Videodrome

L'optique

La révolution des procédés de l'optique qui a lieu de la Renaissance jusqu'au 16e siècle influence grandement l'approche que les artistes (autant en peinture qu'en littérature) auront désormais de l'espace. Développant des techniques de re-présentation (perspective, omniscience du narrateur) inspirés de l'observation scientifique, l'art s'occupe soudainement à rendre l'expérience sensible avec le plus de réalisme possible. L'optique permet une compréhension rationnelle du monde (le regard du médecin sur son patient) et un certain contrôle sur celui-ci.

Le roman gothique fait son apparition vers la fin du 18e siècle et le fantastique en littérature se cristallise et se répand à cette période par le mouvement romantique. Le fantastique se pose en quelque sorte comme le grand rival du réalisme, il lui emprunte ses procédés afin de les remettre en question. Ainsi, la re-présentation fidèle de la réalité n'est, avec le fantastique, qu'un moyen de déstabiliser cette notion de réel et par conséquence en rendre le sens incertain (en confrontant l'idée de réel à autre chose, l'illusion, la magie, etc. - nous reviendrons plus loin sur l'importance de cette remise en question de la réalité dans le film étudié). Comme l'explique Max Milner, il y a « connivence de base entre l'imaginaire et l'optique » [1], il n'est donc pas étonnant de retrouver une importante intervention des procédés optiques dans le cinéma fantastique. Comme de fait, les films à tendance fantastique sont nombreux à faire directement référence à la vision, à l'œil et aux techniques qui s'y rattachent. Du Voyage dans la lune (1902) de George Méliès (dans lequel des scientifiques, par le biais du télescope, mènent les hommes à la domination de l'espace) au They Live (1988) de John Carpenter (où une invention ayant la forme de lunettes de soleil est le seul moyen de distinguer les humains des créatures extra-terrestres et de percevoir leur propagande), les techniques de l'optique sont toujours ramenées au contrôle, à la compréhension et la domination de l'environnement. « La pensée et le voir se ressemblent. La faculté de pressentir l'avenir et de se rappeler le passé ont des rapports avec la faculté de voir loin » [2], bref, voir c'est savoir.

Videodrome et l'optique

Le film Videodrome (1983) de David Cronenberg est un exemple particulièrement intéressant de cette intervention des procédés optiques dans le cinéma fantastique, tout d'abord pour le très grand nombre de ce type de manifestations dans le film, mais aussi pour l'importance que celles-ci revêtent autant d'un point de vue diégétique que thématique.

Les objets se rapportant à l'optique sont nombreux dans le film : le téléviseur participe à la majorité des séquences et les lunettes (« machinery » dit Convex) sont également présentes à plusieurs reprises, les hallucinations et l'appareil servant à les enregistrer relèvent également de l'optique et de ses techniques. La Spectacular Optical effectue elle-même d'importantes recherches dans le domaine de l'optique (« We make unexpensive glasses for the Third World and missile guidance systems for NATO ») et son directeur des opérations spéciales, Barry Convex [3], apparaît comme un opticien mégalomane. À quelques reprises dans le film, ces éléments se rapportant à l'optique sont directement liés à l'œil : « The television screen has become the retina of the mind's eye » dit le professeur O'Blivion et le slogan de la Spectacular Optical est « Keeping an eye on the world ». Aussi la campagne publicitaire autour de la « collection du printemps » (spring line) de lunettes fait clairement référence à la Renaissance et à l'importance que l'optique a eu à cette période.

Un tableau de Michel-Ange (La création de l'homme) est utilisé comme décor sur scène au lancement de la collection et deux citations de DeVinci faisant référence à l'œil (« The eye is the miror of the soul » et « Love comes in at the eye ») ont servi de thèmes pour la confection de la collection (qui porte d'ailleurs le nom du célèbre artiste - et scientifique - italien, la « DeVinci line »).

Comme nous l'avons vu, les techniques de l'optique sont, dans les oeuvres fantastiques, généralement liées au pouvoir, au contrôle et à la compréhension ; la chose s'applique parfaitement au film de Cronenberg. Président d'une chaîne de télévision, Max Renn n'est pas totalement dépourvu de moyens optiques et, l'un n'allant pas sans l'autre, il possède un certain contrôle sur son environnement, « il agit sur les gens et l'on n'agit pas sur lui » [4]. Le professeur O'Blivion et Barry Convex apparaissent comme plus puissants que Max parce que leurs moyens optiques sont plus grands. Max se frotte à beaucoup plus imposant que lui : Videodrome, autant le signal (qui provoque une tumeur au cerveau et des hallucinations) que l'émission comme telle (qui ne montre en plan fixe que torture et meurtre), échappe à sa compréhension alors que O'Blivion en est le père et Convex le propriétaire.

