raison valable de l'argent, enchaîne sur l'évocation de la magnificence calculée de Ginger.

La portée narrative aurait été la même, ainsi que le sens global. Mais choisir de traiter en accolade la dépense insiste sur la prodigalité de Ginger. L'inverse en aurait fait un personnage de l'accumulation, du gain. Le choix se justifie donc au niveau de l'économie du personnage, la dilapidation, ainsi qu'elle nous avait déjà été présentée dans la séquence de rencontre avec Ace, jetant en l'air les jetons. Ici ses dépenses ne sont plus le fait d'une spontanéité débridée, mais elles participent d'une même attitude.

Ce syntagme de la dépense répond strictement aux deux autres circuits de l'argent, ceux des gains mafieux, eux-mêmes traités en accolade. Ginger, au centre d'une circulation inverse, échappe au fonctionnement de la Mafia, et donc à la compréhension d'Ace. Et par-delà l'opposition de sens -dépenses/gains- entre ces circuits, leur omniprésence rend tangible le flot constant d'argent que draine Las Vegas. La figure de cette circulation incessante, c'est le syntagme en accolade: la rapidité de succession des vignettes, leur caractère itératif induisent ce flux monétaire incessant qui irrigue tout le film.

Dans ce cas, l'utilisation du syntagme crée une toile de fond: la durée réelle de la séquence se dilate et se propage en filigrane à l'ensemble du film. Cependant, des épisodes que le commentaire off ou la diégèse présente comme uniques sont aussi relatés sur ce modèle : la narration et le montage tendent à transformer l'événement en simple occurrence itérative, que la répétition soit induite ou effectivement montrée. Le rendez-vous que Nicky donne à Ace dans le désert donne lieu à un bel exemple de ce phénomène. Ace commente :«it wasn't that easy for him to get around anymore», ce n'était plus très facile pour Nicky de se déplacer, au point qu'il lui fallait changer six fois de voitures pour être sûr de ne pas être suivi. Le commentaire introduit un syntagme en accolade, et subrepticement nous passons du récit d'un événement à celui de sa répétition : les rapides changements de voiture de Nicky dans les parkings, par un montage cut à chaque claquement de portière. Le syntagme induit une double itérativité : changements répétés de voiture, et répétitivité de la séquence «changements de voiture.» Le syntagme permet de ne montrer qu'une fois ce qu'il suggère se répéter dans la diégèse: les changements de voiture doivent se répéter à chaque fois que Nicky veut sortir et non pas uniquement pour l'entrevue dans le désert.

Plusieurs autres séquences font l'objet de ce traitement en accolade: les exactions de Nicky, l'exécution des intermédiaires commanditée par les pontes... Parfois même il y a comme un syntagme en accolade, unissant deux réalités différentes au service d'une même idée. C'est par exemple l'enchaînement entre la séquence du «equal number of blueberry in each muffin», suite à la découverte d'Ace que le muffin de son voisin contenait beaucoup plus de myrtilles que le sien, et Ginger demandant 25.000 dollars à Ace dans leur cuisine. Ace traite sa femme et le cuisinier de la même manière: d'un ton monocorde, par trois fois, il répète au cuisinier : «Put an equal number of blueberry in each muffin.» ; juste après, par trois fois, il demande à Ginger : «Can I trust you ?». Si on ne peut proprement parler de syntagme en accolade, car chacune de ces deux scènes est développée de manière indépendante, leur succession immédiate implique cette répétitivité que nous y avons vue à l'œuvre.

Le film ne cesse d'osciller entre itératif et singulatif de sorte que chaque événement semble advenir ou revenir plusieurs fois, soit parce que vient s'y insérer un syntagme en accolade, soit parce que la diégèse même suppose sa répétition. D'où la sensation que l'intrigue n'évolue pas, ne progresse pas, mais subit une sorte de surplace narratif, comme si le film ne faisait que raconter la même chose depuis le début. Presque toutes les séquences sont réemployées, dupliquées, dans une sorte de variation du même : le circuit de l'argent, l'explosion de la voiture de Ace, les disputes de Ginger et Ace, psychodrames réitérés.

