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«Voir
un film, cest faire face à une La mise en phase est une sorte de basculement de la réalité vers lillusion de vivre la réalité fictive, mais que lon croit réelle le temps dun film, parfois toute une vie (notons que certains films sont plus marquant émotivement que dautres). Dune certaine façon, cest lorsque le spectateur «embarque» dans le récit en croyant que lhistoire sest réellement déroulée au point où il ressent les mêmes émotions que les personnages. «Mais si elles [les émotions] sont possibles, cest que le spectateur est vulnérable parce quen se rendant au cinéma, il accepte de se soumettre de façon assez passive à une expérience à la fois rationnelle cest pour cela quil accepte volontiers dy aller et émotive.» [7]. Le spectateur sengage pendant les deux heures qui vont suivre, à pénétrer lunivers du film, à simpliquer émotivement dans le récit par son désir de fictionnalisation. Alors, je me propose comme cobaye dans cette expérience, et ce à mes propres risques, de visionner le film Maelström. Mais quarrive-t-il lorsque le spectateur a déjà vu le film ? Leffet de fiction, le processus de communication sera-t-il toujours aussi convaincant ? Jentame mon deuxième visionnement, cette fois-ci à la maison, tout en me persuadant du potentiel de ce film qui navait pas eu leffet de me faire «marcher» lors du visionnement en salle [8]. Le processus de mise en phase na donc pas lieu dans mon cas [9]. Est-ce donc que «tout le travail plastique, rythmique, musical, toute la dynamique du montage, tout le jeu des regards et les cadrages etc., pour faire «vibrer» le spectateur au rythme des événements racontés» [10] na pas été mis à la disposition des spectateurs ou est-ce seulement moi, qui au préalable navait pas envie dentrer dans la peau de Bibiane Champagne, le personnage central ? Supposons que ce soit la seconde hypothèse. Ce serait donc que le spectateur, a priori, est conditionné selon des déterminations extérieures au film et qui auraient provoqué chez moi un déphasage face au visionnement de Maelström [11]. Mais quest-ce qui est responsable de cet effet de décrochage, quest-ce qui fait que je ny crois pas ? Ce qui détermine
dabord le spectateur, cest linstitution dans lequel
se trouve le film. Sil se présente comme une fiction, comme
pour le cas de Maelström, la réception ne sengagera
pas dans le même sens que si le spectateur se trouve devant un film
expérimental. Donc, le processus de communication entre le film
et le spectateur devrait favoriser le désir de fiction entretenu
par cette institution. Mais le spectateur est aussi déterminé
selon ses connaissances socio-historico-culturelles ce qui inclut aussi
ses attentes et les connaissances quil a du film avant son visionnement.
Dès le début du film et avant même dentrer en
salle, le spectateur a des attentes et des connaissances sur le film,
ne serait-ce quil va voir le film pour lacteur qui tient le
rôle principal. Par conséquent, le spectateur est conditionné
dans sa réception. Dans le cas de Maelström, il arrive
que le spectateur n«embarque» pas et se produit alors
un «déphasage» ; le spectateur décroche. La
réception du film sopère donc de façon différente
pour chaque spectateur. En salle, la réception peut dépendre
de lenvironnement : un siège inconfortable, une foule enthousiaste
peuvent faire varier la réception. Dailleurs, à Cuba,
la réception est tout à fait différente des pays
occidentaux ; une communication se développe entre les spectateurs,
qui sadressent directement à lécran, et le film,
qui joue avec les habitudes de visionnement des spectateurs. Il sagit
donc dun positionnement préalable au film qui permet un meilleur
espace de communication entre le film et le spectateur. En visionnant
le film pour une seconde fois, je le remets donc à lépreuve.