Dans un premier temps, Videodrome, l'émission, séduit l'œil : après en avoir vu trente seconde à peine, Max ne peut plus s'en passer, « son œil demeure étrangement épris de cette courte vue, à peine perçue. [...] on a affaire ici à l'émergence de la pulsion scopique » [5]. Alors que dans un second temps [6], Videodrome, le signal, détruit l'œil : il provoque des hallucinations et pousse à remettre la fiabilité de l'organe en question (l'œil devient aléatoire). Ici entre en jeu le problème de la réalité, incontournable en ce qui a trait à la compréhension diégétique de Videodrome ; un problème que le professeur O'Blivion pose assez clairement : « After all, there is nothing real outside our perception of reality, is there ? ».

Videodrome et la réalité

Le fantastique joue beaucoup sur la notion de réalité, la déstabilise afin de perturber le spectateur. Pour arriver à la remettre en question, il doit la rendre de façon crédible (à cette fin, nous l'avons vu, le fantastique emprunte les procédés du réalisme) pour la confronter à autre chose. Dans Videodrome, ce sont les hallucinations de Max qui sont utilisées comme opposition au réel. Ces hallucinations, générées par l'imaginaire (ou la tumeur au cerveau) de Max, créent une fissure dans la réalité et permettent ainsi de la rendre incertaine.

L'œil interne, celui de l'imagination et de l'inconscient (celui qui engendre les hallucinations), de Max influence considérablement son œil externe et ses perceptions physiques. Peu importe que cette influence soit ou non (nous reviendrons sur la double lecture que l'on peut faire du film) due à l'exposition au signal Videodrome, le résultat est le même sur le spectateur : une déchirure s'effectue dans le réel qui ébranle les certitudes et forcent le spectateur à chercher la réalité devenue subjective.

Ce caractère subjectif de la réalité que propose Videodrome ne peut être remis en doute : le spectateur hallucine avec Max et la nature illusoire de ces hallucinations est explicite, même lui sait pertinemment qu'il hallucine (« I've been hallucinating for a while, ever since I first saw Videodrome »). Ce que l'on perçoit provient de l'esprit de Max et le spectateur se doit de tenter de comprendre l'existence physique et l'activité psychique du personnage comme étant interreliées, démarche qui s'apparente à celle visée par Hegel qui était de comprendre « la réalité tout entière comme raison, et par conséquent la raison comme étant la réalité elle-même » [7]. Remettre en question la réalité (diégétique) du film revient donc en quelque sorte à remettre en question la raison de Max Renn, approche que plusieurs théoriciens et critiques ont privilégiée.

Deux possibilités de lecture

Il vient un moment dans Videodrome où la frontière entre les hallucinations de Max et les faits que l'on pourrait considérer comme objectifs devient floue, puis disparaît complètement. Le fait que l'on ne sache pas jusqu'à quel moment Max hallucine justifie l'interrogation inverse : à partir de quand hallucine-t-il ? Cette question amène deux possibilités de réponse, amorces de deux lectures différentes du film, mais menant chacune à un certain positionnement par rapport à la réalité.

1. Max hallucine tout depuis le début.

Certains éléments que William Beard fut le premier à relever donnent une crédibilité certaine à cette lecture. D'abord, la récurrence de certains objets de la chambre de Max dans d'autres lieux (tout d'abord son téléviseur, qu'il rencontre un peu partout [8], mais aussi son lit, ses cigarettes, une bouteille verte,...) qui laissent supposer que Max pourrait se trouver à tous moments en un seul endroit. Tous ces éléments se retrouvent réunis dans le bateau abandonné (sur la porte duquel est écrit « condamné ») où Max se suicide ; n'aurait-il pas pu être enfermé dans ce lieu à délirer le récit qui nous a été présenté ? Ensuite, Beard relève l'atmosphère onirique dans laquelle baigne le film en entier. Les premières paroles du film pourraient aisément être considérées comme révélatrices : un enregistrement vidéo servant de réveille-matin à Max sur lequel une femme dit : « No, I'm not a dream », « laissant entrevoir la possibilité qu'elle pourrait l'être, comme d'ailleurs l'ensemble du film » [9]. Max pourrait très bien ne pas s'éveiller et rêver le film en entier. Un autre élément pouvant aller en ce sens est la transformation que Cronenberg fait subir à Max (transformation que plusieurs ont lu comme une féminisation et un passage à la passivité, lecture que nous considérons comme étant résiduelle des analyses qui ont été faites d'un précédent film de Cronenberg, Rabid, dans lequel la transformation inverse était effectuée - bref, une lecture qui comporte un certain intérêt, mais qui s'épuise rapidement) : il en fait un magnétoscope dans lequel les autres personnages enfoncent des bandes vidéos. Max devient un générateur d'images (celles du film même ?), et donc, selon les théories du professeur O'Blivion, un générateur de réalité. La réflexion que cette première lecture avance par rapport à la réalité est celle que ce professeur avance en disant (bien qu'il le fasse avec ironie) qu'il n'y a pas de réel en dehors de notre perception de celui-ci [10]; la réalité découle de nos sens et est personnelle à chacun.