L'intrigue est remplacée par une succession de vignettes, dont l'enchaînement est soit, mais rarement, assuré par l'ordre causal, soit par le commentaire off, qui annonce et évoque les images, ou bien par raccord sur le motif. Ces vignettes semblent parfois même gratuites, oubliées aussitôt par les personnages. L'escapade de Ginger avec Lester ne marque aucun changement dans sa vie de couple avec Ace, de même que la séquence où Nicky passe des diamants volés à l'aéroport, cachés dans la chevelure de Jennifer : d'où viennent ces diamants, qu'en font-ils ensuite? La scène de torture de Tony Dogs dans l'étau avoue elle-même son inutilité: «Charlie M!» s'exclame Nicky. La résistance héroïque de Tony ne faisait que protéger un petit malfrat sans importance, qu'on ne verra même pas à l'écran, c'est dire le peu d'intérêt qui lui est accordé.

Le film se déroule suivant ce mouvement aléatoire d'accumulation, sans se soucier de lier les vignettes les unes aux autres. On pourrait raconter la même histoire en choisissant d'autres vignettes, ou en les disposant dans un autre ordre. Cette impression de narration aléatoire est en partie due à l'usage des voix-off. Classiquement, le commentaire off fait advenir les images, les séquences, en les introduisant, en les reliant, en comblant les lacunes temporelles. Dans son article «Le voyage temporel dans le cinéma» [18], Michel Chion prend note du retour de ce procédé, mais dans un usage «déconnectant» : «Et les voix-off, qui font un retour sidérant et intensif sur les écrans après plusieurs années de relative éclipse, le font d'une manière toute nouvelle: au lieu de lier les séquences du film comme une gerbe, elles clivent le récit, l'empêchent de se fondre en une harmonieuse totalité, font repartir constamment le temps, d'un point à l'autre» [19]. Nous reviendrons sur ce nouvel usage perturbateur de la voix-off. C'est d'autant plus vrai que dans Casino, plusieurs voix se partagent la narration off, qui, dotées chacune de leur propre rythme, viennent se contredire, s'infirmer, se démentir. Casino accumule les commentaires, réplique les saynètes, se répète: il sape les codes narratifs classiques par excès redondants.

2. Dynamique de destruction du dispositif élaboré

- explosions et circularité subvertie


Le film emprunte une structure archi-classique, la forme circulaire où l'essentiel du développement n'est qu'un long flash-back, dont l'issue nous reconduit au point de départ. Cette circularité est la forme par excellence du film noir, dont les paradigmes sont Sunset Boulevard (1950) et Double Indemnity (1944), deux œuvres de Billy Wilder, où le protagoniste, proche de l'issue fatale où déjà mort, relate son histoire en un long flash-back. Nous reviendrons plus précisément sur la récurrence de cette forme narrative dans le cinéma contemporain, accompagnée en général d'une narration off, pour dresser une comparaison entre cette forme classique et son remploi moderne. L'utilisation conjointe dans Casino d'un flash-back et d'une voix-off reprend donc un schème classique et connoté qui le place d'emblée dans la filiation du genre noir.

La voix off a directement rapport à la mort : « Qu’un mort continue à parler dans un film comme voix sans corps errant à la surface de l’écran, quoi de plus naturel ? La voix, particulièrement au cinéma, n’a-t-elle pas un rapport de proximité avec l’âme, avec l’ombre, avec le double, avec ces répliques insubstantielles du corps, détachables, qui lui survivent à la mort, et parfois même le quittent durant sa vie ? Quand elle n’est pas celle du mort, la voix-off de narrateur est souvent celle du presque mort, de celui qui a achevé le cours de sa vie, et n’attend que la mort. » [20]. Et les deux voix-off qui principalement se partagent la narration dans Casino sont effectivement celles d’un homme comme mort (Ace) et celle d’un homme effectivement mort (Nicky).