Est-ce que Villeneuve aurait commis une faute qui aurait produit chez
moi cet effet de déphasage, est-ce le jeu de Marie-Josée
Croze qui rebute au préalable mon visionnement, est-ce lutilisation
de ce bleu esthétisant, ou serait-ce seulement le fait que le visionnement
se soit déroulé dans mon salon sur mon téléviseur
27 pouces, que la pièce nait pas été assez
plongée dans la noirceur ou encore que lhistoire de Maelström
ne répondait tout simplement pas à mon désir de fiction
? Villeneuve tente pourtant damorcer la mise en phase en avertissant
les spectateurs quils vont se faire raconter «une très
jolie histoire». Pour certains, le «déphasage»
pourrait samorcer dès cet instant puisque cest par
lintermédiaire dun poisson que la narration va sétablir,
et par conséquent, le phénomène de croyance pourrait
ne pas avoir lieu. Mais Villeneuve essaie, par différentes méthodes
de «mise en phase», de faire pénétrer le spectateur
dans lunivers de Maelström. Dans la scène de
régurgitation après lavortement, Villeneuve utilise
une caméra instable qui produit un effet similaire à ce
que ressent Bibiane et permet ainsi de sentir lespace comme le personnage
central. Mais parfois, les «erreurs» sont plus présentes
et par conséquent ne permettent pas au spectateur de sintégrer
au récit. Dabord cette fameuse scène avec Sylvie Moreau
lors du shooting pour la couverture dune revue bidon. Cette
scène empeste le préfabriqué, le jeu est mauvais
et le texte est complètement déconnecté. En fait
la faute nappartient pas à S. Moreau, mais au dialogue lui-même,
ou en fait à celui qui la écrit. Comment apporter
une touche de plausibilité avec un texte de la sorte : «Laisse-la
sortir, laisse sortir ta mère. Je veux que tu deviennes transparente.
Jveux pu te voir toi
.». Cette maladresse scénaristique
rejoint le ton artificiel du film. Ce nest pas que les images ne
soient pas intéressantes, mais le traitement esthétisant
renvoie à lidée de fabrication et de travail sur limage
et par conséquent cela pourrait provoquer le décrochage.
Un autre exemple, le spectateur montréalais utilisateur du transport en
commun pourrait être complètement déstabilisé lors de la scène dans le
métro. Bibiane se trouve à la station Acadie à minuit, mais ce circuit
est hors d’usage dès onze heures le soir, ce qui pourrait être suffisant
pour en faire décrocher certains.
Bibliographie Ouvrages spécifiques : BAUDRY, Jean-Louis. «Lécran-miroir : spécularisation et double identification», LEffet cinéma, Éd. Albatros, Paris, 1978, p.23-49. KERMABON, Jacques. «Quest-ce que la sémio-pragmatique», CinémAction, no. 47, Corlet-Télérama, Paris, 1988, p. 52-55. METZ, Christian. «Le film de fiction et son spectateur (Étude métapsychologique)», Le signifiant imaginaire, Union générale dÉditions, Paris, 1977, p.123-175. ODIN, Roger. «Pour une sémio-pragmatique du cinéma», Iris, vol. 1, no 1, 1983, p. 67-81. ODIN, Roger. «Du spectateur fictionnalisant au nouveau spectateur : approche sémio-pragmatique », Iris, no 8, 1988, p. 121-139. ODIN, Roger. «De lanalogie», Production de sens, Éd. Armand Colin, Paris, 1990, p.167-190. PÉRUSSE, Denise. «Réception critique et contexte : à propos du Déclin de lempire américain », Cinémas, vol. 2, no 2-3, printemps 1992, p. 88-106. THÉRIEN, Gilles. «La lisibilité au cinéma», Cinémas, vol. 2, no 2-3, printemps 1992, p.107-122.
AUMONT, Jacques, et MARIE, Michel. Dictionnaire théorique et critique du cinéma, Éd. Nathan, Paris, 2001, 245p. AUMONT, Jacques, BERGALA, Alain, MARIE, Michel, VERNET, Marc. Esthétique du film, Éd. Nathan, Paris, 1999, 238p. MITRY, Jean. Esthétique et psychologie du cinéma, Tome III, Éd. Du Cerf, Paris, 2001, 526p.
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