Body Double

Film culte, éminemment complexe, à notre avis l’œuvre la plus intéressante de Brian DePalma, Body Double est un film à re-voir. Proposant différentes pistes d’interprétations, posant quelques pièges à son spectateur (dont une parenté trouble avec le Rear Window de Hitchcock), Body Double est également un film à re-lire ; le texte qui suit n’est qu’une proposition de lecture parmi d’autres [1]. Bien que la voie du body laisse entrevoir plusieurs possibilités intéressantes, c’est ici sous l’optique du double que nous avons choisi d’aborder le film.

Travaillant sous les contraintes mercantiles des grands studios hollywoodiens, DePalma n’a pas totale liberté d’éclater la structure de ses films. Cette situation reléguera certains de ses projets les plus ambitieux (pensons à Mission : Impossible) au statut de simples films de genre - parfois de grands films de genre, mais sans plus. Avec Body Double, le problème est brillamment évité. Ici, la structure « classique » est mise à contribution dans la signification de l’œuvre : DePalma l’utilise tout bonnement comme référence à l’ensemble cinématographique (hollywoodien) dont le film fait partie, ensemble sur lequel la réflexion inhérente au film est bâtie. On peut en effet considérer - en prolongeant la réflexion développée plus bas - Body Double lui-même, le film, comme un double représentatif du film dans un sens plus général [2]. Et, ainsi de suite, le film de DePalma est aussi doublé, possède - à l’intérieur de son récit - ses propres représentations (par la mise en abyme) : Vampire’s Kiss (en v.f. : Le vampire sanglant) et Body Talk (en v.f. : Holly jouit).

Le double

Le double (mais aussi le faux, voir plus loin) est partout dans le récit du film. Holly Body double bien évidemment Gloria, jouant son rôle pour Jake lorsqu’elle danse et se dévêt, mais Jake Scully et Sam Bouchard ont eux aussi leurs doubles. Sam se révèle être à la fois le mari de Gloria et l’indien meurtrier - Jake, acteur, se dédouble pour les films dans lesquels il joue : il est le vampire de Vampire’s Kiss et le pincé de Body Talk (nous y revenons).

Le double n’est jamais un duplicata fidèle de la réalité (en ce sens, Cronenberg expliquait que même s’il n’y avait pas eu de mouche dans le telepod, Brundle n’en serait pas ressorti comme il y est entré). Lorsque l’on recrée quelque chose, la postiche (le double) demeure toujours une représentation subjective (altérée) de l’original. Ainsi, les doubles des personnages que présente le film nous permettent de jeter un regard différent sur eux. Le dédoublement le plus intéressant du film se retrouve dans le(s) rôle(s) que les événements amèneront Jake Scully à jouer (ainsi que les rôles qu’il jouera, dans les films dans le film). Antithèse, il sera lui-même double, à la fois acteur et spectateur. On devine le côté sombre et inavoué de la personnalité de Scully, son ombre (C.G.Jung), par ses doubles déjà identifiés :

1. Le pincé dans Body Talk

Jake Scully est, inconsciemment, un voyeur [3]. Il assume pourtant très bien cette déviance une fois dans ‘son ombre’ (lorsqu’il est dans le film) : « J’aime regarder », dira-t-il. Son rôle dans Body Talk met aussi en lumière une évidente difficulté à faire face à l’acte sexuel (ce qui est propre au voyeurisme freudien : une incapacité à laisser les autres, partenaire inclus, assister au spectacle de sa propre sexualité [4]). De là son rôle de pincé, de là aussi son malaise lorsque Body veut lui faire l’amour hors du film. Le personnage du voyeur est, par l’entremise des théories du cinéma, un renvoi direct au spectateur ; Jake est manifestement un spectateur (nous y revenons).

2. Le vampire dans Vampire’s Kiss

L’ombre de Scully renferme aussi un goût marqué pour le sang [5] et son comportement est très près de celui de son personnage de vampire : comme dans Vampire’s Kiss, le meurtre fera suite au baiser dans Body Double (Scully n’assassine pas Gloria lui-même, mais il connaît l’emplacement du téléphone et il sait où l’indien est caché ; téléphoner envoie la femme directement en appât à son meurtrier).

Scully n’a pas osé (laisser) agir [6] (son ombre) lorsqu’il a découvert sa femme avec un autre homme. Il aurait voulu la battre, sans doute la tuer ; il n’a rien fait. Par procuration, il tuera Gloria (Scully est toujours meilleur à la seconde prise), elle aussi une femme infidèle - au centre d’achats, elle parle au téléphone avec son amant, même chose plus tard, au motel sur la plage.