2. Les hallucinations de Max résultent de l'exposition au signal Videodrome (de la tumeur au cerveau que cette exposition lui a fait développer), elles commencent lors de la première nuit avec Nicki.

Plus intéressante pour notre approche est cette seconde lecture selon laquelle Max n'apparaît plus comme un paranoïaque délirant, mais plutôt comme la victime d'un système dont l'envergure lui échappe. Cette lecture est celle, linéaire, de la diégèse du film telle qu'elle est présentée au spectateur. Elle comporte elle aussi une réflexion sur la réalité, mais qui se fond cette fois en critique sociale. Encore, c'est le professeur O'Blivion qui formule la réflexion, ceci de façon plutôt mystérieuse :

« The television screen is the retina of the mind's eye. Therefore, the television screen is part of the physical structure of the brain. Therefore, whatever appears on the television screen emerges as raw experience for those who watch it. Therefore, television is reality, and reality is less than television ».

Ce que O'Blivion dépeint de façon abstraite, c'est le contrôle des masses par les médias. « Son idée principale est que les images de télévision sont tellement répandues et insidueuses qu'il est devenu impossible de les distinguer du réel et qu'en fait elles ont commencé à remplacer celui-ci » [11]. Donc, un questionnement du réel, mais cette fois du réel médiatique et de la validité de l'information - information qui tend, puisqu'acceptée massivement, à devenir réalité (du moins, réalité subjective). La Mission du rayon cathodique, dirigée par la fille de O'Blivion, est l'illustration de cette manipulation des masses : on offre quelques heures de télévision aux pauvres et aux itinérants afin de garder une mainmise sur eux. La réalité est devenue dépendante des médias et des forces dirigeante qui veulent contrôler le réel (cette critique sociale amorce l'idée d'utopie sur laquelle nous reviendrons dans la prochaine partie).

De ces deux lectures, le spectateur est invité à n'en choisir aucune, « le paradoxe du film réside en ce que nous ne devons pas choisir entre ces deux destinées de la fiction, mais les accepter toutes deux comme complémentaires » [12]. Comme la majorité des grandes oeuvres du cinéma postmoderne (Les trois couronnes du matelot de Ruiz, The Belly of an Architect de Greenaway,...), le film de Cronenberg pousse le spectateur (par la mise en abyme, la distanciation et en affichant la spectature et la représentation) à réfléchir sur l'œuvre en tant que création, se présentant comme un texte ouvert à de nombreuses approches et interprétations. La finale de Videodrome va dans ce sens, laissant le spectateur sans explication, celui-ci n'a d'autre choix que d'en réfléchir une (ou d'abandonner).

L'utopie

Tout d'abord, arrêtons-nous sur le mot lui-même. L'utopie, au sens où on l'entend ici, ne désigne pas strictement un projet irréalisable, cet usage courant du mot n'a, comme le souligne Alexandre Cioranescu, aucun intérêt pour la recherche ; nous nous situons davantage dans la vision de l'utopie de Thomas More (ou Morus), celle d'une île imaginaire. La définition sommaire que donne Raymond Ruyer de l'utopie servira de base à ce que nous développerons par la suite :

« Une utopie est la description d'un monde imaginaire, en dehors de notre espace ou de notre temps, ou en tout cas, de l'espace et du temps historiques et géographiques. C'est la description d'un monde constitué sur des principes différents de ceux qui sont à l'œuvre dans le monde réel. » [13]

La plupart des utopistes (voir les écrits de More, Fourier et Campanella, mais aussi de Platon ou Wells) tracent le portrait d'un lieu imaginaire idéal afin de le mettre en opposition face à leur société réelle ; il s'agit avant toute chose de critiques sociales visant une réforme.

