« Voir du cinéma, c’est se livrer enchaîné au spectacle
de la caverne en sachant que la lisibilité me permet de
voir l’en-deçà comme l’au-delà de l’image qui, dans la
noirceur du lieu, m’envahit. »

- Gilles Thérien
Cinemas vol. 2 no 2-3


Comme l’enfant qui s’apprête à aller au lit, le spectateur se dispose par son désir de fiction à se faire raconter une histoire. Le spectateur se retrouve de plus en plus à la maison dans le confort de sa salle de cinéma aménagée dans son sous-sol de banlieue, et de cette façon, il peut vivre en toute tranquillité, sans être dérangé par la respiration ou la chevelure de ses voisins, son plus profond désir (et non, ce n’est pas de manger un gros sac de pop corn), celui d’assouvir son besoin de fiction pendant les deux heures qui vont suivre la préparation de sa consommation filmique (préparation qui pourrait occasionner une indigestion). Dès les premières bandes du cinématographe, cet engouement pour le réalisme de l’image dans les scénettes tournées par les différents opérateurs se retrouvait dans la mise en scène. On filmait les activités courantes (Sortie des usines, Repas de bébé, …) et on prenait plaisir à s’y reconnaître. «S’il est une évidence qui s’impose dès l’origine de la photographie et du cinéma, c’est que l’image photographique-filmique donne directement à voir la réalité, qu’elle fonctionne comme représentation objective du réel.» [1]. Le spectateur, par ses habitudes de visionnement et par l’évidence de la ressemblance, a été façonné à concevoir l’image filmique comme étant un calque objectif de la réalité. Pour garder cet «effet de réalisme», l’industrie élabore les films selon des règles de transparence pour permettre ainsi au spectateur de mieux recevoir le récit de façon fluide et continue et d’y croire comme à une réalité potentielle. Avec l’arrivée du son synchrone, le spectateur se trouve confronté à un reflet de la réalité, du moins semble-t-il le croire. Le son correspond avec l’image, ceci incluant la voix, les bruits et la musique, et l’image entretient un rapport de ressemblance avec la réalité. Favorisant cette corrélation avec le réel par la taille des écrans géants, le son de plus en plus convaincant, le dispositif cinématographique permet ainsi la parfaite fusion, c’est-à-dire un «espace de communication» entre le spectateur-récepteur et le film-émetteur.

La sémio-pragmatique tente de «saisir ce qui se passe entre le texte et sa réception, [et] se donne pour but d’analyser comment le langage [cinématographique] signifie, produit du sens et constitue un moyen pour influer sur autrui…» [2]. Son principal théoricien en cinéma, le Français Roger Odin, étudie le processus qui permet d’entretenir une relation d’intersubjectivité entre le récepteur et l’émetteur ou en d’autres mots : «la manière dont le film naît par le regard du spectateur» [3]. Bien que le spectateur semble inactif par sa position physique lors du visionnement, il est placé au centre de la réflexion théorique. «On parle désormais du rôle actif du lecteur, du travail du spectateur, de l’activité d’interprétation, de l’expérience esthétique, du spectateur comme foyer réceptif et cognitif.» [4].

Focalisons notre attention sur l’institution du film de fiction, le genre dominant le plus visionné par le spectateur moyen. Odin hiérarchise les différentes étapes du processus de fictionnalisation en sept opérations inconscientes qui permettent de vivre le film. Sautons quelques opérations préalables et attardons-nous plus particulièrement à la mise en phase ou déphasage selon le cas. Qu’est-ce qui fait que le spectateur participe (ou non) émotivement au récit ? «Familièrement, on atteste de la production de l’effet de fiction en disant que l’on a «marché». » [5]. Voyons comment le spectateur applique le processus de fictionnalisation en mettant à l’épreuve l’effet de fiction dans le film Maelström de Denis Villeneuve. Le dispositif filmique favorise-t-il le processus de fictionnalisation proposé par Roger Odin ? L’effet de fiction (ou de réalisme illusoire) comble-t-il les attentes et désirs du spectateur ?