Donc, le meurtre fait suite au baiser (sur la plage avec travelling circulaire - nous reviendrons sur ce plan) dans Body Double, mais pourquoi ? La composante ‘pincé’ (impuissance devant l’acte sexuel) de l’ombre de Scully le restreint à embrasser Gloria - il ne saurait aller plus loin. Sa composante ‘vampire’ le pousse à la tuer. Plus que tout, une fois que la femme est conquise, elle perd de son attrait sexuel. Las des danses de séduction, Scully veut maintenant voir autre chose au programme de son cinéma-maison.

Au cinéma

C’est bien de cela qu’il s’agit (et à cela que nous voulions en venir) : du cinéma-maison. DePalma utilise (très justement) la relation voyeur/exhibitionniste (« je suis expositionniste » dit Holly) pour la mettre en parallèle avec celle qui existe entre spectateur et acteur - en particulier lorsque l’acteur est actrice, donc objet de désir [7].

Scully est au cinéma : autant les fenêtres widescreen de chez Gloria que sa télescope-caméra (avec zoom et focus) sont là pour nous le rappeler. Sam nous le rappelle aussi à sa façon, nous présentant la magnifique vue à laquelle Jake aura droit avec sa télescope-caméra en levant son verre « à Hollywood »... Scully est au cinéma et ses fenêtres/écrans lui présentent ce qu’il veut bien voir : sexe et violence (c’est aussi son menu télévisuel et les types de films dans lesquels il apparaît). Mais Scully, c’est nous, spectateurs mâles - le spectateur du cinéma hollywoodien étant nécessairement mâle [la spectatrice, si elle n’est pas masculinisée, devant subir le film (masochisme) [8]] - et nous sommes aussi au cinéma, ou chez soi, merci à la vidéo.

Et c’est sans doute là où DePalma fait preuve de génie : il ne s’arrête pas à identifier le spectateur comme voyeur, il lui fait comprendre que ce qu’il voit (ce qu’il veut voir, son fantasme optique) est faux. Ainsi, tout est faux dans Body Double - tout est postiche, tout est doublure :

Les décors

(1) Au début du film, le titre apparaît sur un décors - qui est ensuite retiré - et plusieurs autres éléments de décors-studio apparaissent dans le film.
(2) La vue que l’on a de la fenêtre du Hollywood Tower est un écran et celle que l’on a de la ville (petites lumières jaunes) du haut de chez Scully est tout aussi fausse. D’ailleurs, qu’est-ce que c’est que cette maison/O.V.N.I. ?

Le jeu des acteurs (tout au long du film les acteurs surjouent). Quelques exemples :

(1) Jake revient chez lui après avoir été renvoyé du plateau de Vampire’s Kiss affichant un terrible sourire niais (et le décors dans ce plan !)
(2) Sam est exaspéré (un peu, beaucoup, exagéremment) par l’attitude du prof de Jake.
(3) Gloria beurre épais sur la passion lorsqu’elle embrasse Scully sur la plage (nous reviendrons sur ce plan, il est le point de départ à la compréhension du film).

La mise en scène (trahie par certains plans)

(1) Gloria attend que l’indien lui vole son sac à main, c’est à peine si elle ne le lui tend pas.
(2) Jake se positionne pour que le chien lui saute dans le dos - il prend le temps de se retourner vers la fenêtre alors qu’il sait bien que Gloria sera tuée d’une seconde à l’autre.
(3) Le plan du baiser sur la plage en est aussi un exemple (voir plus loin).

La quantité (et l’exagération) de ces éléments réfute toute tentative de les considérer comme ‘erreurs’ ou ‘faiblesses’ du film. Bien au contraire, ces éléments distanciatoires sont indispensables à la compréhension de Body Double : en nous soulignant la fausseté du récit et de ses images, DePalma nous invite à réfléchir à son film en tant que création (c’est là un procédé fréquemment utilisé, de façons diverses, autant par les modernistes que les postmodernistes).

Tout s’enchaîne à partir de ce fameux plan du baiser sur la plage. Le jeu des acteurs, le décors et la mise en scène (même la musique), tout sonne faux dans ce plan. Le spectateur se rend compte à ce moment que quelque chose cloche dans ce film, que ce qu’il voit n’est pas (comme son inconscient le percevait jusque-là) la matérialisation de ses fantasmes, mais leur projection. Le baiser lui donne - un court instant - des sueurs froides , gonfle son égo : Scully (auquel il s’identifie - un frère voyeur) réussira, il séduira ; mais la caméra commence à tourner - mais Gloria et Jake ne sont plus, ils ont fait place à un couple de très mauvais acteurs - et cette satané musique qui gâche tout ! (l’ensemble est insupportable). Le specteateur (qui ne voit pas) déteste. Le spectateur (qui voit) décroche du récit et peut ainsi se pencher sur d’autres composantes du film.
Aussi, ce plan a préalablement une existence cinématographique. Le cinéphile y reconnaitra un emprunt à Vertigo de Hitchcock [9] ; encore, c’est faux, c’est juste une image, c’était même déjà une image.