Casino s'ouvre sur l'explosion flamboyante de Ace et se ferme pratiquement dessus, si l'on excepte le retour de Ace à San Diego, sorte d'épilogue. Si Casino emprunte ce schéma de prédestination, c'est pour mieux le subvertir, et laisser la boucle ouverte. L'explosion initiale constitue une annonce mensongère que la fin viendra infirmer: le début laisse supposer une issue fatale pour Ace, or il sort vivant de l'explosion finale. Ace est un héros de film noir qui ne meurt pas. Le commentaire de Ace a beau justifier ce sauvetage («c'était du travail d'amateur», il explique ensuite qu'un détail trivial, la présence d'une plaque métallique sous le siège du conducteur, lui a sauvé la vie), il n'en apparaît pas moins comme un miracle qui enfreint les lois structurelles du film noir. D'autant plus que les différentes occurrences de l'explosion sont encadrées par la mort de ses compagnons. La séquence de fin des personnages se déroule ainsi : d'abord l'exécution de différents témoins, ensuite la mort par overdose de Ginger à Los Angeles, puis une double occurrence de l'explosion sous deux angles différents ; ensuite Nicky tabassé et enterré vivant avec son frère, et Ace dans l'ambulance après l'explosion. Le personnage d'Ace fait donc l'objet d'un traitement exceptionnel: diégétiquement (le seul à échapper à la mort), narrativement (montrer plusieurs fois ce qui n'a eu lieu qu'une fois: nous retrouvons là une figure exemplaire de cette démultiplication du singulier, au service de l'itérativité accumulatrice à l'œuvre dans Casino), et plastiquement (l'explosion subit un traitement plastique différent à chaque occurrence). Nous traiterons plus tard du personnage d'Ace dans sa spécificité et son originalité, au cours de notre étude des nouvelles formes de personnages. Ici, c'est sa survie qui nous intéresse, en ce qu'elle met à mal la circularité initiale du film.

L'explosion nous est montrée deux fois de suite, suivant des points de vue différents, puis une troisième fois après la mort des deux frères Santoro. Au total, le film décline cinq fois le motif de l'explosion de voiture: lors du préambule, pendant le prologue, trois fois à la fin, dont deux à la suite et la dernière après la mort de Nicky. De cette récurrence plusieurs effets découlent : une totalisation (montrer l'explosion sous tous les angles), un phénomène d'itérativité, comme si l'événement n'en était plus un. Doit-on en déduire qu' Ace a subi plusieurs accidents de ce genre? Les différentes occurrences de l'explosion impliquent-elles sa répétition dans la diégèse?

Le sauvetage a lieu lors de la dernière occurrence. Cependant, l'explosion a lieu de jour, mais les ambulanciers arrivent et transportent Ace sur un brancard de nuit. Que s'est-il passé pendant cette ellipse temporelle? Les secours ont-ils mis tant de temps pour arriver? Ou bien Scorsese suggère-t-il encore une fois par ce faux-raccord de lumière qu'il y a eu plusieurs explosions? Le traitement narratif de l'explosion résume le schéma narratif du film, en impliquant sa réversibilité : évider l'événement en le déclinant jusqu'à l'épuiser, et en même temps, éluder tout en laissant ouvertes ses hypothétiques répétitions diégétiques.

La survie d'Ace crée, outre un effet de surprise, une rupture du contrat narratif de départ. L'embrasement initial du pré-générique se trouve partiellement infirmé. Bien sûr, son ampleur indiquait sa valeur allégorique: flammes déconnectées de leur cause réelle, corps propulsé. Laure Bergala explique que cette déréalisation de l'explosion se fait par l'intermédiaire du traitement du corps de l'acteur et de celui des flammes: «Le personnage va subir deux changements d'état pour passer du corps organique à la silhouette flottante du générique. Tout d'abord, l'homme, l'acteur, va devenir pantin, l'objet qui le remplace au filmage de l'explosion réelle de la voiture. En un faux-raccord discret, on voit l'homme changer de position, du corps penché sur le contact on passe au pantin droit sur son siège, subissant l'explosion, disparaissant dans les flammes. Immédiatement après, il revêt un troisième état pour devenir la silhouette irréelle qui flotte dans les flammes, avant de tomber verticalement dans un gouffre sans fin, à la fin du générique» [21]. Puis «Le second élément de déréalisation, c'est le changement d'état des flammes du générique, le passage des flammes réelles de l'explosion de la voiture aux flammes sans direction ni source dans lesquelles la silhouette flotte. Elles emplissent la surface de l'écran pour en faire une surface sans orientation ni perspective, un «all over», une surface abstraite sur laquelle les seuls repères seront la direction du mouvement de la silhouette, ascension puis chute, et le mouvement apparent, et trompeur, des lumières des néons, qui par leurs clignotements différés semblent défiler sur l'écran alors même que les plans sont fixes» [22].