«Voir un film, c’est faire face à une
«proposition» que l’on accepte ou non.» [6].

La mise en phase est une sorte de basculement de la réalité vers l’illusion de vivre la réalité fictive, mais que l’on croit réelle le temps d’un film, parfois toute une vie (notons que certains films sont plus marquant émotivement que d’autres). D’une certaine façon, c’est lorsque le spectateur «embarque» dans le récit en croyant que l’histoire s’est réellement déroulée au point où il ressent les mêmes émotions que les personnages. «Mais si elles [les émotions] sont possibles, c’est que le spectateur est vulnérable parce qu’en se rendant au cinéma, il accepte de se soumettre de façon assez passive à une expérience à la fois rationnelle – c’est pour cela qu’il accepte volontiers d’y aller – et émotive.» [7]. Le spectateur s’engage pendant les deux heures qui vont suivre, à pénétrer l’univers du film, à s’impliquer émotivement dans le récit par son désir de fictionnalisation. Alors, je me propose comme cobaye dans cette expérience, et ce à mes propres risques, de visionner le film Maelström. Mais qu’arrive-t-il lorsque le spectateur a déjà vu le film ? L’effet de fiction, le processus de communication sera-t-il toujours aussi convaincant ? J’entame mon deuxième visionnement, cette fois-ci à la maison, tout en me persuadant du potentiel de ce film qui n’avait pas eu l’effet de me faire «marcher» lors du visionnement en salle [8]. Le processus de mise en phase n’a donc pas lieu dans mon cas [9]. Est-ce donc que «tout le travail plastique, rythmique, musical, toute la dynamique du montage, tout le jeu des regards et les cadrages…etc., pour faire «vibrer» le spectateur au rythme des événements racontés» [10] n’a pas été mis à la disposition des spectateurs ou est-ce seulement moi, qui au préalable n’avait pas envie d’entrer dans la peau de Bibiane Champagne, le personnage central ? Supposons que ce soit la seconde hypothèse. Ce serait donc que le spectateur, a priori, est conditionné selon des déterminations extérieures au film et qui auraient provoqué chez moi un déphasage face au visionnement de Maelström [11]. Mais qu’est-ce qui est responsable de cet effet de décrochage, qu’est-ce qui fait que je n’y crois pas ?