Donc, Body Double est une réflexion de (et sur) la fausseté du film hollywoodien, reflétant aussi le lien unissant le film narratif classique (« elle est minutée comme une horloge ») au fantasme masculin. Une bonne partie de la compréhension du film se trouve en lien avec cette idée sur laquelle nous nous sommes déjà arrêtés : le cinéma hollywoodien est un médium masculin excluant la femme. Aussi, ce n’est pas aléatoirement que DePalma choisi de citer le cinéma d’horreur et la porno dans son film : ils sont l’exemple parfait de l’inexistence de la femme au cinéma (et DePalma s’amuse à accoupler le genre pornographique à l’industrie du cinéma commercial américain - Holly does Hollywood).


Il n’y a pas de personnage féminin dans Body Double, les femmes qui y sont présentées émergent des perceptions des personnages masculin : la femme de Scully n’apparaît dans le film que quelques secondes [10], elle n’a aucune existence, qu’un corps nu qui baise avec d’autres hommes ; Gloria n’en est qu’un double infidèle et n’a pas d’importance autre que visuelle [11] ; Holly Body est une actrice porno (machine à sexe), sa fausseté nous est soulignée à quelques reprises par des images vidéo (elle n’est qu’une image). « La figure féminine à l’écran n’a d’existence qu’à travers les discours ou les actions des personnages masculins. Sa présence ne fait que célébrer sa non-existence. » [12] Répondant parfaitement aux traits tirés du cinéma dans les théories féministes - théories dans lesquels on insiste sur le fait que l’objet étudié est le cinéma « classique » (narratif classique) - Body Double se présente (encore) au cinéphile comme un double de l’ensemble duquel il émerge.

 

Sébastian Sipat

 

1. Parce que nous ne renvoyons pas à des descriptions précises des scènes et éléments du film utilisés pour la construction de notre réflexion, le lecteur idéal devrait avoir le film de DePalma fraîchement en tête.

2. Certains argumenteront que c’est principalement au modèle hitchcockien que renvoie le film, nous répondrons que 1) ce modèle est à la base de tout un genre (suspense) hollywoodien et que 2) la réflexion que propose Body Double ne se limite, de toute façon, pas à ce genre.

3. Voyeurisme inconscient, bien que cette partie de sa psyché soit très clair pour le spectateur - il est d’ailleurs visiblement honteux et offusqué lorsque l’enquêteur fait mention de « délit sexuel ».

4. Cet élément nous ramène à un des nombreux rapprochements ayant été faits entre le spectateur de cinéma et le voyeur : l’un comme l’autre ne doivent pas être vus (doivent être dans l’obscurité) pour profiter du spectacle qui leur est offert.

5. Jung inclut dans les composantes de l’ombre d’une personne les comportements que cette personne reproche aux autres (ce serait justement le fait de ne pas arriver à les assumer qui nous les rendraient abjects) - la réaction de Jake lorsqu’il voit Sam frapper Gloria devient ici très intéressante (il surjoue le choc), ajoutons à cela le meurtre...

6. En anglais ‘act’, faisant référence à sa condition d’acteur.

7. « ... il semble qu’il faille comprendre l’image de la femme comme un signifiant dont la fonction est de représenter le désir masculin » (PÉRUSSE, Denise, « Le spectacle du ‘manque féminin’ au cinéma : un leurre qui en cache un autre » in Cinémas, Vol.8, #1-2, p.70) - nous renvoyons au texte de Pérusse (un petit bijou) pour tout ce qui touche l’image de la femme et les théories féministes.

8. Voir à ce sujet les théories de Laura Mulvey (pour la masculinisation) et de Raymond Bellour (pour le masochisme) ; théories aujourd’hui grandement critiquées (et révisées), mais populaires à la sortie de Body Double.

9. Séparément dans Vertigo : le baiser sur la plage et plus tard le baiser avec travelling circulaire. Le puriste s’empressera de crier au simple plagiat - pour se flatter d’avoir « vu » l’interférence, sans essayer de la comprendre (une attitude trop répandue face à DePalma).

10. Quatre plans rapides durant au total moins de 10 secondes.

11. Mises à part ses conversations téléphoniques avec son amant (plus ou moins compréhensibles), il n’y a que dans la scène sur la plage que Gloria a des dialogues - moins de 10 répliques, parfois aussi négligeables que : « Quoi ? ».

12. PÉRUSSE, Denise, op. cit., p. 72