Le traitement véritablement diégétique de l'explosion -ses causes, son résultat- a lieu à la fin. L'explosion liminaire est, elle, une sorte de variation plastique exponentielle de l'explosion finale : réalisme final contre déréalisation hallucinée et métaphorique au début. L'explosion apocalyptique vient non pas annoncer la mort d'Ace, mais la destruction de Vegas: fausse annonce narrative, mais véritable pré-figuration.

Pourtant, Ace revendique explicitement le «bouclage» du film, de retour à San Diego après son sauvetage, ôtant ses lunettes et regardant la caméra : «But in the end, I returned right back where I started». Or le film n'a pas commencé sur la période où Ace était parieur à San Diego, période qui n'avait été qu'évoquée par un flash-back interne au flash-back premier. Si Ace revendique la forme circulaire de sa propre histoire, la boucle visuelle reste elle ouverte, comme inachevée, puisque les images finales ne retrouvent pas les images liminaires. La fin du film retrouve un événement en amont de la narration principale. Il y a donc bien un bouclage narratif, mais ce n'est pas celui que le film annonçait: l'effet de boucle se trouve déplacé. Le film ne retourne pas de là où il est parti, c'est Ace qui revient à son point de départ. Le film part d'un motif visuel qu'il décline mais retourne à un au-delà qu'il n'a fait qu'évoquer.

Deux dynamiques traversent le film de part en part, et le tendent dans des directions opposées: un mouvement de clôture, et sa subversion par un procédé de dégradation, comme si la somme que le film essayait de contenir ne pouvait qu'imploser. Le dispositif systématique mis en place se voit dynamiter par un élément insubsumable. Deux voix-off se partagent la bande-son, jusqu'à ce que, dans le dernier quart et pour quelques minutes seulement, intervienne un troisième narrateur. La voix de Marino, acolyte de Nicky qui, jusqu' alors, tel son ombre, n'était qu'une silhouette dépourvue d'intériorité, s'élève au moment où Remo Gaggi, l'un des pontes, lui demande si Nicky entretient des relations sexuelles avec Ginger. Il choisit alors de mentir, pour protéger Nicky de la colère des pontes. Son intériorité comme personnage advient pour justifier sa duplicité : «What could I say?». Mais ce mensonge a aussi valeur d'annonce narrative, prémonitoire de sa future trahison : à la fin, lorsque les pontes donnent rendez-vous aux frères Piscano, Marino participe à leur assassinat. Ainsi la voix-off vient-elle complexifier une figure qui jusque-là semblait dévouée à Nicky, et mettre en péril le statut de narrateurs de Ace et Nicky.

Le film passe outre la période de bonheur, ou du moins de stabilité, d'équilibre, dans les couples. La lune de miel de Ginger et Ace n'est qu'évoquée. Comme le montre Laure Bergala dans son découpage en séquences [23], le film met en place un dispositif immédiatement mis à l'épreuve, comme s'il ne connaissait que des dysfonctionnements. Succèdent directement au mariage de Ace et Ginger (la demande en mariage, la cérémonie, la nouvelle maison, puis la scène de confiance: l'argent à la banque) les dissensions, encore larvées, dans l'autre couple, Ace et Nicky : c'est la scène où Nicky triche au casino, Ace commente en disant que tous deux ne rêvent pas du même Vegas.