Ce qui détermine d’abord le spectateur, c’est l’institution dans lequel se trouve le film. S’il se présente comme une fiction, comme pour le cas de Maelström, la réception ne s’engagera pas dans le même sens que si le spectateur se trouve devant un film expérimental. Donc, le processus de communication entre le film et le spectateur devrait favoriser le désir de fiction entretenu par cette institution. Mais le spectateur est aussi déterminé selon ses connaissances socio-historico-culturelles ce qui inclut aussi ses attentes et les connaissances qu’il a du film avant son visionnement. Dès le début du film et avant même d’entrer en salle, le spectateur a des attentes et des connaissances sur le film, ne serait-ce qu’il va voir le film pour l’acteur qui tient le rôle principal. Par conséquent, le spectateur est conditionné dans sa réception. Dans le cas de Maelström, il arrive que le spectateur n’«embarque» pas et se produit alors un «déphasage» ; le spectateur décroche. La réception du film s’opère donc de façon différente pour chaque spectateur. En salle, la réception peut dépendre de l’environnement : un siège inconfortable, une foule enthousiaste peuvent faire varier la réception. D’ailleurs, à Cuba, la réception est tout à fait différente des pays occidentaux ; une communication se développe entre les spectateurs, qui s’adressent directement à l’écran, et le film, qui joue avec les habitudes de visionnement des spectateurs. Il s’agit donc d’un positionnement préalable au film qui permet un meilleur espace de communication entre le film et le spectateur. En visionnant le film pour une seconde fois, je le remets donc à l’épreuve. Est-ce que Villeneuve aurait commis une faute qui aurait produit chez moi cet effet de déphasage, est-ce le jeu de Marie-Josée Croze qui rebute au préalable mon visionnement, est-ce l’utilisation de ce bleu esthétisant, ou serait-ce seulement le fait que le visionnement se soit déroulé dans mon salon sur mon téléviseur 27 pouces, que la pièce n’ait pas été assez plongée dans la noirceur ou encore que l’histoire de Maelström ne répondait tout simplement pas à mon désir de fiction ? Villeneuve tente pourtant d’amorcer la mise en phase en avertissant les spectateurs qu’ils vont se faire raconter «une très jolie histoire». Pour certains, le «déphasage» pourrait s’amorcer dès cet instant puisque c’est par l’intermédiaire d’un poisson que la narration va s’établir, et par conséquent, le phénomène de croyance pourrait ne pas avoir lieu. Mais Villeneuve essaie, par différentes méthodes de «mise en phase», de faire pénétrer le spectateur dans l’univers de Maelström. Dans la scène de régurgitation après l’avortement, Villeneuve utilise une caméra instable qui produit un effet similaire à ce que ressent Bibiane et permet ainsi de sentir l’espace comme le personnage central. Mais parfois, les «erreurs» sont plus présentes et par conséquent ne permettent pas au spectateur de s’intégrer au récit. D’abord cette fameuse scène avec Sylvie Moreau lors du shooting pour la couverture d’une revue bidon. Cette scène empeste le préfabriqué, le jeu est mauvais et le texte est complètement déconnecté. En fait la faute n’appartient pas à S. Moreau, mais au dialogue lui-même, ou en fait à celui qui l’a écrit. Comment apporter une touche de plausibilité avec un texte de la sorte : «Laisse-la sortir, laisse sortir ta mère. Je veux que tu deviennes transparente. J’veux pu te voir toi….». Cette maladresse scénaristique rejoint le ton artificiel du film. Ce n’est pas que les images ne soient pas intéressantes, mais le traitement esthétisant renvoie à l’idée de fabrication et de travail sur l’image et par conséquent cela pourrait provoquer le décrochage. Un autre exemple, le spectateur montréalais utilisateur du transport en commun pourrait être complètement déstabilisé lors de la scène dans le métro. Bibiane se trouve à la station Acadie à minuit, mais ce circuit est hors d’usage dès onze heures le soir, ce qui pourrait être suffisant pour en faire décrocher certains.

Donc, puisque «la lecture d’une image n’est pas le résultat d’une contrainte interne, mais d’une contrainte culturelle» [12], il s’agirait plutôt de ma réception face à tous ces éléments que JE perçois comme des fautes plutôt que du film lui-même qui provoque le «déphasage». Les déterminations ne font donc pas partie de l’image, mais sont créées chez le spectateur. Je peux affirmer cette réponse parce qu’il m’arrive parfois, mais rarement, de me laisser pénétrer par un quelconque film de fiction pris par hasard sur le câble. Il m’arrive donc de croire à un récit que je sais pertinemment mis en scène, mais pourtant pendant quelques instants, j’y crois et je m’identifie aux événements et aux personnages puisque je ressens des émotions. À ce moment, il y a donc homogénéité entre mon désir de fiction et mes attentes face au film. L’institution du film de fiction détermine la lecture du spectateur, puisque celui-ci est façonné par ses habitudes répétitives de visionnement de films de ce genre dominant. Le schéma étant toujours le même, mais le contenu renouvelé à chaque fois (enfin !), le spectateur peut entretenir son désir de fiction en répétant le même dispositif à chaque visionnement et ainsi vivre une sorte d’interaction virtuelle - en ce sens où la relation entre le film et le spectateur est intersubjective - avec le film qui lui permet de se glisser dans la peau de qui bon lui semble, le choix est tellement invitant ! «D’autre part, il suffit que le spectateur se détache quelque peu de l’action, qu’il s’en désintéresse, pour qu’aussitôt l’image ne soit plus perçue que comme une représentation indépendante, extérieure à lui. Il voit le film, mais ne ressent plus, ne participe plus.» [13]. L’identification demeure donc impossible, la réception est bloquée par différentes déterminations et par conséquent, le processus de fictionnalisation s’arrête, le spectateur décroche, et dans mon cas, ferme le téléviseur.
Bibliographie