Videodrome et l'utopie

Cronenberg utilise pour écrire Videodrome le genre du récit utopique (tel que l'a nommé Pierre-François Moreau dans son essai du même titre), mais en modifie sciemment la structure : au lieu de s'attarder à la description du lieu utopique, il laisse celui-ci dans une ambiguïté déconcertante et se concentre plutôt à démontrer les raisons qui poussent l'homme de cette fin de siècle vers ce lieu. En fait, l'expérience de Max Renn est à l'inverse de celle du voyageur de Thomas More, ce dernier arrive d'Utopia pour raconter ce qu'il y a vu, alors que Renn nous raconte ce qui le pousse à partir. De la même façon, les deux récits critiquent l'ici et idéalise le ailleurs. L'utilisation que fait Cronenberg du genre ne diffère pas de celle qu'en ont faite avant lui les grands utopistes, il présente l'utopie comme lieu imaginaire afin de proposer une critique de l'état nord américain actuel.

The New Flesh

Videodrome se termine avec le suicide de son personnage principal. Ce geste est présenté au spectateur collé d'une double signification contradictoire : il est, d'une part, une finalité et, d'autre part, un commencement.

Un commencement parce que la mort de Max conduit, diégétiquement, à une naissance, celle de la chair nouvelle (the New Flesh). Ce concept de New Flesh demeure très abstrait dans le film, on le devine comme une existence mi-cathodique, mi-psychique. C'est ce concept qui fait figure d'utopie dans le film de Cronenberg, équivalence postmoderne de l'île d'Utopia du récit de More et de toutes les utopies qui l'ont suivie. Bien que l'échappatoire de Renn nous paraît être davantage un état qu'un lieu, il comporte néanmoins une communauté puisque Max part y rejoindre Nicki et cet état/lieu s'accommode très bien de la définition que fait François Laplantine du lieu utopique: « société fermée, s'il en est et toujours construite en un lieu [...] qui sépare radicalement du reste du monde, du temps et de l'histoire » [14].

Le suicide de Max demeure néanmoins une fin et le spectateur ne peut éviter de le ressentir comme telle. D'abord parce que la mort (même si le contraire est suggéré dans le film) marque la fin de l'existence, ensuite parce qu'elle marque la fin du film. Le premier point s'efforçant de rappeler au spectateur ses propres convictions existentielles (plus souvent qu'autrement, instables et source d'angoisse) et le second se chargeant de les mettre à l'épreuve en ne présentant pas l'au-delà de Max (le spectateur qui attendait la concrétisation de la chair nouvelle se voit frustré : le coup de feu n'amenant que le vide de l'écran noir). Cette idée de finalité est d'une importance non négligeable en ce qui a trait à l'utopie. L'utopie est désir de perfection, « perfection atteinte une fois pour toute et à partir de laquelle il n'est guère possible de revenir en arrière ni, cela va sans dire, d'aller plus avant » [15]. La mort (et donc la fin) de Max comme illustration de cette perfection pourrait être perçue comme une vision très sombre et sans doute sarcastique de l'idée même d'utopie - c'est là un questionnement qui mérite d'être soulevé. Cette approche qui à la fois emprunte la démarche de l'utopie et s'en moque, Cioranescu l'a décrite comme étant l'utopie négative. La différence première que cette utopie négative comporte étant qu'elle ne montre que ce qui ne devrait pas être alors que les utopistes purs « offrent, à côté de la critique, toujours négative, l'ébauche ou la suggestion d'une solution positive » [16]. Aussi fantaisiste et abstrait soit-il, il est impossible de ne pas considérer le concept de New Flesh comme l'ébauche de solution qui est demandée. Reste à trancher à savoir si cette solution en est une positive ou non, ce qui risque de ne pas faire l'unanimité. Si on se fie à l'opinion du réalisateur et sur les différentes entrevues qu'il a données sur ce sujet, Videodrome se termine sur une note éminemment optimiste, Cronenberg allant jusqu'à déclarer que « Max est arrivé à la conclusion qu'il pouvait créer sa propre réalité à force de volonté. [...] Il n'a pas le même état d'esprit que la plupart des suicidés. Il parvient à se réincarner. » [17] Aussi, il ne faudrait pas conclure au négativisme de l'utopie cronenbergienne par son aspect lugubre et sombre, l'utopie (celle qui n'est pas négative) sachant aussi être radicale : elle vise « le salut et la regénération du monde par la fin du monde et l'avènement d'un Royaume » [18], ce qui est assez près du concept de New Flesh de Videodrome.