Pourtant, on peut déduire que cette ellipse -la période d'équilibre du système- correspond à la majeure partie des dix années survolées. Sitôt le processus mis en place, le film s'attache à montrer sa dégradation. Casino élabore un système instable et précaire, économie toujours en déséquilibre. Un déséquilibre par excès : le film construit pièce par pièce puis déconstruit, non en ôtant les pièces les unes après les autres, mais en laissant chacune suivre son propre mouvement «boule de neige» de croissance entropique. Scorsese le dit lui-même à propos de ses personnages: «Chacun va au bout de sa nature. Après moi le déluge! Ils se consument et explosent, littéralement. Cela culmine avec l'explosion des immeubles» [24]. Et «Cependant la ville n'explique ou n'excuse pas tout. Les germes de la destruction étaient en eux-mêmes. Non seulement ils provoquèrent leur propre chute mais ils entraînèrent celle de tout le système» [25]. Scorsese relie dans un même mouvement le trajet dramaturgique des personnages, qui sortent de leurs gonds et explosent (Ace explose au sens propre, mais son organisme semble fait d'une matière essentiellement non-inflammable) à celui de la ville.

Ce qui fait donc système dans Casino, c'est de dynamiter tous les systèmes quels qu'ils soient : dynamiter le système d'écrémage du casino (l'écrémage se fait écrémer!), dynamiter deux couples, faire exploser tout le système narratif que le film lui-même a mis en place, faire revenir et décliner le motif visuel de l'explosion puis celle de la ville elle-même : le film assiste au dynamitage de son propre décor. Scorsese remplace le déroulement de l'intrigue par un mouvement de dégradation générale : «Casino n'a donc pas pour sujet une entité mais un processus (la corruption/ destruction)...Moins qu'un sujet, le film possède donc une dynamique, un processus, un projet, que sa forme met en acte. » [26] écrit Laure Bergala.

3. Foisonnement thématique, genres multiples.

Au-delà de l'ampleur proprement diégétique, c'est la foule de genres auxquels emprunte Casino qui en fait un monument, une synthèse sur les genres. Nous nous reportons à l'inventaire que dresse Laure Bergala [27] : gangster movie, film noir, western (de véritables cow-boys, qui veulent maintenir l'ordre, dont le représentant est le shérif, et sa version en négatif, refoulée, noire et sauvage : Nicky, qui vient pour mettre la ville à sac, «pour les saigner à blanc» comme il le dit lui-même) drame, film d'anticipation (la reconstruction de Las Vegas en Disney Land et les plans d'une foule hallucinée qui s'avance), tragédie (l'hybris comme moteur des personnages), ou bien encore, «on peut aussi penser au film fantastique, dans cette manière de nous présenter un univers clos, nocturne, régi par des personnages presque monstrueux qui sucent l'argent des joueurs comme d'autres suceraient le sang des victimes égarées sur leur chemin.», selon Nicolas Saada [28]. Diversité au point que pour Gavin Smith «le film de Scorsese représentait le Film en général» [29].

Ces emprunts aux différents genres vont de pair avec le foisonnement thématique à l'œuvre. Michael Henry le souligne : « Casino est le plus complexe de tous vos récits. Il progresse sur plusieurs niveaux: le couple, le trio, la mafia, le système, la ville, la fin de l'Ouest, les années 1970...» [30]. Nous ne nous trouvons pas en présence d'une intrigue mais d'une histoire qui n'est pas plus celle d'un homme, Ace, que celle de l'ascension et chute de caïds, ou bien de la transformation de Las Vegas, qu'une histoire d'un couple et de son échec -mais peut-être pas celui qu'on croit. C'est au travers cette relation complexe qu'entretiennent Ace et Nicky que le film mêle sphères sociale et privée. Le premier aura beau reprocher au second de s'immiscer dans sa vie privée, c'est déjà trop tard, et depuis bien longtemps, depuis le début même; la frontière n'a jamais été étanche. Pour Nicky, tout est privé, le business est une affaire de famille: il fait venir son frère à Las Vegas lorsqu'il ouvre son restaurant ; pour Ace tout est du domaine public: son mariage est un contrat social de plus, et Nicky n'est pour lui qu'un trouble-fête susceptible d'attirer des ennuis à son casino. Il y donc constante interpénétration entre toutes les sphères qu'embrasse le film. La scène qu'introduit Ace par ce commentaire «Basically, this guy Piscano sunk the all world» est tout à fait représentative de cette perméabilité : Piscano dans l'épicerie de Kansas City se plaint devant sa mère, interprétée par la propre mère de Scorsese, des modalités de transport de la mallette d'argent, qui contient le résultat du «skiming», (écrémage) du casino, entre Las Vegas et l'arrière-boutique. Or la boutique a été mise sur écoute par le FBI pour une ancienne affaire de meurtre qui n'a rien à voir avec l'opération d'écrémage. Sa mère tente de le faire taire non parce qu' il menace de faire tomber tout le monde, mais à cause de son langage grossier. La porosité entre social et privé, manifeste dans cet épisode grotesque, est la principale cause de la chute de l'empire fragile d'Ace, la seconde étant de nature bureaucratique et dérisoire: Ace n'a pas de licence pour diriger le casino.