Bethsabée Poirier
Montréal - avril 2002


1 - ODIN, Roger. «De l’analogie», Production de sens, chapitre 8, Éd. Armand Colin, Paris, 1990, p. 167

2 - KERMABON, Jacques. «Qu’est-ce que la sémio-pragmatique», CinémAction, no. 47, Corlet-Télérama, Paris, 1988, p. 53

3 - Idem, p. 52

4 - PÉRUSSE, Denise. «Réception critique et contexte : à propos du Déclin de l’empire américain », Cinémas, vol. 2, no 2-3, printemps 1992, p.90.

5 - ODIN, Roger. «Du spectateur fictionnalisant au nouveau spectateur : approche sémio-pragmatique », Iris, no 8, 1988, p.122.

6 - THÉRIEN, Gilles. «La lisibilité au cinéma», Cinémas, vol. 2, no 2-3, printemps 1992, p.120.

7 - Idem, p.116.

8 - Anecdote : je me rappelle pourtant d’une amie qui ne se lassait jamais du film Dirty Dancing, après plusieurs visionnements, elle était tout autant charmée par les mouvements lascifs de Patrick Sawze.

9 - Un élan d’honnêteté m’oblige à avouer que je ne suis pas arrivée à regarder ce film en entier pour une seconde fois, ne serait-ce que pour les images tape-à-l’œil de Turpin. (Inutile et superflu)

10 - ODIN, Roger. «Du spectateur fictionnalisant au nouveau spectateur : approche sémio-pragmatique », Iris, no 8, 1988, p.127

11 - Notons que mon premier visionnement date de la sortie du film en salle, donc environ un an, et que ma réaction de rebut ne se développa que le lendemain, aurais-je donc «marché» au premier visionnement? Je ne saurais me risquer à cette réponse.

12 - ODIN, Roger. «Pour une sémio-pragmatique du cinéma», Iris, vol. 1, no 1, 1983, p.68.

13 - MITRY, Jean. Esthétique et psychologie du cinéma, Tome III, Éd. Du Cerf, Paris, 2001, p. 121.

 

Bibliographie

Ouvrages spécifiques :

BAUDRY, Jean-Louis. «L’écran-miroir : spécularisation et double identification», L’Effet cinéma, Éd. Albatros, Paris, 1978, p.23-49.

KERMABON, Jacques. «Qu’est-ce que la sémio-pragmatique», CinémAction, no. 47, Corlet-Télérama, Paris, 1988, p. 52-55.

METZ, Christian. «Le film de fiction et son spectateur (Étude métapsychologique)», Le signifiant imaginaire, Union générale d’Éditions, Paris, 1977, p.123-175.

ODIN, Roger. «Pour une sémio-pragmatique du cinéma», Iris, vol. 1, no 1, 1983, p. 67-81.

ODIN, Roger. «Du spectateur fictionnalisant au nouveau spectateur : approche sémio-pragmatique », Iris, no 8, 1988, p. 121-139.

ODIN, Roger. «De l’analogie», Production de sens, Éd. Armand Colin, Paris, 1990, p.167-190.

PÉRUSSE, Denise. «Réception critique et contexte : à propos du Déclin de l’empire américain », Cinémas, vol. 2, no 2-3, printemps 1992, p. 88-106.

THÉRIEN, Gilles. «La lisibilité au cinéma», Cinémas, vol. 2, no 2-3, printemps 1992, p.107-122.


Ouvrages généraux :

AUMONT, Jacques, et MARIE, Michel. Dictionnaire théorique et critique du cinéma, Éd. Nathan, Paris, 2001, 245p.

AUMONT, Jacques, BERGALA, Alain, MARIE, Michel, VERNET, Marc. Esthétique du film, Éd. Nathan, Paris, 1999, 238p.

MITRY, Jean. Esthétique et psychologie du cinéma, Tome III, Éd. Du Cerf, Paris, 2001, 526p.