Modernité/postmodernité

Comme le souligne Cioranescu, le récit utopique moderne tend à se séparer en deux voies distinctes : « D'une part, l'utopie purement scientifique, qui a perdu son intérêt pour les problèmes sociaux, devient de la science-fiction ; et d'autre part, l'utopie purement sociale qui [...] se transforme en programme ou en manifeste politique » [19]. Cette séparation résulte en une dénaturation, un glissement hors du récit utopique à proprement parler. Seront considérés comme utopistes modernes les auteurs réussissant à concilier ces deux voies, tel H.G. Wells avec des oeuvres comme Les premiers hommes dans la lune et Une utopie moderne, ou encore L'île du docteur Moreau. « Le docteur Moreau, de Wells, avec ses hideuses expériences, va présider à ce développement de l'utopie biologique et cosmologique dans laquelle l'homme sera traité d'une manière en quelque sorte chirurgicale, et forcé vers la surhumanité » [20].

L'utopie cronenbergienne [21] est postmoderne en ce sens qu'elle s'inscrit en continuité directe des utopies de Wells tout en les dépassant (de biologique, l'utopie devient génétique et/ou métatechnologique) et qu'elle doit composer avec une réalité où l'éclatement des médias et l'interaction des disciplines sont maintenant advenus.

Critique sociale

The New Flesh est avant tout une opposition face à ce qui était et ce qui est, une réaction contre ce qui est, réaction qui sous-entend une évolution. « L'utopie est une critique de l'idéologie dominante dans la mesure où elle est une reconstruction de la société présente (contemporaine) par un déplacement et une projection de ses structures dans un discours de fiction » [22]. Videodrome reconstruit la société nord-américaine contemporaine à sa sortie (1983, bien que le film demeure encore aujourd'hui pertinent). Il en présente l'individualisme (d'ailleurs, même le film ne s'intéresse qu'à une seule personne : Max qui ne s'intéresse qu'à Max), la quête de pouvoir et l'écart entre les classes (les itinérants qui sont partout - dans la rue, à la Mission du rayon cathodique, à la lunetterie - vs. les gens chics de la soirée que donne la Spectacular Optical et les gens d'affaires que Max côtoie ; mis à part quelques employés, le juste milieu social qu'est la classe moyenne est évincé). Cronenberg utilise également la Spectacular Optical afin d'illustrer « les menaces néfastes que font peser sur l'humanité les différentes incarnations de l'alliance impie entre la science et les affaires » [23] et l'utilisation qu'il fait de la télévision démontre « une préoccupation envers le rôle conditionnant » [24] que joue celle-ci sur le peuple nord-américain. Le film va bien plus loin et ceci dans bien des directions ; entre autres, il dénonce cet écart que creuse l'Amérique du Nord entre elle et le reste du monde, écart tenant de l'opposition et d'un conflit possible sous-entendu. « North America is getting soft [...] and the rest of the world is getting tough... very, very tough » dit le technicien de Max - le signal Videodrome est en quelque sorte conçu comme moyen d'épuration de la population mondiale...

Comme solution aux maux sociaux, Cronenberg propose l'utopie qu'est le concept de New Flesh par lequel l'être humain abandonne le corps matériel pour passer directement à ce qu'il est en voie de devenir : strictement une image [25]. « Il faut souhaiter (dit le film) que la Chair nouvelle, peu importe ce qui la définit, puisse procurer la plénitude parce que la chair ancienne ne le peut certainement pas » [26].

 

Sébastian Sipat

 

1 - Max Milner, La fantasmagorie, Presses Universitaires de France, Paris, 1982, p.38

2 - Novalis Schriften, cité dans Max Milner, La fantasmagorie, Presses Universitaires de France, Paris, 1982, p.24

3 - Convexe fait référence à la forme d’une lentille.

4 - William Beard, « L’esprit viscéral », dans Collectif, Piers Handling et Pierre Véronneau (directeurs), L’horreur intérieure : les films de David Cronenberg, Éditions du Cerf, Paris, 1990, p.116

5 - Vicente Sánchez-Biosca, « Entre le corps évanescent et le corps supplicié : Videodrome et les fantaisies postmodernes », dans Cinémas, Vol.7, # 1-2, automne 1996, p.82

6 - Deux temps qui sont, dans Videodrome, à la base de l’illustration de cette contradiction qu’impose l’horrifique sur le regard : ne pas vouloir voir, mais ne pas pouvoir s’en empêcher.