L'inter-pénétrabilité est le signe de cette corruption généralisée auquel aucun aspect de la vie à Las Vegas n'échappe. Un seul ailleurs pur (nature verdoyante et plan d'une cascade), au Costa Rica, s'avère en fait le théâtre de l'exécution sommaire de Nance, par des sexagénaires en joggings brillants et synthétiques. Cette perméabilité participe donc du processus de dégradation à l'œuvre dans Casino.


Delphine Agut
2002


1 - «Casino: rien ne va plus», Positif n° 421, mars 1996.

2 - Aristote, De l'âme, livre II, 11 et 12, 424 a.

3 - Aristote, De l'âme, Livre III, 2, 426 b.

4 - Laure Bergala, «Casino, le cinéma explosé», Mémoire de Maîtrise, Paris I, 1997.

5 - Laure Bergala, op.cit., p. 23.

6 - Christian Metz, Essais sur la signification au cinéma I, p. 132.

7 - Christian Metz, op. cit., p.132.

8 - Laure Bergala, op. cit., p. 39.

9 - Entretien avec Thelma Schoonmaker par Nicolas Saada, Cahiers du Cinéma n°500, mars 1996, p.18.

10 - Cahiers du Cinéma n° 500, mars 1996, op. cit., p.18.

11 - Laure Bergala, op. cit., p.57.

12 - Cahiers du Cinéma n° 500, mars 1996, op. cit., p.17.

13 - Cahiers du Cinéma n° 500, mars 1996, op. cit., p.18.

14 -
Cahiers du Cinéma n° 500, mars 1996, op. cit., p.18.

15 - Cahiers du Cinéma n° 500, mars 1996, op. cit., p.17.

16 - Entretien avec Martin Scorsese par Michael Henry, «Las Vegas, ce n'est pas comme le Tibet», Positif n° 421, mars 1996, p. 22.

17 - Christian Metz, Essais sur la signification au cinéma I, p.127.

18 - Positif n° 432, févier 1997, p. 70-76.

19 - Positif n° 432, févier 1997, p.74.

20 - Michel Chion, La voix au cinéma, « Les silences de Mabuse », p.51.

21 - Laure Bergala, op. cit., p.14.

22 - Laure Bergala, op. cit., p.14.

23 - Laure Bergala, op. cit., p.6-10.

24 - Positif n° 421, mai 1996, op. cit., p.20.

25 - Positif n° 421, mai 1996, op. cit., p.20.

26 - Laure Bergala, op. cit., p.162.

27 - Laure Bergala, op. cit., p.32-36.

28 - Nicolas Saada, «Le gouffre aux chimères», Cahiers du Cinéma n°500, mars 96, p.20.

29 - «Two Thousand Light Years from Home», Film Comment, janv-fev 1996, p. 63, «In Casino, the Gangster Film faces challenges from and incorporates elements of the Western, the Musical, Fifties melodrama, and Sci-fi as if Scorsese's film stands for The Movies in géneral.»

30 - Entretien avec Martin Scorsese par Michael Henry, «Las Vegas, ce n'est pas comme le Tibet», Positif n° 421, mars 1996, p.20.