7 - François Chatelet, Hegel, Éditions du Seuil, 1968, p.171

8 - Objet que Beard oublie étrangement de mentionner.

9 - William Beard, « L’esprit viscéral », dans Collectif, Piers Handling et Pierre Véronneau (directeurs), L’horreur intérieure : les films de David Cronenberg, Éditions du Cerf, Paris, 1990, p.134

10 - Ses mots exacts ont été cités plus haut.

11 - William Beard, « L’esprit viscéral », dans Collectif, Piers Handling et Pierre Véronneau (directeurs), L’horreur intérieure : les films de David Cronenberg, Éditions du Cerf, Paris, 1990, p.113

12 - Vicente Sánchez-Biosca, « Entre le corps évanescent et le corps supplicié : Videodrome et les fantaisies postmodernes », dans Cinémas, Vol.7, # 1-2, automne 1996, p.86

13 - Raymond Ruyer, L’utopie et les utopies, Presses Universitaires de France, Paris, 1950, p.3

14 - François Laplantine, Les trois voix de l’imaginaire, Éditions Universitaires, Paris, 1974, p.189

15 - Ibid, p.181 (je souligne)

16 - Alexandre Cioranescu, L’avenir du passé : Utopie et Littérature, Éditions Gallimard, 1972, p.224

17 - David Cronenberg, cité dans Collectif, Piers Handling et Pierre Véronneau (directeurs), L’horreur intérieure : les films de David Cronenberg, Éditions du Cerf, Paris, 1990, p.36

18 - François Laplantine, Les trois voix de l’imaginaire, Éditions Universitaires, Paris, 1974, p.15 (je souligne)

19 - Alexandre Cioranescu, L’avenir du passé : Utopie et Littérature, Éditions Gallimard, 1972, p.198

20 - Raymond Ruyer, L’utopie et les utopies, Presses Universitaires de France, Paris, 1950, p.263

21 - Videodrome n’étant pas le seul film du cinéaste à proposer une utopie : Naked Lunch offre la cité d’Annexie (qui demeure aussi vague que le New Flesh) en opposition à la société de l’Interzone ; Shivers propose un retour presque animal à la libération des instincts en opposition au cauchemar climatisé nord-américain.

22 - Louis Marin, Utopiques : jeux d’espaces, Éditions de Minuit, 1973, p.249

23 - Geoff Pevere, « Cronenberg s’attaque à la vidéologie dominante », dans Collectif, Piers Handling et Pierre Véronneau (directeurs), L’horreur intérieure : les films de David Cronenberg, Éditions du Cerf, Paris, 1990, p.221

24 - Ibid, p.225

25 - Au sujet de la disparition du corps dans la postmodernité (illustrée à travers Videodrome) voir l’article « Entre le corps évanescent et le corps supplicié : Videodrome et les fantaisies postmodernes » de Vicente Sánchez-Biosca dans Cinémas, vol.7, # 1-2.

26 - William Beard, « L’esprit viscéral », dans Collectif, Piers Handling et Pierre Véronneau (directeurs), L’horreur intérieure : les films de David Cronenberg, Éditions du Cerf, Paris, 1990, p.130

 

 

BIBLIOGRAPHIE

CHATELET, François, Hegel, Éditions du Seuil, 1968

CIORANESCU, Alexandre, L'avenir du passé : Utopie et Littérature, Éditions Gallimard, 1972

LAPLANTINE, François, Les trois voix de l'imaginaire, Éditions Universitaires, Paris, 1974

MARIN, Louis, Utopiques : jeux d'espaces, Éditions de Minuit, 1973

MILNER, Max, La fantasmagorie, Presses Universitaires de France, Paris, 1982

RUYER, Raymond, L'utopie et les utopies, Presses Universitaires de France, Paris, 1950

SANCHEZ-BIOSCA, Vicente, « Entre le corps évanescent et le corps supplicié : Videodrome et les fantaisies postmodernes », dans Cinémas, Vol.7, # 1-2, automne 1996

COLLECTIF, Piers Handling et Pierre Véronneau (directeurs), L'horreur intérieure : les films de David Cronenberg, Éditions du Cerf, Paris, 1990